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Louis Deschizeaux ou la tentation
du Parti unique

Jean-Louis Laubry

(Les notes ont été placées dans le cadre en bas de page, il vous suffit de faire descendre l'ascenseur au fur et à mesure pour avoir accès aux notes en relation avec les appels de note du texte principal.)

« L’histoire savante n’a que peu de répercussions sur la mémoire. L’historien est un don Quichotte qui se bat éternellement contre des moulins que la mémoire truquée ou tronquée fait tourner devant lui. »
François Cochet à propos d’Oublier nos crimes – L’amnésie nationale : une spécificité fran-çaise ?, ouvrage collectif sous la direction de Dimitri Nicolaïdis, Paris, Autrement, 1994.

***

« Mes souvenirs sont très fidèles sur la période juin - juillet 1940. Beaucoup de choses ont été dites et même écrites, qui sont loin de correspondre à la réalité des événements .»
Louis Deschizeaux dans une lettre à Michel Jouanneau, février 1973.

Pendant l’été 1940, le Gouvernement du Maréchal Pétain installé à Vichy met en place le nouvel « État français » . La République est bien morte, emportée en quelques semaines par la succession rapide des événements : une extraordinaire défaite militaire sur le sol français, l’arrivée au pouvoir du vainqueur de Verdun et le vote du 10 juillet où l’écrasante majorité des représentants du peuple confie les pleins pouvoirs à Philippe Pétain pour rédiger une nouvelle constitution. Parmi eux, tous les parlementaires de l’Indre sans exception : les sénateurs radicaux-socialistes Paul Bénazet et Fernand Gautier mais aussi les députés élus en 1936 sous l’étiquette du Front Populaire, François Chasseigne, Albert Chichery, Louis Deschizeaux, Max Hymans et Vincent Rotinat.
Louis Deschizeaux (1897-1987) est en 1940 un homme en pleine force de l’âge qui peut légitimement ambitionner un destin politique national. Durant les années 1930, il a magnifiquement réussi son implantation locale et régionale dans le département de l’Indre. Outre la municipalité castelroussine conquise aisément en 1935, il a été élu et réélu député du premier arrondissement de l’Indre en 1932 et en 1936. Depuis 1934, il siège également au conseil général de l’Indre où il représente le canton d’Ardentes. Sur le plan politique, il défend tout d’abord les couleurs de la S.F.I.O. (parti socialiste) en 1932. En 1936, il appartient à la majorité parlementaire du Front Populaire avec l’étiquette U.S.R. (Union Socialiste Républicaine). Il est donc classé à gauche sur l’échiquier politique français. Cependant, à la veille du second conflit mondial, il participe pleinement aux débats idéologiques qui secouent le monde politique hexagonal, transcendent les partis traditionnels et révèlent la grave crise d’identité nationale qui saisit alors le pays (voir l’ouvrage majeur de Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Le Seuil, 1990, p. 56 à 107).
Sur des questions aussi cruciales que la paix ou la guerre, les notions de droite et de gauche perdent peu à peu leur validité : dans l’immédiat avant-guerre, aux yeux des contemporains comme des historiens disparaissent les points de repères solides fondés sur les distinctions politiques classiques. Le choc de 1940 ne fait qu’achever le processus de désintégration du paysage politique français.
Louis Deschizeaux choisit les premiers jours de septembre 1940 pour s’adresser à ses électeurs. Après de longues semaines de silence, sans doute le député-maire de Châteauroux ressent-il le besoin d’expliquer à ces concitoyens la signification de ses choix politiques du début de l’été. Il rédige trois articles où il présente sans ambages « la France nouvelle » à laquelle il aspire désormais. « Dialogue avec le Maréchal (I) », « D’abord du travail (II) » et enfin « L’œuvre de reconstruction (III) » paraissent respectivement les 8, 13 et 15 septembre 1940 dans Le Département d’Ernest Gaubert qui était alors le seul quotidien de l’Indre et dont le tirage atteignait 30.000. exemplaires en 1940 (renseignements provenant des Archives Nationales F 41 103-104).

La France Nouvelle.
Dialogue avec le Maréchal (I)

Récemment le Maréchal Pétain recevait quelques Maires qui avaient exprimé le désir d’entretenir le Chef de l’État des problèmes de l’administration communale et des besoins de leurs populations. Ils étaient trois réunis par le hasard d’une rencontre : le maire de Nice, le maire d’Albi et le maire de Châteauroux. M. Marquet, ministre de l’Intérieur et maire de Bordeaux les accompagnait (1).
La réception du Maréchal fut une surprise. Rien de semblable à ce protocole de l’Elysée qui rendait autrefois le Président de la République plus inaccessible qu’un empereur.
Le Maréchal, allant au-devant de ses visiteurs les reçut dans son jardin du Pavillon Sévigné
(2). Il se tenait debout au milieu d’eux dans une attitude simple et familière.
Dans ses propos, il se montra bienveillant, exprimant avec bonté et humilité le désir de connaître dans les moindres détails et de comprendre les difficultés du peuple qu’il gouverne.

Au maire de Nice, il parla de « sa belle ville » . À un autre (3), qui avait, dans l’autre guerre, servi à Verdun, il parla de la grande bataille et de la 38e division qui reprit Douaumont en octobre 1916.
Tandis qu’il parlait les visiteurs pensaient avec émotion au formidable labeur de cet homme, qui par devoir et par patriotisme avait quitté sa retraite pour servir encore son pays.

Craignant de l’importuner ils voulaient abréger l’entretien et s’éloigner. Mais le Maréchal, droit comme un chêne (4), debout en plein soleil, retint encore longtemps ses visiteurs, esquissant pour eux les traits de la France nouvelle ébauchant le futur statut des communes de France.
Il fallut enfin prendre congé. En nous éloignant, nous avions une commune pensée : dans son malheur, la France avait beaucoup de chance de retrouver Pétain.
Le peuple français doit comprendre l’immense service que lui a rendu le Maréchal, en exigeant, à Bordeaux, que le Gouvernement demeure sur le territoire et qu’il soit mis fin à une guerre devenue désormais impossible
(5).
Il doit essayer de mesurer les difficultés considérables que pose le gouvernement d’un pays vaincu, aux trois quarts occupé et coupé en deux. Le peuple français doit mesurer l’immense responsabilité de cet homme, qui, arrivé à l’hiver de sa vie avec tous les honneurs, n’a pas craint de reprendre le labeur le plus rude et le plus décevant. Il doit songer à tout ce qu’il faut d’abnégation, de courage tranquille, de calme et de lucidité pour résister au découragement, pour déjouer les intrigues, pour apaiser les passions.
Nous nous plaignons. Sans doute la situation de beaucoup de Français est dramatique. Mais que serait-elle si le Maréchal n’était pas là ? Que chaque Français réfléchisse.
Dans le moment présent, l’unité de la France, l’ordre intérieur de la France, nos raisons de vivre et d’espérer sont entre les mains du Chef de l’État Français, le Maréchal Pétain
(6).
Les Allemands estiment les hommes de devoir et ils savent s’incliner devant le courage.
Pour traiter avec eux faisons confiance au Maréchal Pétain.

Louis Deschizeaux

D’abord du travail (II)
Les démobilisés s’inquiètent. Les usines, les ateliers restent fermés. Les chômeurs voient avec inquiétude leur petit pécule disparaître.
La première condition pour que l’ordre soit maintenu, pour que les Français reprennent courage, est de leur donner du travail.

Le Département réclamait récemment des travaux d’utilité publique. Les grands travaux n’ont pas toujours eu bonne presse. Beaucoup représentaient des dépenses inutiles. Mais aujourd’hui, ils sont nécessaires non seulement parce qu’ils fourniront du travail aux démobilisés et aux chômeurs, mais aussi parce que, physiquement et moralement, ils doivent permettre de « refaire » la France, grâce à nos efforts et à notre énergie (7). Nous venons de subir le plus grand désastre de notre histoire. Qu’il nous aide au moins à comprendre nos erreurs passées, à secouer nos vieilles routines, à nous corriger de nos terribles défauts !
Tandis qu’à notre porte, un monde nouveau surgissait, nous hésitions à changer de place un pavé !
C’est ainsi que la France, qui est pourtant le pays le plus sain et le plus riche du monde, a laissé la tuberculose et l’alcoolisme exercer ses ravages. Dans l’Indre, le nombre des malades envoyés dans les sanas et les asiles de fous augmentait chaque année dans d’incroyables proportions.

Cependant, pour quelques jardins, pour une piscine, pour un stade, l’encre et les discours coulaient à flot ! Et lorsqu’il y a moins de deux mois un arrêté municipal interdisait à Châteauroux la vente de l’alcool, cent lettres de protestations étaient adressées au maire au nom de la liberté (8) !
Ici, à Châteauroux, nous sommes résolus à poursuivre le travail commencé il y a cinq ans (9). Les Allemands nous ont montré ce qu’on peut faire sans argent – car la seule richesse est dans l’intelligence et le travail.
Le 9 août, nous avons adressé au Préfet de l’Indre, pour qu’il soit transmis d’urgence au Gouvernement, le programme des travaux d’intérêt public immédiatement exécutable. Les études sont achevées. Les dossiers sont prêts depuis longtemps (10).
(11)
Nous achèverons le Centre Social (les travaux ont repris). Non pas seulement pour disposer d’une salle de réunion où nous donnerons des spectacles (musique, séances de cinéma avec films de voyage et documentaires, théâtre – du bon théâtre), mais aussi des bains-douches et une piscine (est-ce que la natation ne devrait pas être obligatoire pour tous les jeunes, filles et garçons ?) et où, été comme hiver, la culture physique pourra se poursuivre (12). En cinq ans, la population de Châteauroux a augmenté de près de 10 000 habitants. Il faut tâcher de maintenir le gain et de l’améliorer encore (13).

Louis Deschizeaux

L’œuvre de reconstruction (III)

La France vient de subir la défaite mili- taire la plus totale de son histoire. Les trois cinquièmes de son territoire sont occupés. Nous avons assisté à l’effondrement de tout un régime et de ses prétendues élites. Tout est aujourd’hui remis en question. Il n’est pas un Français, pas une famille qui soient sûrs aujourd’hui de l’avenir. Les réfugiés n’ont pas encore tous pu rejoindre leur foyer et encore moins entreprendre de le reconstruire s’il a été détruit ; les prisonniers ne sont pas revenus et attendent des secours ; les démobilisés, le coeur plein d’amertume, se demandent comment ils vont reprendre leur tâche ou refaire leur vie ; le chômage sévit ; les jeunes surtout se trouvent devant un immense inconnu.
Notre malheureux pays, qui, certes, ne méritait pas un pareil destin, a eu la chance dans sa détresse d’avoir pu remettre le commandement à un homme, le Maréchal Pétain, vers qui va l’universel respect, au dedans comme au dehors. L’Assemblée Nationale en abdiquant entre les mains du plus digne et en liquidant également une fausse démocratie parlementaire, a rendu possible sans violence inutile, la reconstruction.
Cependant, cette reconstruction sera une œuvre longue et difficile. elle exigera beaucoup d’efforts, beaucoup de discipline, beaucoup de dévouement. Ce n’est pas seulement d’une remise en place qu’il s’agit, c’est d’une véritable et profonde Révolution Nationale (14).
De quoi s’agit-il en effet ? Il ne s’agit pas seulement de donner à la France une nouvelle Constitution politique – qui, d’ailleurs, ne saurait être rédigée d’un coup, et devra bien plutôt consacrer une expérience (15). Il s’agit de transformer la structure de notre pays, de lui rendre une âme, afin de sauvegarder son avenir et de lui restituer ses chances historiques.
Au dedans le régime d’ordre et d’autorité, devra être fondé sur la justice,
la prédominance étant donnée au travail, à l’intelligence, au rendement social, et les forces d’argent le plus souvent d’origine étrangère ou à caractère international seront exlues de la vie publique et durement ramenées à la discipline de l’intérêt collectif. Cela implique une conception neuve de l’État, qui en fasse l’arbitre de tous les intérêts, le garant de tous les contrats, le mainteneur de la Cité, et dont le service soit le premier devoir de tout citoyen, à plus forte raison de ceux dont la vocation sera de veiller aux intérêts du public.
Une organisation syndicale corporative de la vie économique et professionnelle s’impose. Elle mettra fin à toutes les anarchies, aussi bien celle des groupements que celle des individus, celle de la production que celle des prix. Bref, un ordre dans lequel n’aient accès ni le profit sans travail, ni le travail sans profit, et qui soit celui d’une communauté vraiment nationale et fraternelle, où chacun, se dévouant à la collectivité, bénéficie en retour, de l’appui de tous, pour lui et pour les siens. Car l’individu ne doit plus être séparé ni de la famille ni de la profession (16).
Au dehors, il s’agit de faire une politique exclusivement française, qui ne soit plus à la remorque d’aucune alliance fallacieuse (17), et vise uniquement à l’intérêt national. Nous avons à faire la moins mauvaise paix possible, la moins coûteuse possible. On ne conçoit pas une Europe digne de ce nom sans que la France y trouve sa place et sans que le génie français y apporte son sens de l’universel et de l’humain. C’est pourquoi il faut souhaiter entre les nations une coopération où nous aurons une part plus grande que nous ferons la preuve de notre capacité administrative, de nos facultés d’organisation, de la valeur de nos techniques, et que nous saurons prendre, au moment voulu, ces initiatives les plus hardies (18).
Cette politique de reconstruction hardie est celle que commandent les événements. Elle seule peut atténuer les conséquences effroyables de la guerre et des fautes commises. Mais encore une fois, elle exigera de la part de tous les Français, enfin réconciliés, beaucoup d’efforts, beaucoup de discipline, beaucoup d’amitié et de dévouement.
Louis Deschizeaux

*****


En ce début du mois de septembre 1940, Louis Deschizeaux souhaite ainsi apparaître comme un fervent admirateur du Maréchal et un partisan résolu de la Révolution Nationale. Lui, l’élu du Front Populaire, le socialiste modéré certes mais socialiste tout de même, applaudit à la mise en place d’un régime d’ordre et d’autorité. En effet, les premières mesures prises par le Maréchal étaient sans ambiguité.
Dès le 11 juillet, muni des pleins pouvoirs, Philippe Pétain déclarait assumer les fonctions de chef de l’État français (acte constitutionnel n°1). Il s’attribuait à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif (acte constitutionnel n°2). Dans les jours qui suivaient et jusqu’à la mi-août, les naturalisations intervenues en France après 1927 étaient remises en cause par une procédure de révision ; l’administration était épurée et débarrassée des éléments jugés indésirables : les agents de l’État d’origine étrangère, les fonctionnaires favorables aux idées communistes et le personnel qui s’était trop engagé en faveur du Front Populaire ; le Gouvernement de Vichy déclarait la franc-maçonnerie hors la loi et mettait en place une Cour suprême de Justice pour juger les responsables politiques de la défaite. Enfin, une loi du 3 septembre 1940, parue au Journal Officiel dès le lendemain, permettait à chaque préfet d’interner par un simple arrêté les « individus dangereux pour la défense nationale et la sécurité publique » sans qu’aucun recours ne soit prévu dans la législation. La « démocratie parlementaire » avait bel et bien disparu et les libertés individuelles cédaient la place à l’arbitraire administratif.
Aveuglement et erreur d’appréciation de la part du député-maire de Châteauroux à l’image d’une France désemparée et déboussolée ? Ralliement sincère à la personne du Maréchal et à l’idée d’un pouvoir fort et autoritaire rendu nécessaire par des circonstances exceptionnelles ? Prise de position opportuniste d’un politicien pour le moins soucieux de maintenir les positions acquises et désireux de faire partie des équipes nouvelles qui s’agitent autour du nouveau pouvoir vichyssois ? N’est-il pas vain de vouloir répondre à ces questions à moins d’avoir vécu dans l’esprit de Louis Deschizeaux durant ces quelques mois ? De surcroît, le Castelroussin d’adoption s’est assez peu exprimé sur cette période et il n’a pas rédigé de mémoires. Il ne semble pas non plus avoir laissé de papiers personnels dignes d’intérêt pour la recherche historique (19). Toutefois, la rareté des archives disponibles n’interdit pas toute tentative pour renouer quelques fils et reconstituer une partie de l’itinéraire de l’homme public durant les années noires.

Juin 1940 à Châteauroux :
les heures les plus poignantes, les plus douloureuses
de ma carrière 

Il serait inutile d’essayer de comprendre cette sombre période sans en revenir à la situation psychologique et morale du pays en 1940. C’est un euphémisme que d’affirmer que le choc de la défaite avait été rude pour tous les Français : le pays s’était effondré en quelques semaines dans des conditions effroyables. En juin, l’Indre avait vu déferler des millions de personnes en voiture, à bicyclette, à pied, fuyant dans un désordre indescriptible l’avance de l’armée allemande. Outre l’exode des réfugiés, les Berrichons assistaient également à la « débâcle » de l’armée française sous les bombardements meutriers des aviations allemande et italienne (sur Châteauroux, Issoudun, Argenton-sur-Creuse, Le Blanc, Levroux, Saint-Gaultier et Aigurande). Contrairement à certains élus, Louis Deschizeaux choisit délibérément de demeurer parmi les Castelroussins : « J’étais au seul endroit où je devais être : à ma Mairie. Je pensais et je pense encore que le premier devoir d’un Maire lorsque s’approche l’armée ennemie est de demeurer au milieu de la population qu’il doit aider et protéger, exactement comme le devoir d’un marin est de demeurer jusqu’au bout à son bord. J’ai vécu, à ce moment-là, les heures les plus poignantes, les plus douloureuses de ma carrière (20). »
En effet, vers le 10 juin, alors qu’il est « Président du Comité technique de l’Information » auprès du ministre de l’Information Frossard (21) dans le gouvernement Reynaud, Louis Deschizeaux quitte Paris et rejoint le chef-lieu du département de l’Indre. Il organise avec des moyens limités l’accueil des dizaines de milliers de réfugiés qui traversent la ville. « À Châteauroux, on avait organisé des centres de couchage au dancing du Lido, à la salle des ventes. Un grand centre d’accueil était ouvert Place Voltaire. Mais le problème essentiel était celui du ravitaillement en pain (22). »
« Dans la ville, les rues étaient encombrées. Pensez qu’il y avait environ 150 000 personnes dans Châteauroux et une garnison d’environ 6 000 soldats. Le mardi [sans doute le 19 juin], je me rends à la mairie et je dis à tous les employés de partir. Je voulais rester seul pour accueillir les Allemands. Je parlais un peu l’allemand et je voulais éviter tout incident. J’avais demandé à une réfugiée de Strasbourg, Mlle Hubsch, de demeurer à ma disposition pour servir d’interprète. Le ministre de l’Intérieur, Charles Pomaret, avait décidé que toutes les villes de plus de 20 000 habitants devaient être déclarées villes ouvertes (23). À Châteauroux, je n’avais plus aucun contact. J’étais seul, le Préfet était parti (24).»
« L’aviation italienne bombardait la ville. […] L’anarchie était totale. […] Devant la mairie avaient été déposés, dans des bâches, des débris humains [sans doute des victimes du bombardement du 19 juin 1940]. Les soldats qui traversaient la ville jetaient leurs armes dans les caniveaux. Je décidai de m’installer à la préfecture . […] Le général Frère, qui se battait sur le Cher, m’avait envoyé un officier d’ordonnance pour me dire qu’il entendait se battre dans Châteauroux. La population avait disposé des draps blancs sur les toits (25).»
Effectivement, les villes ont été déclarées ouvertes sans qu’aient été consultés les chefs militaires auxquels il est demandé par ailleurs de poursuivre le combat. Le général Frère, commandant la VIIe armée, a laissé un témoignage très précieux sur la retraite de l’armée française dans l’Indre. Les propos du responsable militaire diffèrent quelque peu de ceux de l’élu politique castelroussin.
Le 17 juin, l’officier supérieur a installé son P.C. à La Chapelle Orthemale (au nord de Châteauroux, près de Buzançais). Les troupes françaises se replient alors sur le Cher et tentent de s’accrocher sur cette ligne en tenant les ponts. Aubert Frère note sur son journal personnel pour la soirée du 18 juin :
« Communiqué radiodiffusé du ministre de l’Intérieur […] annonçant que les villes de plus de 20 000 habitants seraient considérées comme villes ouvertes, et, par conséquent, ne seraient pas défendues.
20 000 habitants… alors Châteauroux
(26) ? »
Le lendemain, alors que son supérieur a protesté « énergiquement » contre cette décision ministérielle, le général Frère doit intervenir localement :
« On m’apprend que le maire de Châteauroux, M. Deschizeaux, fait placer des drapeaux blancs aux différentes entrées de la ville. Pour bien être certain qu’elle ne sera pas défendue, il fait désarmer les hommes qui la traversent. Je préviens immédiatement Fougère qui fait arracher les drapeaux blancs et exige que les troupes circulent en armes dans la ville. »
« Vous allez nous faire fusiller » (aurait) dit Deschizeaux à un officier. « Monsieur le Maire, lui (aurait) répondu celui-ci, tant qu’à être fusillé, mieux vaut l’être par les Allemands que par les Français, ce sera plus glorieux (27).»
L’attitude du député-maire de Châteauroux, pour surprenante qu’elle paraisse, correspond à l’état d’esprit des Castelroussins demeurés dans leur ville. Depuis le 17 juin et la demande d’armistice du Maréchal Pétain, se battre n’a plus de sens pour une partie de l’opinion publique et continuer le combat alors que l’armée allemande est toute proche dresse la population civile contre les militaires. Pour preuve, « l’incident notable » relaté par le préfet de l’Indre qui souligne « l’émotion considérable qu’avait causée la décision du général Maratuech (sic) chargé de défendre la ville de Châteauroux, ville déclarée libre par le gouvernement et qui avait mis le maire en demeure d’enlever certains drapeaux blancs répartis dans la cité, après avis, cependant, de l’État-major de l’Armée du secteur. Le calme revint après mes exhortations aux gens réunis à la mairie et au personnel féminin des Postes (28) » . L’incompréhension entre civils et militaires semble avoir perduré jusqu’en juillet où le préfet note encore « le manque de psychologie dont fait trop souvent preuve l’Autorité Militaire. Son attitude énerve l’opinion ».
Le 20 juin, la situation militaire se dégrade : la Wehrmacht est parvenue à franchir le Cher et pénètre dans le nord du département. La VIIe armée est appelée à se replier sur la rivière Indre et son P.C. est alors transféré à Lignac (au sud du Blanc). Le général Frère reçoit à nouveau la visite du général Fougère :
« Il s’agit de Châteauroux (naturellement !) où on désarmait hier les soldats français et où on prépare aujourd’hui, le cantonnement pour un état-major allemand. […] Le préfet de l’Indre téléphone pour demander des renseignements sur la situation et pour appeler mon attention sur l’obligation de conserver à Châteauroux le caractère de “ville ouverte” . Je lui fais téléphoner la réponse suivante : “Le Général a donné les instructions nécessaires pour que la défense de Châteauroux ne soit organisée ni aux lisières, ni à l’intérieur de la ville. Il profite de cette communication pour vous signaler le fait suivant : un habitant des environs de Châteauroux (M. Balsan) (29), aurait reçu de la préfecture des instructions pour recevoir dans sa propriété un État-Major allemand. Le Général vous prie de lui faire connaître : 1) si le fait est exact 2) dans l’affirmative, comment les autorités civiles ont pu être avisées de l’arrivée à Châteauroux d’un état-major allemand. Cette question l’intéresse, au premier chef. ” Le Préfet hésite… Ce n’est pas lui - bien sûr ! - qui a donné l’ordre. Personne d’ailleurs n’a été avisé à Châteauroux de l’arrivée prochaine d’un état-major allemand. C’est le maire, M. Deschizeaux, qui a pris des “dispositions prévisionnelles”. »
Aubert Frère termine la relation de cet épisode par une réflexion personnelle :
« Châteauroux, Chabris… Nous sommes bien bas… Au temps de Jeanne Hachette, on prenait les armes et on montait la garde aux remparts. Sauver l’honneur de nos armes… »
Le 22 juin au matin, le préfet de l’Indre signale que les Allemands sont à Issoudun. « (Le même jour, dans la soirée), l’ennemi faisait son entrée dans Châteauroux. Les effectifs étaient peu nombreux. Un officier, rendu à la mairie, signifiait au maire l’occupation de la ville et la garnison, bien que désarmée, était emmenée prisonnière (30).» Louis Deschizeaux a lui-même raconté la scène :
« Mon huissier […] entre dans mon bureau et me dit : “ Le chef de la Kommandantur veut vous voir. ” J’avais mis toutes mes décorations et mon écharpe de maire. L’officier allemand entre. Les présentations se font par l’intermédiaire de Mlle Hubsch. L’Allemand est le Hauptmann Stadelmeyer. Il me dit “ Châteauroux ist besetzt (31) ” . »
À aucun moment, dans ses écrits, le maire de Châteauroux ne mentionne la présence du préfet Gonzalve (32). Au contraire, il affirme avoir « pendant toute la durée de la (première) occupation (de la ville), assuré la charge des rapports avec les autorités allemandes (33) ». Face à un préfet qui prend son premier poste à un moment tragique dans un département qu’il ne connaît pas, le député de l’Indre semble avoir imposé sa pleine et entière autorité. Quant à la « population civile qui (lui) était confiée », Louis Deschizeaux est catégorique :
« Je puis vous dire que l’armée allemande, en entrant dans notre ville, n’a pas eu le spectacle de la panique et du désordre mais celui du calme et de la discipline (34). »
Le député-maire ne se montre pas plus précis sur le comportement de ses administrés. Mme Lévinthal, âgée de 15 ans à l’époque, s’était réfugiée à Châteauroux chez la famille Parpais avec sa mère Lucienne Doulcet (35). Elle se souvient avoir vu André Parpais et sa mère rivés à la fenêtre et émus aux larmes devant le spectacle des soldats de la Wehrmacht pénétrant dans la ville. Le préfet Gonzalve signale cependant une autre attitude chez certains Castelroussins, conduite qu’il généralise sans doute un peu hâtivement :
« J’ai à déplorer l’attitude de la population qui, lors de l’arrivée des Allemands et durant l’occupation, n’a pas été aussi digne que je l’espérais. Beaucoup trop d’habitants n’ont pas hésité à faire la haie pour assister à leur entrée et les ouvrières cigarières repliées de Strasbourg notamment, n’ont pas craint de témoigner d’une satisfaction un peu trop vive (36). »

Le vote des pleins pouvoirs :
En juillet 1940, les choses n’étaient pas nettes pour
un Français
(37)
Dans une longue lettre adressée le 12 avril 1945 au général de Gaulle alors chef du Gouvernement Provisoire de la République Française, Louis Deschizeaux revient longuement sur son vote lors de la séance de l’Assemblée Nationale tenue le 10 juillet 1940 à Vichy. Sa brillante explication tient en trois points :
• Il invoque tout d’abord les circonstances exceptionnelles nées de la défaite :
« Le 10 juillet, venu directement de Châteauroux à Vichy sans être passé par Bordeaux, […] il m’apparaissait, comme à beaucoup d’autres, qu’on allait demander surtout à l’Assemblée Nationale de voter les pouvoirs au Maréchal Pétain parce que la France, après le drame le plus douloureux de son histoire, se trouvait dans un état de grande détresse physique et morale et que cet état réclamait pour tous ceux qui ne pouvaient continuer la lutte au-delà des frontières, une période de répit [souligné par l’auteur]. De notre édifice politique ancien, il ne restait que des décombres. Il fallait que la France se ressaisît. J’ai cru que ce répit allait permettre, au dedans de la Métropole et dans l’Empire, la résurrection de la Patrie. J’ai donc voté “ oui ” parce qu’en mon âme et conscience je pensais que c’était l’intérêt de la France. »
• Il rejette la responsabilité (individuelle ou collective) de l’acceptation de l’armistice :
« On a dit que le vote de l’Assemblée Nationale comportait implicitement ratification de l’armistice. C’est inexact. Cependant, […] le 10 juillet, dénoncer l’armistice consistait en fait à livrer à l’armée allemande sans aucune possibilité de combat la totalité du territoire métropolitain et quelques millions de plus de prisonniers. »
• Enfin, il plaide la bonne foi face à la trahison de Pétain :
« J’ai voté “ oui ” parce que le texte qui nous était soumis ne donnait aucun pouvoir au Gouvernement de conclure la paix. […] Il ne prévoyait qu’une réforme constitutionnelle en donnant tous pouvoirs “ au Gouvernement de la République ” de promulguer une nouvelle Constitution qui devait être “ ratifiée par la Nation ”. Il ne comportait donc aucun abandon, ni formel ni tacite, de la forme républicaine de l’État. […] La vérité est que l’Assemblée Nationale a fait confiance à un Chef militaire dont tout le monde vantait alors le patriotisme et le sens de l’honneur. L’Assemblée Nationale a été trompée. »
« De toutes manières, le 10 juillet, personne ne pouvait prévoir le coup d’État des actes constitutionnels du 13 juillet, l’entrevue de Montoire, la politique de collaboration, la “ relève ”. » Cette dernière phrase au caractère lapidaire laisse clairement sous-entendre que Louis Deschizeaux a rapidement pris conscience de la nature réelle du régime de Vichy : il condamne le « coup d’État de juillet 1940 » et la « politique de collaboration » engagée offi-ciellement en octobre de la même année. Trente ans après les faits, le député-maire de Châteauroux s’est à nouveau exprimé sur son séjour dans la station thermale :
« Le 10 juillet 1940, je suis arrivé à Vichy. Le matin, j’ai rencontré dans la rue Edouard Herriot et lui ai demandé son conseil sur ce qu’il fallait faire. Il m’a répondu qu’il fallait voter pour le nouveau projet de constitution. […] Je suis resté 15 jours à Vichy (38). »
Il est indispensable de comparer ces affirmations avec divers documents conservés dans les archives et datés de 1940, 1941 ou 1942. Tout d’abord se pose la question de la durée du séjour du député-maire de Châteauroux dans la capitale thermale. Dans ses « carnets de guerre » rédigés au jour le jour et saisi par la police française à la Libération, Marcel Déat relate sa rencontre avec Louis Deschizeaux vers « onze heures » du soir le dimanche 7 juillet (39). Pierre Nicolle arrivé à Vichy quelques jours avant le vote du 10 juillet croise « dans le parc […] à plusieurs reprises un petit groupe, toujours le même, se hâtant vers quelque lieu de réunion » formé de Déat et de ses « disciples » parmi lesquels Deschizeaux et Chasseigne (40). Mais le castelroussin d’adoption est sans doute arrivé plus tôt dans la ville thermale. En effet, il figure parmi les co-auteurs de la fameuse « Déclaration Bergery ». Dès le 4 juillet et dans les jours qui suivent se réunit au Queen’s Hôtel (où loge justement Louis Deschizeaux durant son séjour vichyssois), un groupe de « jeunes » députés partisans de la « révision », soucieux de « poser dans toute son ampleur le problème des responsabilités et de l’élimination des vieilles équipes » et désireux d’assurer « l’avenir de la France dans le nouveau cadre européen ». Sans préciser formellement si ces hommes sont présents à ces discussions, Déat cite Bergery, Château, Cayrel, Rives, Spinasse, Tixier-Vignancour, Brille, Frot et Chasseigne.
Gaston Bergery est chargé le 6 juillet de rédiger « la déclaration prévue » pendant que Déat « racole pour l’après-midi le Comité de liaison élargi » (Louis Deschizeaux appartenait au noyau fondateur du Comité de liaison en 1939, voir pages suivantes). Le même jour, « à 15 heures », Bergery lit son texte devant le petit groupe de députés. Le soir, « après dîner » , Château et Vallat l’aident à mettre au propre la « déclaration ». Toutes les personnes présentes à la lecture de l’après-midi du 6 juillet sont considérées comme les auteurs du texte : 20 noms apparaissent dont celui de Deschizeaux. Le lendemain 7 juillet, la« lecture » est « faite au Petit Casino pour tous (les députés) qui se devinent d’accord » et les « signatures » sont recueillies : au total, 77 qui ajoutent leurs noms à la suite de ceux des 20 auteurs (41). Ces hommes viennent de la gauche comme de la droite. Comme le note Philippe Burrin, « les cadres des vieux partis avaient bel et bien sauté (42) ».
Mais quelles affirmations renferme la « Déclaration Bergery » ? Nous en citerons de longs passages en considérant les idées mises en avant par ce texte comme étant celles de Louis Deschizeaux en ces premiers jours du mois de juillet 1940.
Un constat : « La France vient de connaître un des désastres militaires les plus complets de son histoire. »
Une analyse : la défaite est due à la défaillance de certains hommes ; elle révèle également la faillite d’un régime. Un « pouvoir fort » est donc appelé à rechercher officiellement les « responsabilités » parmi les membres du « Parlement », des « grandes administrations » et de « l’armée ». Doivent également être remis en cause les « vieux partis », la division du pays en une droite et une gauche où l’État et la Nation étaient piétinés alternativement par le capitalisme et le communisme internationalistes. « D’un côté et de l’autre de la barrière politique factice, les Français se sont battus avec des mots et ont été également trahis. » Les institutions de la IIIe République ont favorisé les « maquignonnages électoraux et gouvernementaux » ainsi que « l’instabilité du pouvoir » et ont donné finalement naissance à une « caricature de la démocratie et de la liberté ». Cette critique radicale touche également la politique extérieure incohérente menée par le pays depuis 1919. À l’inverse de « l’irréalisme constant de la diplomatie française » qui n’a jamais choisi entre une politique de fermeté et une politique de conciliation, « la diplomatie tota-litaire » a fait preuve « d’un pragmatisme […] recherchant un but déterminé et proportionnant ses actes [à ses] moyens militairs et diplomatiques ». En 1939, « une minorité faible et courageuse » emmenée par Laval et Bergery n’a pu empêcher une guerre dont elle connaissait l’issue et que le gouvernement Daladier a décidée « à la remorque de l’Angleterre ».
« Sur les ruines, […] il faut aujourd’hui reconstruire de fond en comble » donc opérer une « révolution » . Des problèmes pratiques sont à résoudre d’urgence : « l’approvisionnement en denrées essentielles », « le maintien d’un ordre (intérieur) strict » et « la défense des droits de la France en face de nos ennemis et de nos amis d’hier ( sic) ». Or, le « succès de ces tâches pratiques dépend essentiellement de l’attitude de l’Allemagne. […] Au lendemain de la déroute militaire, deux politiques extérieures étaient à nouveau concevables : la politique Reynaud – De Gaulle – de repli sur l’Angleterre, […] l’autre politique, celle du Maréchal Pétain, impliquant, par un dosage de collaboration avec les puissances latines et l’Allemagne elle-même, l’établissement d’un nouvel ordre continental ». Les auteurs se déclarent « partisans de la seconde » solution (43). Face au Reich qui « cherchera, soit la collaboration à la nouvelle Europe, soit l’écrasement définitif et durable de la France […], nous pensons que, dans l’esprit du vainqueur, telle ou telle tendance l’emportera selon qu’il trouvera devant lui, en France, des hommes qui veuillent et puissent tenter l’œuvre de réconciliation et de collaboration ».
« La politique extérieure que nous venons d’esquisser entraîne et même commande une politique intérieure. » Or, « ce changement nécessaire [de régime], seul le chef actuel du Gouvernement [le Maréchal Pétain], entouré du respect et de l’affection de tout un peuple, peut l’effectuer dans l’ordre. […] On nous demande de lui donner pleins pouvoirs pour promulguer une constitution nouvelle. […] Nous nous déclarons d’accord ». Premièrement, « l’ordre nouveau doit être un ordre autoritaire : nous allons perdre quelques apparences de liberté, nous demandons au chef du gouvernement d’en sauver la substance. Deuxièmement, l’ordre nouveau doit être national : un ordre européen sain ne peut se fonder que sur des ordres nationaux sains. Troisièment enfin, l’ordre nouveau doit être social ». Les auteurs rejettent « l’égalitarisme » et veulent supprimer « la lutte des classes » en établissant une « hiérarchie du travail fondée sur l’efficience ». La « France nouvelle » ne peut échapper à « la course vers une forme nationale du socialisme [qui] est universelle […]. Telle est, selon nous, la voie vers l’avenir français […]. Que les hommes dépassés par les événements prennent leur retraite : des millions de jeunes hommes sont à pied d’oeuvre et prêts à se donner. C’est avec eux que nous reconstruirons une France neuve dans une Europe digne de ce nom ». Quiconque connaît même superficiellement la période de l’Occupation appréciera l’importance politique de « ces directives à la fois nationales et sociales » auxquelles souscrit pleinement M. Deschizeaux (44).
Toutefois, les historiens s’accordent pour affirmer qu’en ce mois de juillet, « l’ensemble du pays tenait pour acquises deux données stratégiques : la guerre était finie et l’Allemagne l’avait gagnée (45) ». Marqués psychologiquement et moralement par les scènes vécues quelques jours plus tôt, épuisés physiquement et émotionnellement, les parlementaires redoutaient les troubles et le chaos si les hostilités continuaient. L’exemple de la Commune n’était pas alors si lointain. Pétain n’apparaissait-il pas comme la meilleure garantie face à l’anarchie et au désordre ? À l’inverse, des « bobards » circulent « sur les préparatifs dictatoriaux de Weygand ». « Cela incite les hommes de gauche à voter pour Pétain, rempart du pouvoir civil » . Le 10 juillet, « les députés et les sénateurs (font) hara-kiri ». Marcel Déat décrit « des hésitants, des timides, des combinards, des intelligents, mais aussi des gens résolus à tout (46) ». Anatole de Monzie observe « des pénitents » qui ont « consenti tous abandons de pouvoir et tous sacrifices de liberté dans la conviction que l’ordre nouveau assurerait l’ordre (47) ».

Louis Deschizeaux, membre du « comité des singes »
(11 juillet - fin août 1940)
Dans les jours qui suivent le fameux vote du 10 juillet, Louis Deschizeaux reste à Vichy et fréquente le même groupe de personnes. Le lundi 8, il « racont[ait] avec brio les mésaventures de Châteauroux » à Déat, Cayrel et Château (48). Le 17 juillet, il figure parmi les 23 sénateurs et 87 députés encore présents et séjourne toujours au Queen’s Hôtel (49). Victor Barthélémy, qui arrive à Vichy le 20 juillet, est étonné par l’atmosphère qui règne alors dans la ville thermale :
« Hommes politiques, députés et sénateurs en grand nombre, beaucoup n’ayant pas encore regagné leurs départements, écrivains connus, journalistes, hommes d’affaires, femmes élégantes se congratulaient, papotaient, les rires fusaient, les plaisanteries aussi. […] La classe dirigeante du pays semblait vivre d’une (sic) sorte de frénésie extraordinaire. […] Cette impression devait se confirmer au cours des jours et des semaines qui suivirent, ne se modifiant seulement que vers la fin du mois d’août (50). »
Pour quelles raisons ces hommes résident-ils dans la station thermale ? Interrogé par Claude Pennetier à propos de son séjour dans la capitale de l’État Français, Louis Deschizeaux déclarait :
« À Vichy, certains hommes politiques se tiennent tout de suite à l’écart. D’autres, dans cette période trouble où chacun se cherche, forment de petits groupes et organisent des réunions ou plutôt des conciliabules secrets. Les parlementaires, plus ou moins manipulés par Laval, vont jusqu’à envisager la création d’un parti unique comme il en existe déjà en Allemagne avec Hitler, en Italie avec Mussolini, en Espagne avec Franco. Il arrive à Deschizeaux de participer à ces conciliabules et d’écouter. Mais, un mois plus tard, il quitte définitivement Vichy (51). »
Le projet de « parti unique » semble avoir germé dans l’esprit de Marcel Déat qui le mentionne pour la première fois dans son carnet de notes à la date du 5 juillet. L’idée était dans l’air ; le même jour, dans une réunion des députés au Petit Casino, Chasseigne avait déclaré qu’il fallait « liquider les anciens partis », s’attirant l’approbation de Laval qui répondit : « Désormais, il n’y aura qu’un seul parti, celui de tous les Français, un parti national qui fournira les cadres de l’activité nationale (52). » Le dimanche 7 juillet, Déat en parle à Laval qui est « tout à fait d’accord sur l’urgence et l’importance de l’entre-
prise ». Le lendemain, il « rédige rapide-
ment un mémoire assez net pour Laval sur la conception et l’organisation du parti unique ». De même a-t-il des « conversations multiples sur le parti » avec le petit groupe de députés co-auteurs de la « Déclaration Bergery » (53). Le mardi 9, « Laval est enchanté du papier sur le parti ». Aussi, le 10 juillet, lors d’une interruption de séance, le député d’Angoulême « convoque en douce une vingtaine de types pour (le lendemain) matin à la salle à manger du Queen’s » mais « bientôt des malins l’apprennent et se glissent dans l’entreprise » (54). Les informations qui précèdent laissent à penser que Louis Deschizeaux est l’une des premières personnes prévenues par Déat. L’hypothèse est confirmée par le témoignage d’Henri du Moulin de Labarthète. Ce dernier affirme que « l’offensive dite du Parti unique […] était dirigée par Déat et les signataires d’un manifeste dû à la plume de Bergery et qui fut lu, le 9 juillet, à l’Assemblée Nationale ». Parmi les signataires du manifeste Bergery, « cinq ou six : Brille, Château, Deschizeaux, Temple, Cayrel, menaient le jeu. Marcel Déat prit, très vite, leur tête ». Selon le directeur du Cabinet Civil du Maréchal Pétain, « l’essai de constitution d’un Parti unique » qui serait « composé de parlementaires hostiles à la guerre » figure parmi les « menaces de l’humeur totalitaire »(55).
Le « comité pour la constitution du parti unique » siège pour la première fois le jeudi 11 juillet. 25 personnes sont présentes dans la salle à manger du Queen’s. Jusqu’au début du mois de septembre, des réunions ont lieu presque tous les jours, la plupart du temps le matin vers 11 heures. Durant toutes ces semaines, chacun de leur côté et pour des raisons différentes, Laval et Pétain maintiennent Déat et ses compagnons dans l’attente d’une dissolution officielle de tous les partis et de la création imminente d’une formation unique. Participent régulièrement aux travaux du « comité », des hommes de diverses origines politiques : Déat nommé officieusement « se-crétaire général du parti » par Laval, Bergery, Vallat, Rives, Brille, Château, Rauzy, Chichery, Lafaye, Cayrel, Dommange, Tixier-Vignancour, Scapini, Montigny, Saurin, Spinasse, Rives et Deschizeaux. Dans cette coalition soudée « par le double ciment du pacifisme et de l’anti-communisme », Jean-Paul Cointet distingue trois groupes : « les conservateurs enragés » , les « fascistes » et les « marginaux de gauche » (56). La présence du castelroussin d’adoption est attestée les 23 et 24 juillet, les 1er, 5, 6, 7, 13, 17, 18, 28 août et enfin les 3, 10, 11 et 12 septembre (57). Sans doute le député-maire de Châteauroux est-il revenu à une ou plusieurs reprises dans sa ville entre le début du mois de juillet et la mi-septembre 1940 mais il réside à Vichy au moins pendant deux mois et demi.
Les premiers contacts incitent à l’optimisme. Le 16 juillet, Laval demande à Déat et ses amis « d’établir une liste de parlementaires et de non parlementaires sur laquelle il choisira lui-même les membres de la commission d’organisation ». « Après une discussion assez laborieuse », la liste est confectionnée mais avec « beaucoup de difficultés (pour) trouver des non-parlementaires en nombre suffisant ». C’est Déat lui-même qui « tape la liste au Queen’s et la porte à Laval » qui, le lendemain, « accepte toute la liste ». Le 17, Déat pense à « établir la liste du bureau » et à « chercher un local ». Bergery rédige à deux reprises un « projet de lettre au Maréchal » mais le groupe discute plusieurs passages, preuve de l’existence de réels débats en son sein. Le message final est transmis le 20 juillet au Maréchal Pétain, au ministre de l’Intérieur Marquet ainsi qu’au général Weygand. Le Chef de l’État Français accepte alors de recevoir une délégation de cinq membres du comité et il charge Déat de rédiger un rapport sur « l’organisation » et « les buts pratiques » du futur parti. Le lendemain 24 juillet, le « comité » se répartit « le travail par section » alors que Montigny est chargé de trouver un local. « Deschizeaux travaille la question propagande avec un zèle dont on espère qu’il durera ». Pendant ce temps, Marcel Déat rédige son rapport qu’il présente deux jours après et qui est « unanimement approuvé » par les membres d’un « comité » élargi.
En effet, l’un des objectifs du comité dans cette seconde moitié du mois de juillet était d’amener les principaux partis non représentés à participer à ses réunions en désignant leurs représentants : ainsi, Devaux et Vallin pour le P.S.F. (58), Barthélémy pour le P.P.F. (59), et enfin, Albert Chichery, député de l’Indre et vice-président du parti radical-socialiste. Un local est enfin trouvé au 11, rue de l’Intendance : une permanence est installée dans « deux grandes pièces claires » à partir du lundi 29 juillet mais les moyens demeurent dérisoires. Victor Barthélémy a laissé une description des réunions du comité de constitution du parti unique :
« Tout au long du mois d’août […], je fus l’un des plus assidus aux séances dites de “ travail ” qui avaient lieu tous les jours à 11 heures. Dans une vaste pièce assez neutre, et autour d’une longue table recouverte d’un tapis, […] prenaient place au fur et à mesure de leur arrivée les membres du comité dont la composition demeura pour moi toujours mystérieuse. Le comité ne disposant pas du moindre embryon organisé de secrétariat, tout se passait à la bonne franquette et de la manière la plus fantaisiste. »
Parmi ceux qui « arrivaient […], selon leur humeur ou les hasards de leur soirée », Barthélémy cite « Chichery, ministre du Ravitaillement dans le dernier ministère Daladier » et « Deschizeaux, député-maire de Châteauroux ». « Le travail du comité avait pour base un rapport rédigé par Déat et présenté au Maréchal le 27 juillet (60). »
Le « rapport sur la constitution d’un parti national unique » a en effet été approuvé par le « comité des singes » baptisé ainsi par Doriot parce qu’ « ils veulent singer le N.S.D.A.P », c’est-à-dire le parti nazi (61). Le texte rédigé par le secrétaire Déat pour le comité d’organisation comprend trois parties : « Pourquoi un parti national unique », « doctrine et programme » (avec « une note spéciale sur les réformes sociales » ), et enfin « structure et organisation ». Se référant explicitement à « la Déclaration annexée au procès-verbal de l’Assemblée Nationale », c’est-à-dire à la « Déclaration Bergery », le rapport de Déat affirme la volonté de « faire de la France une communauté nationale […] dont le monde paysan sera l’armature essentielle, où la famille redeviendra la cellule sociale par excellence ». De même faut-il dégager « notre pays d’alliances néfastes » et « lui ménager sa juste place dans l’Europe de demain ». Parmi les « objectifs » du « Parti » à atteindre « au fur et à mesure de la re-construction » : le jugement des responsables de la défaite, l’amnistie pour les pacifistes injustement condamnés durant la drôle de guerre à l’exception bien sûr des « propagandistes du bolchevisme », la dissolution de la franc-maçonnerie, l’exclusion des « israélites » de certaines fonctions d’État et professions, la révision de la politique des naturalisations et l’expulsion des « indésirables », l’établissement du contrôle de l’État sur une presse organisée en corporation, la réorganisation de l’économie avec des corporations groupant patrons et ouvriers (la grève étant interdite et l’arbitrage obligatoire sous l’égide de l’État), l’adoption d’une politique de retour à la terre, la création de « groupements » de jeunesse « encadrant l’enfant depuis son plus jeune âge » sous l’autorité du futur Parti, enfin des réformes de l’enseignement, de l’administration et de la constitution pour la création d’un « ordre nouveau ». Ce programme s’apparente à plus d’un titre à celui de la « Révolution Nationale », c’est-à-dire à la politique intérieure mise en oeuvre par le Maréchal.
Concernant le Parti, il est :
« Unique par définition […], tous les autres groupements fusionnent en lui et toute nouvelle organisation est interdite, toute propagande extérieure au Parti aussitôt empêchée. Un tel Parti national ne peut retomber lui-même dans les erreurs démocratiques du passé. Sa structure doit être hiérarchique. […] Des chefs responsables sont désignés par province, par département, par arrondissement, par canton, par commune. […] Le Parti accueillera tous les Français de bonne volonté, sans distinction d’origine. Les Juifs ne seront pas admis (sic). Non plus que les Français de fraîche date (sic). […] Un serment pourra être envisagé. Le Parti s’appuiera […] sur les Anciens Combattants […] [et] comptera […] sur la jeunesse. Des insignes et des uniformes simples seront prévus. »
L’influence des modèles fascistes sur les membres appartenant à ce « comité » est patente et Louis Deschizeaux n’échappe pas à cette tentation. Victor Barthélémy se souvient d’une séance de travail originale au sein du comité :
« Une matinée, on examina, avec beaucoup d’attention, les projets d’uniforme du parti, que Deschizeaux avait apportés, sous forme de dessins exécutés par un dessinateur de mode. Bien entendu, après cette discussion, aucun accord n’était intervenu sur la question de savoir si l’on porterait le pantalon droit ou la culotte de cheval avec des bottes, sur la couleur de la chemise, ou la forme du couvre-chef (62). »
Le 1er août, le Maréchal reçoit à nouveau une petite délégation du comité : il se déclare « entièrement d’accord avec le rapport, encore qu’il soit un peu trop matérialiste », et annonce soudainement qu’il prévoit « une inspection complète des départements » par des « missi dominici » qui en parcoureraient « chacun trois ou quatre dans la zone non occupée ». Déat note : « Nous tombons des nues. […] Il est impossible de savoir comment il conçoit le parti, s’il le conçoit, s’il en admet l’idée. » Du Moulin de Labarthète, chef du Cabinet Civil du Maréchal Pétain, a revendiqué après la guerre la paternité de l’idée des « missi dominici », celle-ci constituant un bon moyen d’éloigner de Vichy et de disperser pendant un temps les membres d’un comité devenu gênant. Une liste d’une dizaine de parlementaires doit donc être fournie au Chef de l’État français. Le lundi 5 août au matin, tous les membres du comité se rendent au 11 rue de l’Intendance. « Une longue discussion se développe » pendant deux heures et demi, en présence, bien sûr, de Louis Deschizeaux. Il est convenu d’utiliser les « missions » pour « développer [l’] organisation » du Parti. Les « missi dominici possibles » se portent volontaires ; ce sont tous des parlementaires. Chichery en fait partie mais Deschizeaux a refusé. Une lettre rédigée par Bergery et Déat accompagne la liste. Retrouvé par l’historien Philippe Burrin, daté du 4 août et destiné au Maréchal, ce message est signé par 14 membres du comité parmi lesquels figurent Louis Deschizeaux et plus de la moitié des co-auteurs de la Déclaration Bergery. Le groupe reconnaît qu’il vaut mieux « retarder le lancement officiel du parti » et réaffirme que « la renaissance des partis équivaudrait à la renaissance de la démocratie parlementaire dont ils sont inséparables, c’est-à-dire à la division et à la perte de la nation » (63). Dans les jours qui suivent, les séances de travail du comité se poursuivent. Sont débattus « l’organisation administrative du Parti, le travail doctrinal des commissions, spécialement du côté syndical et enfin une série d’interventions directes près du gouvernement et de l’opinion ». « Un travail de prospection des équipes départementales » est mis en route car le comité espère que les « missi pourront sans ruser utiliser leur mission pour repérer les cadres et lancer le parti ».
Parfois, de vives discussions ont lieu ; ainsi entre Déat et Deschizeaux car ce dernier met en cause L’Oeuvredans lequel écrit Déat sans doute parce que ce quotidien parisien n’hésite pas à émettre des critiques à l’encontre du gouvernement de Vichy : « Deschizeaux recommencera tout à l’heure la séance sur L’Oeuvre, en annonçant son départ définitif pour Châteauroux, ce dont je ne crois pas un mot. » Le député de l’Indre demeure à Vichy et continue à assister aux réunions, convaincu, comme Marcel Déat, de la « nécessité du lancement de [leur] mouvement de la révolution nationale ». Il semble même que Louis Deschizeaux ait changé d’avis et ait désiré être nommé « missi dominici ». Le 16 août, alors que les chargés de mission reçoivent les papiers officiels, Déat écrit :
« Il paraît que Deschizeaux a fait une scène épouvantable parce qu’il n’est pas repêché […]. C’est parfaitement grotesque. [Le lendemain], Deschizeaux s’agite comme un fou pour obtenir une mission. Tout cela est de plus haut comique (64). »
En effet, Bergery « a commencé à expliquer ce que c’est que la révolution nationale » au Maréchal Pétain. Les quelques membres du comité restés sur place espèrent un remaniement ministériel, Bergery ayant écrit « le texte de l’allocution éventuelle du Maréchal à la radio en cas de remaniement (65) ». Cependant le remaniement est reporté, et, avec la loi du 29 août 1940 qui crée la Légion Française des Combattants, les derniers espoirs s’évanouissent. « L’assiduité aux réunions des membres du comité [devient] de plus en plus fantaisiste. » La tentative manquée d’édification d’un parti unique laissera des regrets chez certains participants :
« Et pourtant, cette tentative du mois d’août 1940 était porteuse de grands espoirs. Tout d’abord à cause de la qualité incontestable des hommes qui en faisaient partie du fait qu’ils venaient des quatre coins de l’horizon politique d’avant-guerre. Je puis témoigner, pour avoir travaillé quelques semaines à leurs côtés, que ces hommes étaient animés d’une grande bonne volonté. Ce n’est pas du bout des lèvres qu’un Chichery ou un Paul Rives abjuraient leurs croyances radicales ou S.F.I.O. de la veille (66). »

Les talents du publiciste
au service de la
propogande vichyste

Les derniers débats du comité se déroulent au début du mois de septembre : le 3, Deschizeaux prend un café avec Déat et n’hésite pas à lui donner des « conseils littéraires et politiques ». Le mardi 10 septembre, Deschizeaux, Camboulives et Chichery conversent encore avec Déat des problèmes « au point de vue municipal ». Les jours suivants, le député-maire de Châteauroux rencontre à nouveau l’ex-professeur de philosphie mais il est désormais « conseiller technique à la propagande » et « paraît tout re-monté ». En effet, tout comme le Maréchal, Laval avait entrepris de démobiliser des membres du « comité » en les débauchant : le 20 juillet, deux auteurs de la motion Bergery, Jean Montigny et Jean-Louis Tixier-Vignancour, étaient respectivement devenus secrétaire général et secrétaire général adjoint à l’Information. Le premier était chargé de l’Information, de la Presse et de la Censure, le second de la Radio et du Cinéma. Prisonniers de leur position officielle, les deux parlementaires ne peuvent plus réellement appuyer le projet de création d’un parti unique. Alors qu’il devient évident que l’entreprise a du plomb dans l’aile, Louis Deschizeaux réussit le 17 août à remettre en mains propres une « note sur la propagande » à Henri du Moulin de Labarthète. Le directeur du cabinet civil du chef de l’État semble avoir apprécié ce texte de trois pages puisqu’il en parle à Pierre Laval et qu’il convoque Tixier-Vignancour, Montigny et Deschizeaux dans son bureau.
La « note » rédigée par le député de l’Indre est extrêmement intéressante et démontre ses talents de propagandiste. Les qualités qu’il avait si bien su exploiter aux cours de ses différentes campagnes électorales castelroussines dans les années trente, Louis Deschizeaux les met tout entières au service du Maréchal et de la Révolution Nationale : en effet, « le rôle [de la propagande] est de créer ou de fortifier un courant d’opinion et de développer une mystique dans le peuple autour d’une doctrine politique », or, « le Maréchal Pétain a lancé des mots d’ordre : PATRIE – TRAVAIL – FAMILLE. Ces mots d’ordre résument la Révolution Nationale qui est en voie de s’accomplir ». Il est donc nécessaire « d’établir, avec la collaboration de techniciens, un plan logique et coordonné de la propagande française exposant les thèmes principaux de la Révolution Nationale et les moyens d’action pratique ».
Louis Deschizeaux propose :
« Un programme d’action immédiate qui comprend trois têtes de chapitres :
1°) le Chef de l’État ;
2°) le Gouvernement ;
3°) la Révolution Nationale
. »
Le publiciste conseille ainsi la mise en œuvre de trois campagnes de propagande distinctes et parallèles. Concernant le Maréchal :
« Autour de sa personne s’est créée une magnifique légende et qui est une légende vraie. Pourquoi ne pas évoquer davantage cette grande figure si populaire. Mais il s’agit dans un pays qui a été en proie au doute, qui a été indifférent à toute valeur morale et qui a perdu le respect de ceux qui le gouvernaient, de maintenir une mystique, d’affirmer une raison de fierté française, de créer enfin, une volonté de discipline et de devoir autour d’un chef respecté. »
En professionnel averti, Deschizeaux a parfaitement compris ce que le Chef de l’État représentait pour les Français et l’importance à donner à la propagande maréchaliste. Il propose de :
« Publier, dans la grande presse et sous forme de brochures, le récit des gestes de la vie du Maréchal, gestes d’autrefois et actes d’aujourd’hui, mettant surtout en lumière les traits d’humanité et de bonté. Il s’agirait d’articles vivants, plaçant le Maréchal aussi près que possible du grand public, sans barrières conventionnelles. La rédaction de ces articles, bien entendu contrôlés et supervisés, serait confiée à des journalistes écrivant pour sa clientèle propre dans sa manière personnelle. Enfin, se superposant à cette littérature, viendrait toute “ l’imagerie ” proprement dite, la forme la plus touchante de la popularité, la photo, le cinéma avec tous les beaux documents de la vie d’hier et ceux de la vie d’aujourd’hui. »
À propos du Gouvernement, il insiste sur l’urgence de redresser sa mauvaise image due en grande partie, selon lui, à la campagne menée par la presse parisenne :
« On a laissé passer sur Vichy et on laisse encore publier beaucoup d’articles peu flatteurs et de notes péjoratives : frivolités et plaisir de la ville d’eau, appétits et intrigues des politiciens, présence de personnages suspects dans les couloirs des ministères, etc. Il faudrait réhabiliter Vichy. Il faudrait d’abord interdire ce genre d’articles qui, sous prétexte de pittoresque ou avec l’intention de servir le gouvernement du Maréchal, entretiennent un mauvais “ climat ”. Ordre devrait être donné de ne parler de Vichy que d’une façon sérieuse et favorable. Il faudrait ensuite montrer certains aspects réconfortants de la vie de Vichy : le travail difficile des administrations […], l’effort de redressement et de rassemblement des hommes de bonne volonté… »
Enfin, distincte de celle du gouvernement :
« Une propagande bien comprise sur l’idée de révolution nationale exige un plan d’ensemble, soigneusement étudié . [Or, cette] propogande [ne peut être que celle du] rassemblement pour la Révolution Nationale confiée à une direction centrale puissante, aux hommes qui, dans les provinces, connaissent le pays. Une méthode souple et progressive est la plus indiquée. »
À cette date, Louis Deschizeaux défend donc encore l’idée d’une structure politique nouvelle, celle que tente d’ébaucher le comité pour la constitution du parti unique. Ne rappelle-t-il pas en conclusion de son rapport que les « trois formes de propogande » qu’il propose correspondent à « celle du Pavillon Sévigné, celle du Parc et celle de la rue de l’Intendance ».
En outre, il dénonce les carences de la politique gouvernementale en matière de mobilisation des esprits :
« Le rôle de la propagande à laquelle il faut assigner des buts et fournir des moyens d’expression efficaces, c’est-à-dire rapides, répétés et massifs […], n’est pas rempli, parce que la fonction n’est pas tenue. Il n’y a pas de plan. Il n’y a pas de coordination. Il n’y a pas d’étude technique, de moyens d’expression de la pensée politique. »
Or, les propagandes « devraient pratiquement être “ pensées ”, coordonnées, orchestrées, et réalisées d’une façon homogène et simultanée avec ce concours de quelques techniciens désireux de mettre leur travail, leur expérience et leur volonté d’agir au service du Bien Public ». Sans doute le maire de Châteauroux pense-t-il à lui-même quand il écrit ces lignes. « Il va sans dire que la propagande, telle que nous venons de la définir, serait en prise directe avec les services de M. Jean Montigny et M. Tixier-Vignancour, chargés de l’Information par M. le Président Laval (67). »
En effet, quelques jours plus tard, le principal quotidien de l’Indre annonce la « nomination de Louis Deschizeaux comme adjoint de Jean Montigny, directeur du service d’Information de Pierre Laval, vice-président du Conseil. Le maire de Châteauroux est spécialement chargé de la propagande » (68). Pierre Laval n’était sans doute pas mécontent de s’attacher à nouveau les services d’un membre du « comité ».
Ainsi les propos tenus par Louis Deschizeaux dans les articles parus en septembre dans Le Département constituent la suite logique et cohérente des positions prises par le député-maire de Châteauroux durant l’été 1940. Surtout, les trois textes apparaissent explicitement comme un banc d’essai de la politique de communication à trois volets préconisée par le « chargé de la propogande ». En effet, le premier article « Dialogue avec le Maréchal » ne cherche-t-il pas à créer « la mystique du Maréchal » c’est-à-dire à « développer, autour du Maréchal, une affection solide qui servira de base à une politique humaine et constructive» ? « D’abord du travail » correspond à « l’action défensive autour du gouverne-ment » en mettant « l’accent sur les réalisations pratiques » du nouveau régime car « le public est peu sensible aux discussions d’idées pures et aux concepts purement abstraits ».
Enfin, « L’œuvre de reconstruction » n’est-elle la présentation du programme du « régime d’ordre et d’autorité » qui vise à « transformer la structure de notre pays », à savoir opérer « une véritable et profonde Révolution Nationale » (69). Toutefois, si l’attitude et les propos tenus par le maire de Châteauroux de juillet à septembre 1940 sont sans équivoque, il serait dangereux et sans doute erroné de conclure à un ralliement soudain et inattendue, qu’il soit ou non le fruit d’une révolution idéologique brutale.
Même si une étude beaucoup plus exhaustive serait nécessaire, quelques éléments du parcours de Louis Deschizeaux durant les années qui précèdent l’Occupation aident à comprendre son comportement durant l’ « année terrible » (70).


Les choix de 1940 à
la lumière des années 30
En effet, le député de l’Indre peut être classé durant la décennie qui précède le second conflit mondial dans le groupe d’hommes politiques que Jean-Paul Cointet nomme les « marginaux de gauche » et que Philippe Burrin qualifie d’ « hommes de gauche à l’étroit » (71). Il s’agit d’individus et de formations qui prétendent se situer ailleurs à l’écart des formations politiques classiques et dont le nombre et l’activité se renforcent jusqu’à 1940.

Louis Deschizeaux dans
l’avant-guerre (1) :
du socialisme au néo-socialisme

L’excellente notice biographique rédigée par Claude Pennetier (72) indique que le futur maire de Châteauroux avait adhéré à la section socialiste S.F.I.O. de Courbevoie (Seine) en 1921 à l’âge de 24 ans. S’agissait-il de son premier engagement politique ? Un livre paru dans l’Indre au moment du Front Populaire affirme que, « dans sa prime jeunesse, il a converti à l’Action Française plusieurs camarades du Quartier Latin » et que « depuis, [il] a négligé ce prosélytisme pour des besognes plus lucratives (sic) » (73). Malheureusement cette information n’a pas pu être vérifiée et le ton pamphlétaire de l’ouvrage en question ne permet pas de s’y référer sérieurement. De 1924 à 1932, M. Deschizeaux s’abstient de toutes activités politiques en raison des responsabilités professionnelles qu’il exerce au sein des services de publicité des usines Renault mais, au début de l’année 1932, il remet à jour sa carte à la 16e section S.F.I.O. de Paris. Alors qu’il est strictement inconnu dans le département, il se présente comme candidat socialiste dans la circonscription de Châteauroux aux élections législatives. Contre toute-attente, le parachutage est un succès : « bon orateur, de belle taille », « le beau Louis » comme il était parfois surnommé par les militants locaux, est élu au second tour avec 53% des voix face au député sortant Joseph Patureau-Mirand, républicain de gauche (droite modérée).
Les deux parlementaires S.F.I.O. de l’Indre, Deschizeaux et Hymans, appartiennent au premier parti de France (2 millions de voix et 131 élus) même si les députés radicaux-socialistes sont au nombre de 157. La question de la participation au pouvoir se trouve donc posée mais elle divise le parti socialiste. La majorité des militants demeure hostile à une entente gouvernementale avec le Parti radical. Or, à la fin de mai 1933, Louis Deschizeaux vote le budget et les crédits militaires ainsi que la plupart des membres du groupe socialiste de la Chambre. En juillet, le congrès de Paris révèle l’ampleur de la crise : les discours de Montagnon, Marquet et Déat secouent les caciques du parti de Jaurès avec un « mot d’ordre trop facilement interprétable à contresens et dont [leurs] adversaires s’emparèrent aussitôt : Ordre, autorité, nation ! En effet, le socialisme, c’était l’ordre, en opposition avec le désordre capitaliste et l’anarchie de la crise. Le socialisme devait apparaître comme une restauration de l’autorité, c’est-à-dire de la souveraineté de l’État, d’un État devenu capable de faire entrer dans les faits la volonté exprimée par le suffrage universel. De même, enfin, le socialisme […] était capable de prendre en charge la nation puiqu’il prétendait traduire les aspirations populaires » (74). Ami de Marcel Déat, Louis Deschizeaux partage sa conviction d’une adaptation nécessaire du socialisme qui tire les enseignements du succès des régimes facistes. Le « néo-socialisme » entendait renoncer à la lutte des classes et s’efforcer de réunir les classes moyennes et le prolétariat sous les auspices d’un État fort et national.
En novembre 1933, sept députés sont exclus de la S.F.I.O. pour avoir publiquement protesté contre les décisions du parti et voté la confiance au gouvernement. Il s’agit des citoyens Cayrel, Déat, Lafont, Marquet, Montagnon, Renaudel et Deschizeaux (75). Dans les jours qui suivent, une trentaine de députés et de sénateurs (dont Hymans) rompent avec la S.F.I.O. : c’est la scission des « néos » qui se regroupent et forment le Parti socialiste de France (PSdF) à la fin de 1933. En 1941 et 1942, Deschizeaux expliquait qu’il s’était séparé « des socialistes sur la question des crédits militaires » (76) et qu’il avait toujours voté ces derniers en tant que « socialiste national ». Membre fondateur du PSdF, il n’en reste pas moins un député de gauche qui réagit aux événements du 6 février 1934.
Dans l’Indre, Louis Deschizeaux assiste sans prendre la parole au meeting antifasciste du 11 février 1934 à Châteauroux et participe ensuite aux réunions du Comité départemental de vigilance contre le fascisme formé à l’initiative de l’Union départementale des Syndicats C.G.T. Représentant le parti des « néos » avec Max Hymans, il se retrouve aux côtés de délégués de la C.G.T., de la C.G.T.U., du P.C.F. mais aussi de la S.F.I.O. L’instituteur syndicaliste Georges Thomas précise que « les réunions de ce Comité furent parfois le théâtre de très longues et vives discussions, surtout entre les délégués socialistes et Deschizeaux. Une certaine nuit, vers trois heures du matin, dans une des salles de la Bourse du Travail qui se trouvait alors rue Rabelais sur l’emplacement qu’occupe actuellement une aile du Centre Social, Deschizeaux quitte son veston pour en venir aux mains avec Delmas qui l’avait âprement critiqué. Hymans dut intervenir pour empêcher un pugilat. Il réussit à calmer Deschizeaux qui partit en faisant claquer la porte et en maugréant très fort » (77).
Les relations de Louis Deschizeaux avec la Fédération socialiste de l’Indre étaient donc mauvaises. Le 28 octobre 1934, il n’assista pas au premier meeting organisé par le « Comité ». Thomas explique la non-participation du député par son souci de « ne pas mécontenter ses électeurs timorés ». La mésentente avec les représentants de la S.F.I.O. était peut-être aussi la raison de son absence. En effet, des élections cantonales venaient d’avoir lieu en ce même mois d’octobre et Louis Deschizeaux s’était présenté dans le canton d’Ardentes comme socialiste « néo ». Or, face au candidat de droite, il avait été élu avec 55% des voix malgré le maintien au second tour du candidat S.F.I.O. Duchemin. En mai 1935, c’est à nouveau isolé que le député de la 1re conscription part à la conquête de la mairie de Châteauroux. En effet, « cinq listes étaient en présence : une liste communiste, une liste socialiste, la liste de l’ancien maire représentée par son fils, André Bellier, la liste de l’ancien député, Joseph Patureau-Mirand, ancien conseiller municipal et enfin, la liste présentée par M. Louis Deschizeaux » intitulée simplement « Liste d’Action Municipale » (78). Le parlementaire avait formé une « liste de concentration » qui comprennait des radicaux, des personnalités indépendantes mais aussi des républicains de gauche. Il mène campagne « en dehors des luttes politiques et des partis » et déclare : « Les pavés n’ont pas de couleur ; je veux faire de l’Administration. » Dès le premier tour, « la liste fut élue toute entière, ce qui ne s’était encore jamais vu à Châteauroux » (Deschizeaux, 1941).
En juin 1935, les « néos » et une partie des radicaux rejoignirent dans l’opposition parlementaire les communistes et les socialistes et le PSdF prit place dans la délégation des gauches qui fut alors créée. Dans l’Indre, Deschizeaux soutint le rassemblement populaire en formation :
« À la manifestation du 14 juillet 1935, sur la place Lafayette prirent la parole Parpais pour le Parti socialiste, Guichard pour le Parti communiste, Thomas pour les Syndicats ouvriers, Hymans et Chasseigne au titre de députés, le sénateur Dauthy pour le Parti radical-socialiste, et Deschizeaux, député-maire de Châteauroux, qui termina son exposé par la lecture du serment républicain et antifasciste par lequel les hommes de gauche juraient de rester unis “ pour défendre les libertés démocratiques, pour donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et au monde la grande paix humaine ” (79). »
En novembre 1935 fut officiellement constituée l’Union Socialiste Républicaine (U.S.R.) dans laquelle disparurent le PSdF, le Parti républicain-socialiste et le Parti socialiste français, Déat en devenant le secrétaire général et Paul-Boncour le président. Parti charnière entre les radicaux et les socialistes, l’U.S.R. se prononça clairement pour la participation au Front Populaire.
Pour le renouvellement de son mandat parlementaire en avril-mai 1936, la situation du député sortant était délicate comme le soulignait le préfet de l’Indre à la veille des élections : « M. Deschizeaux se présente, aujourd’hui, comme candidat du Rassemblement Populaire. À ce titre, il rencontre l’hostilité de ses anciens adversaires modérés, ainsi que du tiers de son Conseil municipal ; sans que, néanmoins, les socialistes lui aient tout pardonné, ni sa défection de 1933 […], ni ses alliances bourgeoises, lors de la lutte municipale dernière (80). »
En effet, « les S.F.I.O. lui opposent en 1936, Marcel Bidoux, rédacteur en chef du Populaire » (Deschizeaux, 1941). Ce dernier ne se trompe pas de cible et attaque violemment le maire de Châteauroux ; il lui reproche ses votes notamment en faveur de la prolongation à deux ans du service militaire et rappelle « les alliances électorales qu’[il] a contractées à droite pour se faire élire maire et conseiller général. […] En 1932, il était socialiste S.F.I.O. En 1936, il est Candidat Radical. En 1940, il peut être Candidat Réactionnaire […]. Ce sont les hommes comme M. Deschizeaux qui déconsidèrent le Parlement et amènent, par leurs palinodies, leurs variations, de l’eau au moulin fasciste » (81). Soutenu par l’U.S.R., Louis Deschizeaux ne répond pas à ses attaques. Dans sa profession de foi, il se déclare « pour la République, pour la défense du Droit au Travail, pour le Progrès social et pour la Paix ». Arrivé largement en tête au premier tour avec 45% des suffrages exprimés, il devient donc le candidat du Front Populaire mais doit affronter au cours d’une violente campagne son deuxième adjoint à la mairie de Châteauroux, le vétérinaire Léon Sigonnaud, républicain de gauche. Il est aisément réélu avec 64% des voix non sans avoir conservé la thématique néo-socialiste :
« Mes forces, mon travail, mon dévouement, mon expérience, seront au service de la Nation Républicaine qui veut l’ordre contre les factieux, le progrès social, la paix intérieure dans la tolérance, la paix extérieure dans une Europe enfin réconciliée. […] Tout est donc à reconstruire dans notre Pays et si la violence opposait la France en deux blocs antagonistes, aucune reconstruction ne serait possible (82). »
Ces propos éclairent le comportement politique du député-maire de Châteauroux depuis son exclusion de la S.F.I.O. Ce discours correspondait d’ailleurs à la position de rassemblement national défendu par Marcel Déat dès 1934. Comme l’a montré l’historien suisse Philippe Burrin, Déat voulait rassembler le pays au delà du clivage gauche - droite. Le péril majeur étant à ses yeux la division du pays en deux blocs antagonistes, il préconise une « révolution préventive et dirigée » par le centre face aux dangers fasciste et communiste. En juillet 1936, il déclare : « Le Front populaire réussira s’il s’élargit en Front national (83). » Les liens entre Déat et Louis Deschizeaux restaient étroits : bien que battu à Paris, le premier, alors ministre de l’Air, était reçu officiellement par le second à l’hôtel de ville de Châteauroux en mai 1936 (84). Sur le plan électoral, l’U.S.R. conservait sur la France une trentaine de sièges de députés (Pomaret, Monzie, Frossard, Marquet, Cayrel…), l’Indre faisant figure de bastion avec les réélections de Deschizeaux et Hymans. Si les « néos » étaient partisans d’élargir la majorité de gauche à une partie de la droite, ils n’en restaient pas moins associés au Front populaire et Déat siégeait au comité central du Rassemblement populaire. Cette présence n’empêchait pas « Déat et ses amis, en particulier Montagnon et Deschizeaux » de critiquer le gouvernement et de se livrer à des attaques anticommunistes (85). Toutefois, c’est bien la pression des événements internationaux qui provoquent de vives discussions à l’intérieur de l’U.S.R. (ainsi qu’au Parti radical et à la S.F.I.O.). Paul-Boncour, suivi en cela par Hymans, était favorable à une politique d’endiguement de l’Allemagne avec l’appui de l’U.R.S.S. alors que Déat et ses proches pronaient une action conciliatrice à l’égard du Reich afin d’éviter la division de l’Europe en deux blocs.

Louis Deschizeaux dans
l’avant-guerre (2) : un pacifisme
de plus en plus affirmé

Comme Déat, Louis Deschizeaux appartient à cette « génération du feu » qui a clairement pris conscience dès 1919 que plus rien ne serait jamais comme avant. Le député-maire avait fait preuve d’un patriotisme exemplaire durant la Grande Guerre :
« En 1915, le jour de son baccalauréat, Louis Deschizeaux a 17 ans. Il se vieillit un peu pour avoir le droit de s’engager pour la durée de la guerre. Engagé dans une division d’élite (la 38e D.I.), il participe à tous les combats de Verdun en 1916, au Mort-Homme, à la côte 304, à la reprise du Fort de Douaumont. En 1918, il est gazé à la deuxième bataille de la Marne. Il gagne la Croix de Guerre et la Médaille Militaire. » (Deschizeaux, 1980.) Et il obtient deux citations. Profondément marqué par cette expérience, à la fois moralement et physiquement puisque sa chevelure argenté semble dater de son séjour dans les tranchées, Louis Deschizeaux demeure préoccupé durant toute l’entre-deux-guerres par les questions de politique extérieure. Le thème de la paix est omniprésent dans ses tracts électoraux et ses professions de foi. En 1932, il dénonce les « fabricants de canons », se prononce en faveur de la limitation des armements, appelle de ses vœux la « paix des nations » et insiste sur les relations étroites entre « le socialisme et la paix » : « voter pour le socialisme, c’est voter pour la Paix et la Justice sociale » ou encore « Votez pour la Paix ! (86) »; en 1936, il s’intéresse plus que jamais à « la France et la paix », il désire « sauver la paix » et « bâtir la paix » : il faut assurer la « Défense Nationale » face à Hitler mais la France doit aussi examiner les offres du dictateur nazi et négocier avec l’Allemagne en redoublant de vigilance à l’égard de « l’internationale des industries de guerre (87) ».
En effet, Louis Deschizeaux se prononce pour une entente franco-allemande. Au début des années trente, il avait fréquenté le groupe de jeunes « non-conformistes » intitulé Ordre Nouveau. Il y fréquentait une pléiade d’intellectuels (Robert Aron, Denis de Rougemont, Arnaud Dandieu, Jean Jardin, Daniel-Rops, Philippe Lamour …) nés au tournant du siècle et réunis par « une déception commune devant les différentes attitudes révolutionnaires » et « la colère devant le rôle médiocre et ridicule que les dirigeants français faisaient jouer à leur pays ». Les membres constataient la « décadence de la Nation Française » et la nécessité d’un renouvellement idéologique total (88). De 1931 à 1933, le Centre d’Étude de l’Ordre Nouveau organise des réunions privées mais aussi des séances publiques où interviennent des personnalités de différentes sensibilités comme Ramon Fernandez, Joseph Barthélémy, André Philip, André Siegfried et surtout Gaston Bergery.
Or, les principaux animateurs du groupe d’Ordre Nouveau participent également pendant plusieurs années aux rencontres entre jeunes Allemands et Français, placées sous l’égide du Cercle de Sohlberg fondé par Otto Abetz et Jean Luchaire. En 1933, envoyé à Paris par Ribbentrop après son ralliement au nazisme, Abetz fréquente toujours Denis de Rougemont, Daniels Rops, Gaston Bergery par l’entremise de Luchaire. Ce dernier, rédacteur en chef de Notre Temps ouvrait au même moment les colonnes de son journal aux néo-socialistes et en particulier à Louis Deschizeaux (89). Surtout, jusqu’en 1938, Abetz applique avec succès la stratégie d’Hitler à savoir son « disque pacifiste ». Il met notamment sur pied le fameux Comité France-Allemagne, « organisme de coopération culturelle groupant l’élite des deux pays » qui comprend des parlementaires de tous bords (les députés de droite Goy et Scapini, le radical-socialiste Clerc et le néo-socialiste Montagnon) (90). Il multiplie les rencontres entre anciens combattants des deux pays. La plus « impressionnante » réunit des milliers d’entre eux lors d’une manifestation commémorative « pour le vingtième anniversaire des grands combats du Fort de Douaumont » à Verdun :
« Qui a vécu cette heure solennel ne saurait l’oublier. Dès la tombée du jour, les colonnes silencieuses avaient monté de la vallée, Français et Allemands côte à côte (91). »
Rien ne nous indique que Louis Deschizeaux était présent ce jour-là mais lui-même a reconnu qu’il connaissait Otto Abetz « d’avant-guerre » (92).
L’intérêt du député de l’Indre pour les questions internationales se traduit concrètement durant sa seconde législature par sa charge de « secrétaire de la commission des affaires étrangères » de la Chambre des Députés. De 1936 à 1939, ses déclarations ont une coloration nettement pacifiste mais non-antimilitariste. En novembre 1936, il fait adopter un vœu politique par le Conseil Général de l’Indre souhaitant que « la politique étrangère de la France […] soit dirigée […] vers le but essentiel du maintien de la paix ». Il s’agit de « maintenir la politique française en dehors de toute ingérence étrangère, ainsi que la paix avec tous les peuples, quel que soit leur régime intérieur » en réalisant « l’organisation internationale de la paix fondée sur le droit » tout en portant « au maximum la Défense Nationale à laquelle tous les partis ont, sans restriction, donné leur adhésion (93) ». En 1942, dans un contexte il est vrai très différent, Louis Deschizeaux rappelait au Maréchal Pétain, « Chef de l’État Français » :
« Secrétaire de la Commission des Affaires Etrangères, j’ai préconisé le rapprochement avec l’Italie ; j’ai combattu les sanctions et l’intervention en Espagne  ; j’ai lutté pour la politique de rapprochement franco-allemand qui me paraissait d’autant plus nécessaire que je soupçonnais la faiblesse de notre armement (94). »
La crise de septembre 1938 constitue un test révélateur pour l’ensemble de la classe politique française. Au milieu du mois, Louis Deschizeaux donne dans sa ville une conférence sur la situation internationale à la salle Diderot. Ses propos sont alors sans ambiguïté et méritent d’être rapportés :
« Nous sommes résolus à tout faire et à tout essayer pour éviter la guerre. Nous ne ferons la guerre que si elle est forcée. Nous ne voulons pas recommencer l’aventure de 1914, qui nous a conduits, après 1 500 000 morts, au point où nous sommes. En cela, nous sommes des pacifistes, et cette forme de pacifisme, c’est selon moi, celle qui s’inspire du vrai patriotisme. […] Je le dis tout net : je ne me résoudrais pas à risquer la vie d’un seul Berrichon, paysan ou ouvrier pour défendre une vague idéologie ou des principes abstraits. Si d’autres sont d’un avis différent, qu’ils le disent. Je pense qu’un État fédératif tchécoslovaque vaut mieux que la mort de centaines de milliers de Français, même si cette mort est suivie d’une victoire, victoire qui ne pourrait être acquise qu’après un long carnage, des souffrances morales et physiques, et des destructions effroyables. […] Il fallait que la Société des Nations, pour remplir sa mission, ne devienne pas un instrument de conservatisme, mais assure par le droit la révision des traités. […] Dans une société internationale, […] il y a des peuples qui montent, et d’autres qui sont immobiles. Si l’on n’assure pas par le droit la révision des traités et l’adaptation aux conditions nouvelles, les nations essaient d’obtenir leur place par la force et c’est la guerre qui éclate. […] Il y a danger à attaquer M. Chamberlain tous les jours et à critiquer la politique de conciliation et de médiation qu’il poursuit. […] En cas de guerre, la démocratie parviendrait certainement à vaincre, même si des Etats totalitaires gagnaient la première manche, mais nous devons compter sur notre force et, en tous cas, pour éviter le pire, négocier jusqu’au bout (95). »
La tension s’aggravant, le député-maire de Châteauroux est « un des cinq ou six parlementaires qui appuient la politique de M. Georges Bonnet […] pour tâcher d’éviter la guerre menaçante » (Deschizeaux, 1941 et 1942). « Il combat Kérillis » et n’hésite pas à apposer sa signature au bas de la pétition « Nous ne voulons pas la guerre » rédigée conjointement par le Syndicat National des Instituteurs et le Syndicat National des Agents des P.T.T. Signé par des intellectuels pacifistes (Alain, Jean Giono), des membres de la S.F.I.O. (Chasseigne) et des dirigeants d’associations d’anciens combattants, ce texte rédigé à la veille de la Conférence de Munich défend avant tout l’apaisement et fait pression sur les gouvernants pour qu’ils négocient la paix :
« Nous ne voulons pas la guerre. En ces heures graves, certains d’exprimer le sentiment de l’immense majorité de la population française, nous proclamons notre volonté de règlement pacifique de la crise internationale. […] Nous demandons au gouvernement français de persévérer dans la voie des négociations sans se laisser décourager par les difficultés renaissantes. Nous lui demandons de traduire dans ces négociations l’ardente volonté de paix du peuple de France, qui a laissé tant de victimes sur les champs de bataille de l’Europe. […] La force n’apporte aucune solution pour l’avenir, ni pour le bien de l’humanité (96). »
D’après les organisateurs, cette pétition, la plus importante des années 1938 et 1939, recueille 83 985 signatures jusqu’au 1er octobre. Elle correspond au regroupement de pacificistes de milieux différents, c’est-à-dire des membres de la S.F.I.O. proches de Paul Faure (Chasseigne et Parpais dans l’Indre), des syndicalistes de la tendance « Syndicats » (Delmas, Belin), des bergerystes, des radicaux écrivant dans La République (Château) et bien sûr quelques députés « néos » (97). Les accords du Munich sont donc l’occasion d’un rapprochement de circonstances avec les militants socialistes de l’Indre, qui, « dans leur presque unanimité » étaient pour la politique de « conciliation » et « se félicitèrent plus ou moins » des résultats de la conférence (98).
Ainsi, « le 9 octobre 1938, Deschizeaux organise et préside un meeting contre la guerre » (Deschizeaux, 1980). « Contre la guerre et pour une paix durable », cette réunion publique rassemble à la salle de Fêtes de Châteauroux « les groupements de l’Indre qui […] ont lutté pour la paix avec force et netteté ». Y prennent la parole, Chasseigne pour la S.F.I.O., Pichon pour les Jeunesses Pacifistes, Pierrette Rouquet pour le Syndicat de l’Enseignement laïc et l’instituteur Roger Hagnaueur, dirigeant national du Centre Syndical d’Action contre la Guerre (99). Devant « 1 200 citoyennes et citoyens », « le citoyen Deschizeaux conclut au surarmement. L’ordre du jour fut voté à l’unanimité moins une voix ». Le texte salue « comme une grande victoire le maintien de la paix par l’accord qui a été conclu à Munich pour le règlement de la question des Sudètes », réclame la fin de la « folle course aux armements », dénonce le « recours à la pratique de la politique des alliances dont le résultat est de grouper les nations en deux blocs violemment dressés l’un contre l’autre » et enfin, réclame la réunion d’une « conférence internationale » pour établir une « paix stable » en mettant fin à la guerre d’Espagne, en révisant les traités de 1919-1920 et en limitant les armements. Le public se sépare aux cris de «À bas la guerre, quel qu’en soit le prétexte, Vivent les États-Unis d’Europe et les États-Unis du monde (100) ! ». Louis Deschizeaux était-il l’individu qui n’avait pas souscrit à cette motion ? En 1942, il déclarait qu’ « au lendemain de l’accord de Munich, [il avait] signalé la faiblesse de notre aviation et [avait] dit que la construction de milliers d’avions devait devenir le symbole de notre redressement matériel et moral (101) » et en 1980, il affirmait avoir refusé de « considérer les accords de Munich comme une victoire ». Seul le rapport des renseignements généraux sur cette réunion pourrait apporter une réponse.
Même si tous les députés de l’Indre approuvèrent la politique étrangère du gouvernement Daladier au début du mois d’octobre 1938, leur position en matière de relations extérieures différait sensiblement. Partisan de la fermeté, Hymans refusa « après protestations » le vœu proposé par Louis Deschizeaux au Conseil Général de l’Indre, lequel demandait en novembre 1938 « que le maintien de la paix entre Français soit placé au dessus des luttes politiques, pour que la France républicaine ne connaisse pas l’horreur d’une guerre civile et puisse vivre sous le double signe de la liberté et de la tolérance, […] que la division du pays en deux blocs hostiles soit à tout prix évitée, que l’unité morale de la Nation soit maintenue ; que les citoyens refusent d’écouter les appels à la violence ; qu’ils reconnaissent enfin que 80% d’entre eux ont le même idéal démocratique et les mêmes intérêts ; qu’ils réalisent ensemble le progrès social dans l’ordre et la discipline librement consentie qui conditionnent la sauvegarde du régime et de la paix (102) ».
L’automne 1938 marque l’éclatement d’un Front Populaire moribond depuis de longs mois. Le gouvernement du radical-socialiste Daladier promulgue une série de décrets-lois dont certains annulent une partie des acquis sociaux de 1936. Les communistes et les socialistes se retrouvent dans l’opposition et la nouvelle majorité au pouvoir associe le parti radical, l’U.S.R. et la plupart des formations de droite. La remise en cause de la loi des quarante heures provoque une épreuve de force, le 30 novembre 1938, entre la C.G.T. et le gouvernement Daladier : d’un côté le mot d’ordre de grève, de l’autre la réquisition impérative. Contrairement aux municipalités socialistes et communistes qui soutiennent le mouvement (par exemple Mérillac à Issoudun), Louis Deschizeaux ne ferme pas sa mairie mais avertit les employés des services publics de Châteauroux à la veille du 30 novembre qu’il « a trop d’amitié pour [ses] collaborateurs pour ne pas leur signaler affectueusement que leur intérêt leur commande d’obéir à l’ordre de réquisition (103) ».
À la suite des sanctions prises par le Gouvernement et le patronat contre les grévistes (notamment la révocation de plusieurs ouvriers des usines Bloch de Déols), seuls les députés Hymans et Chasseigne effectuent des démarches auprès des ministres concernés pour obtenir l’atténuation ou la suppression des mesures répressives. En février 1939, lorsque le gouvernement accepte un débat parlementaire sur l’amnistie, la gauche justifie le mouvement du 30 novembre, lance un appel à la clémence et réclame l’absolution mais la droite s’y oppose en invoquant les atteintes au droit de propriété privée. Avec la nouvelle majorité, Deschizeaux repousse les propositions d’amnistie contrairement à ses collègues Hymans et Chasseigne.
Sur le plan intérieur, le Castelroussin d’adoption soutient donc sans réserve le cabinet Daladier contrairement à d’autres membres de l’U.S.R. (comme Max Hymans) qui n’approuvent pas tous les projets gouvernementaux. Pendant les six premiers mois de l’année 1939, Deschizeaux se prononce ainsi en faveur du nouveau budget, pour la reconnaissance de Franco et l’envoi d’un ambassadeur en Espagne (qui est le Maréchal Pétain), pour les pleins pouvoirs financiers accordés au gouvernement, en faveur de la semaine de 45 heures avec possibilité d’extension jusqu’à 60 heures. Cette attitude suscite les commentaires car le classement politique de Louis Deschizeaux pose désormais pro-blème, à ses détracteurs comme aux simples observateurs de la vie publique. Le berrichon Jean Clément, partisan de l’Action Française, observe non sans humour que « [les] opinions politiques [du député-maire] oscillent entre celles de Maurras et celles de Ravachol (104) ». Dans son numéro du 2 février 1937, l’hebdomadaire L’Assaut fondé par Alfred Fabre-Luce et partisan d’une « Révolution nationale » publie une enquête sur « le fascisme au Palais-Bourbon ». Selon le journaliste Jacques Florent, le centre-gauche compte nombre de fascistes qui s’ignorent : Frot, Bergery, Mistler, Marquet mais aussi Deschizeaux et Chasseigne (105). Cet avis n’engage que ce journal mais il n’en est pas moins intéressant car révélateur de l’instabilité, du bouillonnement et des confusions de la période.
Ce sont surtout les socialistes berrichons qui s’interrogent avec ironie sur « le tempérament papillon de [leur] ex-camarade » (André Parpais). Le 12 mars 1939, Le Berry Républicain déclare « savoir que le citoyen Deschizeaux, député et maire de Châteauroux, va abandonner l’U.S.R. et adhérer au parti radical qui accepterait son adhésion ». L’information ne paraît pas relever de la diffamation puisque le quotidien modéré Le Département annonce le 27 avril « M. Deschizeaux sera officiellement radical avant peu ». Dans la même semaine, Le Pays Socialiste, journal du socialiste pacifiste Paul-Faure, croyait à l’adhésion de M. Deschizeaux au Parti frontiste car celui-ci avait assisté le 25 avril à une conférence de Bergery à Lyon, réunion publique d’ailleurs perturbée par la présence de militants communistes. Le maire de Châteauroux et Marcel Déat mais aussi le député de droite Scapini, l’ancien néo Cayrel, les radicaux pacifistes Château et Elbel se rapprochent effectivement de Bergery. Le fondateur du Parti frontiste ne se déclare-t-il pas favorable à un rassemblement national antimarxiste et anti-conformiste qui rechercherait la paix à l’extérieur (106) ?
Retrouvant Robert Aron mais aussi le pacifiste socialiste Félicien Challaye, Louis Deschizeaux collabore à l’hebdomadaire du Parti frontiste La Flèche au printemps 1939. Dans le numéro du vendredi 28 avril, il dénonce « un trou dans la défense française » à savoir l’insuffisance de « nos services de renseignements politiques et de propagande à l’étranger ». Il souligne l’absence de « plan d’action coordonnée » et propose la création d’un « organisme de centralisation et de documentation de l’information ». Sa conclusion n’est pas sans nous faire penser à ses futurs propos de l’été 1940 : « Pour ne pas avoir à faire la guerre, il faut gagner la guerre idéologique qui se livre contre nous. Que M. Daladier prélève donc sur notre trésor de guerre les crédits nécessaires et qu’il mobilise les hommes de bonne volonté ».
Au même moment, Bergery et Deschizeaux donnent une réunion publique à Bourges. Le 5 mai, ils se retrouvent à nouveau à Lyon en compagnie de Scapini. Le compte-rendu paru dans La Flèche du 12 mai précise qu’ « Emery [passa] la parole à Deschizeaux, qui [fit] le bilan des erreurs qui devaient conduire la France à deux doigts de la guerre. La guerre n’est cependant pas inévitable : contre la fallacieuce et dangereuse “ ronde des démocraties ” (sic), dressons la politique de la paix avec tous les peuples, quel que soit leur régime intérieur ; barrons la route de la guerre en étant forts, ouvrons celle de la paix en sachant comprendre les besoins vitaux de l’Allemagne et de l’Italie ».
Le député Jean Montigny confirme le rassemblement « des derniers adversaires de la guerre » à partir de la fin du printemps 1939. Les « parlementaires [restés] irréductiblement hostiles à une deuxième guerre civile européenne » ne sont qu’une poignée mais leurs « contacts de plus en plus fréquents » les amènent à constituer « un comité de liaison », « au nom volontairement discret » formé d’ « hommes de droite (Tixier-Vignancour, Scapini), du centre (Brille, Delaunay, Montigny), de gauche (Bergery, Château, Cayrel, Brunet, Chouffet, Rives, Froment, Deschizeaux, Rauzy) (107) ». Il est frappant de retrouver dans ce groupe de 14 personnes, 11 des 20 auteurs de la Déclaration Bergery de juillet 1940.
Les jours qui précèdent la déclaration de guerre virent d’ultimes démarches en faveur de la conciliation. Le 1er septembre dans l’après-midi, alors que la nouvelle de l’agression hitlérienne contre la Pologne vient d’être connue, un petit groupe de 28 députés pacifistes (dont Deschizeaux et Déat) se réunit à la Chambre des Députés et rédigent une lettre collective au Gouvernement pour tenter de sauver la paix. Ils regrettent « que des garanties aient été imprudemment données à des États situés à l’Est de l’Europe, qu’on ait laissé à la seule appréciation de la Pologne, l’interprétation de son intérêt vital, que le Parlement ait été tenu à l’écart des responsabilités initiales d’une telle politique ». Les députés signataires demandent « au gouvernement qu’en dépit de la gravité de l’heure ne soit pas acceptée l’idée de la fatalité de la guerre ni celle de l’impossibilité d’arrêter des hostilités malheureusement commencées à l’Est de l’Europe » et le prient « instamment de s’associer aux forces spirituelles, morales et pacifiques du monde pour tenter un dernier effort de trêve entre les belligérants pour proposer une conférence générale susceptible de pacifier l’Europe en réglant équitablement les litiges aigus actuels, à la faveur d’un règlement d’ensemble, seul capable de résoudre les antagonismes et de préparer la nécessaire coopération européenne internationale et la réduction simultanée de la charge des armements […] ».
De même, le lendemain 2 septembre, le député-maire de Châteauroux « signe une demande de Comité Secret présentée par Bergery et une vingtaine de députés (108) ». Venant de tous les groupes de la Chambre à l’exception des radicaux et des communistes, les signataires agissent en leur propre nom et ne représentent pas leur parti. Le vote des crédits militaires qui va servir de fondement à la déclaration de guerre du 3 septembre a lieu dans l’après-midi mais le débat en comité secret n’a pas lieu, Bergery ne peut lire une déclaration à la tribune et le scrutin s’effectue à main levée au mépris du règlement de l’Assemblée. Le Journal Officiel a ainsi retenu l’unanimité des parlementaires français. Or, selon Jean Montigny, « les membres du comité de liaison n’ont pas levé la main ; à aucun moment, ils n’ont applaudi ni ne se sont associés aux manifestations d’apparent enthousiasme qui ont salué les orateurs ». Quelle fut l’attitude de Louis Deschizeaux en cette circonstance ? Il semble pertinent de poser la question.

La drôle de guerre de
Louis Deschizeaux :
Pourquoi son nom, après tout, ne passerait-il pas à l’histoire ? (septembre 1939 - juin 1940)

Déat signale bien qu’à partir de mai 1939, « avec une poignée d’amis, [il entreprit] de rapprocher toutes les minorités pacifistes des divers partis. Cette entreprise ne fut certes pas suffisante pour freiner la catastrophe mais cette liaison une fois établie fut maintenue à travers la guerre et [l’] équipe devait jouer à Vichy son rôle ». « Rencontre des forces opposées mais convergentes », le « Comité de liaison » continue à se réunir « à peu près journellement » à partir de la rentrée de la Chambre des Députés à la fin de novembre 1939 (109). En décembre 1939, ces députés de provenances diverses élaborent en commun un texte aujourd’hui disparu relatif à la définition d’une synthèse entre liberté et autorité. Les « carnets de guerre » de Marcel Déat permettent de préciser les préoccupations des partisans du retour à la paix durant la drôle de guerre. Le 27 décembre, « Deschizeaux se déclare d’accord [avec son ami] sur la politique russe ». Il s’agit d’affirmer l’hostilité de la France face à l’U.R.S.S. bolchevique qui vient d’aggresser la petite Finlande (110). En effet, « il y avait là peut-être, l’occasion d’un renversement total des alliances, un moyen d’arrêter la guerre européenne et de retrouver la grande échappatoire, celle de la guerre entre l’Allemagne et la Russie. […] C’est en décembre-janvier que nous tentâmes de prendre ce tournant ». Le 18 janvier 1940, le groupe prend sa « dénomination définitive » de « comité d’études et de liaison » et « conclut qu’il est habile et prudent de communiquer au Gouvernement tout ce qu’[il] rédigera ». La « discussion » a lieu « notamment avec Deschizeaux (111) ».
Au fil des jours, de nombreux parlementaires « constatent l’inertie effrayante » dans laquelle le pays et ses dirigeants se complaisent : « On avait beau nous dire que nos ressources étaient infinies, que nous ne pouvions pas ne pas gagner la guerre […], nous avions les plus sérieuses raisons de douter du génie des états-majors, du tonus de l’armée et du moral du pays (112). » Publiciste de métier et rapporteur du budget de l’Information, Louis Deschizeaux s’intéresse tout particulièrement à la propogande gouvernementale et il ne se gêne pas pour déplorer le mauvais fonctionnement du Commissariat Général à l’Information dirigée par Jean Giraudoux. En février 1940, provoqués par dix interpellations (dont une de Deschizeaux), des débats parlementaires ont lieu sur l’information, la propagande et la censure, le député-maire de Châteauroux ayant en outre rédigé un rapport sur le sujet. « L’ensemble des participants s’accorde à réclamer la création d’un “ commandement unique de la propagande française ” […]. Ces prises de position sont à l’origine de la création le 21 mars 1940 d’un Ministère de l’Information (113). »
Dans ce contexte, les votes du 19 et du 22 mars revêtent une importante particulière. Le premier voit la chute du Cabinet Daladier usé par près de deux ans de pouvoir, le deuxième permet l’accession de Paul Reynaud à la présidence du Conseil. En 1980, Louis Deschizeaux précisait :
« En mars 1940, la Chambre des Députés, siégeant en comité secret, renverse le gouvernement Daladier à qui on reproche sa faiblesse. Les socialistes sont divisés. Avec Ludovic Frossard, Deschizeaux vote contre Daladier, dont la chute tient à une voix. Paul Reynaud forme “ un ministère de guerre ”. Frossard devient ministre de l’Information. Deschizeaux est nommé, par décret paru au J.O., Président du Comité Technique de l’Information. Il est chargé d’étudier et de mettre en œuvre les moyens techniques de l’action psychologique propre à secouer l’inertie et à favoriser une prise conscience devant les dangers de la drôle de guerre. »
Ce témoignage rédigé quarante ans après les faits comporte des inexactitudes et soulève des interrogations. En effet, Daladier démissionne car il n’obtient que 239 suffrages alors que 300 députés s’abstiennent. Lors de la question de confiance, c’est bien le Cabinet Reynaud qui recueille 268 voix contre 156 et 111 abstentions. Il doit donc son existence à une seule voix de majorité.
Or, le comportement de Louis Deschizeaux lors de ce scrutin est sujet à controverse. Le « comité d’études et de liaison » auquel il appartenait avait donné consigne à tous ses membres de refuser la confiance ou de s’abstenir. Néanmoins, le député-maire de Châteauroux soutient le nouveau ministère. Selon Guy Rossi-Landi, Deschizeaux fut « le dernier à modifier son vote le 22 mars, sous la promesse, paraît-il, d’une fonction au gouvernement Reynaud. Il fut en effet nommé Président du comité technique de l’Information. Notons que l’intéressé nous a affirmé qu’il n’avait jamais changé son vote (114) ». Cet historien s’appuie sur le récit d’un célèbre chroniqueur politique de l’entre-deux-guerres. Elie-Joseph Bois souligne le rôle joué par le président de l’U.S.R., Frossard, qui « sait travailler les couloirs » lors des séances de vote. « Frossard, quelques jours plus tard, nommera un de ses amis, M. Déchizeaux – pourquoi son nom, après tout, ne passerait-il pas à l’histoire ? – président de je ne sais quel comité au ministère de l’Information. M. Frossard raconte, le jour de cette nomination : “ Le 22, quand tout paraissait perdu, j’ai dit à Déchizeaux, qui s’était abstenu : Change ton vote. Je te revaudrai ça… Je suis régulier. Je paie ” (115). »
En outre, cette assertion semble confirmée par le journal intime de Déat : « Mercredi 27 mars 1940 : Frossard a mis Giraudoux sur une voie de garage ; Il […] a gagné Deschizeaux en le collant à la présidence d’une commission technique (116). » Dans les semaines qui suivent, Paul Reynaud fait entrer au gouvernement le Maréchal Pétain et le général de Gaulle : l’épisode n’est donc pas sans importance pour l’Histoire.
M. Deschizeaux n’en continue pas moins de fréquenter « le groupe » même s’il est « sonné » par Déat à propos de la campagne antiparlementaire de la presse (réunion du 11 avril). Une semaine plus tard, à propos des difficiles opérations menées par les Anglo-français en Norvège, il « montre de la nervosité et avoue qu’il a fait gonfler inconsidérément l’affaire de Narvik. La chute de potentiel risque maintenant d’être assez forte » (réunion du 18 avril). Le vendredi 24 mai, alors que l’offensive allemande est déclenchée, Déat voit encore « Deschizeaux à la Chambre qui paraît bien revenu des gloires techniciennes de l’Information et qui dépeint Frossard comme catastrophé par les événements (117) ». Ainsi n’est-il pas étonnant de retrouver Louis Deschizeaux aux côtés de Marcel Déat et de Gaston Bergery dans les premiers jours de juillet 1940 à Vichy.
L’examen succint du parcours politique du député-maire de Châteauroux dans les années trente ne doit pas amener à minimiser l’importance des événements de juin 1940. Le choc de la défaite marque une rupture dans l’histoire de notre pays et traumatise encore tous les parlementaires lors de leur réunion à Vichy. Toutefois, il nous semble que les choix et les prises de position de Louis Deschizeaux durant l’été 1940 prennent leurs racines dans les dix années qui précèdent le second conflit mondial. Dans une évolution politique marquée par l’anticonformisme, le néosocialisme et le pacifisme, 1940 marque un net infléchissement plutôt qu’une césure brutale.

Maire de Châteauroux sous
le Gouvernement Vichy
(octobre 1940 - juillet 1942)

La biographie officielle de M. Deschizeaux mentionne pour la période considérée les faits suivants :
« Tout d’abord maintenu dans ses fonctions de maire de Châteauroux par le Gouvernement de Vichy, Louis Deschizeaux en est révoqué au mois d’avril 1942 pour avoir refusé de recevoir le Maréchal Pétain dans sa ville et de soumettre au Conseil municipal une motion appelant à la “ répression des menées gaullistes et communistes ” (118). »
Ainsi, dans « l’impossibilité de conserver une position de neutralité et [de] s’enfermer dans la seule fonction d’administrateur, [il] est révoqué pour avoir refusé de condamner la Résistance (119). »
À la lumière des documents, la réalité paraît une nouvelle fois plus complexe.

Octobre 1940 : un premier rendez-vous manqué avec le Maréchal ?
Le 24 octobre 1940, le Maréchal Pétain rencontre Hitler à Montoire (Loir-et-Cher) et engage la France dans la voie de la collaboration avec l’Allemagne. Louis Deschizeaux a-t-il refusé le lendemain d’accueillir le Chef de l’État Français de passage à Châteauroux après son entrevue avec le Führer ? Il l’a toujours soutenu après la guerre mais ses témoignages (1959, 1973, 1979, 1980 et 1982) n’ont pas tous été identiques (120). Le dernier récit est le plus complet et peut servir de fil conducteur, les ajouts entre parenthèses provenant des précédentes relations.
« Cet événement (est) déjà vieux de plus de quarante ans et n’eut d’autres témoins que ma secrétaire Madame Piat et mon huissier, M. Lamy, aujourd’hui décédé. Je n’étais pas “ absent ” de Châteauroux le vendredi 25 octobre, comme vous l’écrivez. A 20 h 30, j’étais encore à la mairie, assis à mon bureau, lorsque mon huissier […] me dit : “ Monsieur le Maire, il y a l’officier d’ordonnance du Maréchal Pétain qui vous demande et qui est dans l’anti-chambre. ” J’étais un peu étonné, et je lui dis : “ faites-le rentrer. ” (Le colonel Bonhomme) venait m’apprendre que le Maréchal était sur le chemin du retour de Montoire vers Vichy, qu’il avait décidé de faire halte à Châteauroux, qu’il désirerait être reçu à la Mairie (au cours d’une réunion de notables) et qu’il comptait sur le maire pour organiser une petite réception avec champagne en son honneur. J’ignorais ce qui s’était passé dans la journée et j’étais surpris de la visite du Chef de l’État à une heure aussi insolite. L’officier d’ordonnance m’apprit alors que le Maréchal avait répondu à une invitation d’Hitler, qu’il s’était rendu à Montoire pour l’y rencontrer, que, de ce jour, une nouvelle politique de “ collaboration ” serait pratiquée et que les deux hommes s’étaient quittés sur une poignée de main.
Je vous avoue que jusqu’alors, j’avais cru en Pétain. Mais j’eus un sursaut et je ne sais par quelle prémonition, connaissant l’entourage du Maréchal et la faiblesse du vieil homme, je me dis qu’avec la collaboration il fallait s’attendre au pire. En tous cas, le maire de Châteauroux ne devait pas être et ne serait pas le premier maire de France à accueillir le Maréchal et à lui serrer la main alors qu’il venait de serrer la main du Führer. Ma résolution devait être prise et fut prise sur le champ. Mon visiteur une fois reparti, (j’ai fait éteindre les lumières et fermer les portes de la mairie), je quittai immédiatement Châteauroux et je passais la nuit sur un chemin de terre près de Montierchaume, au milieu des labours. Je ne revins à mon domicile qu’au lever du jour. Quand le Maréchal arriva sur le coup de 22 heures devant la mairie, il trouva portes closes et il dut, avec quelque irritation, se rabattre sur la Préfecture. Mais, Mairie et Préfecture, ce n’était pas pareil. Si le Maréchal Pétain attendait ce soir-là une première approbation du public, Châteauroux ne la lui donna pas. »
Le député-maire a donné des récits différents sur ce qu’il a fait après avoir quitté sa mairie : « J’ai pris la route pour Vichy où je me suis présenté le lendemain en feignant d’avoir compris que Pétain désirait m’y rencontrer(1980). »
Ou : « Habitant Ardentes, j’y suis allé, ai pris mon gazogène et suis parti deux heures dans la campagne. Évidemment, lorsque Pétain est arrivé devant la mairie, il l’a trouvée fermée. La délégation s’est rendue à la Préfecture où une petite réception a été organisée par le Préfet. Pendant ce temps, j’ai cherché une solution pour me tirer d’affaire. Je suis parti avec le gazogène de la ville à Vichy où je suis arrivé avant le cortège du Maréchal. Lorsqu’on m’a vu là-bas, on m’a demandé ce que je faisais. J’ai répondu que le Maréchal m’avait convoqué. On me répondit que je n’avais rien compris, mais l’affaire en resta là. Les services officiels ne furent cependant pas dupes et je ne fus plus très bien vu. J’avais Vichy sur le dos (1973). »
« L’affaire fit du bruit à Vichy et, à la Préfecture, l’absence du maire fut commentée (et il devint désormais “ suspect ”). Deux jours plus tard, sur les instances pressantes du Préfet et de quelques conseillers municipaux, je consentis à présenter au Conseil l’adresse à laquelle vous faites allusion. Cette adresse ne contenait ni excuses ni regrets. Il ne s’y trouvait aucune allusion à la “ collaboration ”, dont l’avenir allait nous apprendre tous les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes qui s’attachent encore à ce mot devenu historiquement haïssable ».
Le témoignage de Louis Deschizeaux est aujourd’hui invérifiable (121). Toujours est-il qu’en février 1941, dans un contexte très différent de celui de l’après-guerre, le député-maire de Châteauroux écrivait :
« Le jour de l’entrevue de Montoire, le Chef de l’État s’est arrêté durant son voyage de retour à Châteauroux. M. Deschizeaux, chargé de mission à l’Information à Vichy, était absent. Le Maréchal, à l’issue de sa visite, a manifesté le désir de recevoir le maire de Châteauroux pour le remercier de l’accueil et le féliciter. Il le recevait en effet et lui adressait les compliments les plus élogieux. Le lendemain, M. Deschizeaux faisait voter par son conseil une adresse de sympathie et de respectueux dévouement au Chef de l’État (122). »
En effet, jusqu’au 13 décembre 1940, date de l’éviction brutale de Pierre Laval et de ses proches, Louis Deschizeaux était conseiller technique à la propagande auprès du gouvernement et pouvait encore envisager une carrière politique nationale. En outre, les idées qu’il avait défendues à la fin des années trente et surtout durant l’été 1940 n’allaient pas à l’encontre d’une politique d’entente avec l’Allemagne. Enfin, même si la loi de réorganisation municipale n’est promulguée qu’en novembre, le Berrichon d’adoption n’était pas sans savoir que l’État français pouvait destituer à tout moment un maire et que la nomination admnistrative du premier magistrat des grandes villes allait remplacer leur élection démocratique. S’il désirait rester à l’hôtel de ville de Châteauroux, pourquoi aurait-il risqué sa réputation aux yeux du Gouvernement de Vichy ?
Immédiatement après la fin de la guerre, le directeur du Cabinet Civil du Maréchal Pétain a laissé un témoignage de la première visite du Maréchal dans le chef-lieu du département de l’Indre. « D’Azay-le-Ferron, j’ai téléphoné au préfet de l’Indre, M. Jacquemart [il s’agit en fait du préfet Grimal], pour le prier d’improviser une réception du Maréchal à Châteauroux. L’excellent préfet a mis les bouchées doubles. Et c’est dans une ville décorée, pavoisée, devant une jeunesse enthousiaste, au son des cuivres et des cymbales, que nous faisons, vers seize heures, notre entrée dans la ville. Le Maréchal est heureux de cet accueil. Il serre les mains du premier adjoint, des conseillers municipaux, des officiers de chasseurs à pied, embrasse deux petites filles et remonte dans sa voiture qui, par Montluçon, nous ramène à Vichy à l’heure du dîner (123). »
Quant au quotidien Le Département du samedi 26 octobre, il précise que le Préfet dut organiser une réception en moins d’une heure et convoquer les autorités civiles et militaires présentes à Châteauroux. Le maire étant absent, M. Villeneuve, premier adjoint conduisait la municipalité de Châteauroux. Le Maréchal fut reçu uniquement à la Préfecture, « eut un mot pour chacun » et félicita le préfet de « la tenue du département ». Lorsqu’il passa les grilles pour partir, il fut accueilli par l’ « immense acclamation » de la foule. Mais le détail intéressant concerne l’horaire : « 4 heures : le Maréchal fait son arrivée. Très rapide, le Chef de l’État descend de voiture. Il est accompagné de M. du Moulin de Labarthète, chef du cabinet civil, et du médecin militaire Ménétrel. » Philippe Pétain effectue seulement un « arrêt » d’un peu plus d’une heure à Châteauroux et est de retour à Vichy dès « 19 h 45 ». Si la chronologie de l’article de presse coincide tout à fait avec les souvenirs de Du Moulin, elle ne s’accorde absolument pas avec les témoignages de M. Deschizeaux qui situaient tous la visite du Maréchal tard dans la soirée.
Toujours est-il que le dimanche 27 octobre à 18 h 45, Louis Deschizeaux réunit en urgence son conseil municipal afin de voter, à l’unanimité une motion au Maréchal Pétain. Pierre Bellier note que cette délibération a disparu du registre des délibérations du conseil municipal (124). Mais Le Département du 29 octobre reproduit in extenso le texte :
« Réuni sous la présidence du Maire, M. Louis Deschizeaux, le Conseil Municipal de Châteauroux, adresse à Monsieur le Maréchal Pétain l’expression de son respectueux et fidèle attachement. Il est reconnaissant au Chef de l’État d’avoir, après l’entrevue historique de la journée du 25 octobre, accordé sa première pensée à nos prisonniers de guerre. Il le remercie de s’être arrêté à Châteauroux durant son voyage de retour pour s’informer des besoins de la vie locale. Il assure le Maréchal de la fidélité d’une population qui, avec un sûr instinct, comprend que le calme, la discipline et l’union dont les Français ont fait preuve pendant quatre mois, constituent, à cette heure décisive, la force de la Patrie. Sur cette force, le Maréchal peut compter. Il exprime au premier soldat de Verdun la confiance qu’il lui fait pour défendre dans l’honneur les destinées de la France et de l’Empire. »

Un combat difficile pour
conserver la mairie

Pour les communes de plus de 10 000 habitants, la loi du 16 novembre 1940 prévoyait la désignation du Maire et des adjoints par le ministre de l’Intérieur (sur proposition du préfet). La ville de Châteauroux entre dans cette catégorie et Louis Deschizeaux dépense toute son énergie pour conserver sa mairie. En février 1941, il écrit une longue lettre à Du Moulin de Labarthète, « Directeur du Cabinet Civil du Chef de l’État Français et secrétaire général du Comité du Rassemblement pour la Révolution Nationale » :
« Si, depuis de longues années, quelqu’un, dans l’Indre, a milité sous le signe de la Révolution Nationale, c’est bien moi. Tous mes actes en témoignent. J’ai la fierté d’avoir défendu, en précurseur, sous les Gouvernements Blum, Daladier et Reynaud, pour ne pas remonter plus haut, en toutes circonstances, les idées sociales et nationales qui semblaient alors incompatibles. J’ai pu faire ici, dans cette période troublée d’avant-guerre, l’union sur ces idées. Depuis lors, introduit par vos soins auprès du Maréchal Pétain, j’ai eu l’honneur de recevoir, à deux reprises, le précieux témoignage de l’estime du Chef de l’État. C’est pourquoi on se demande s’il existe des raisons secrètes pour lesquelles je doive être tenu à l’écart. Il est bon que vous sachiez, en effet, que l’on parle, depuis plusieurs semaines, de remplacer la municipalité de Châteauroux par une délégation et l’on cite, pour la présider, un Intendant Militaire dont le nom est sur toutes les lèvres. Je dois donc défendre une administration qui ne mérite, j’en suis certain, aucun reproche. J’ai remis à M. Peyrouton, ministre de l’Intérieur, une note sur la municipalité de Châteauroux, sur son origine, sur son activité et sur la personnalité du maire. Puis-je vous demander de vouloir bien, malgré vos occupations, parcourir rapidement ces quelques p.s ? Vous y trouverez des précisions dont certaines sont peut-être encore ignorées de vous. Bien que M. Peyrouton m’ait confirmé sa confiance et m’ait donné l’assurance que rien ne serait changé à Châteauroux, il est certain, qu’à propos de la Mairie, un malaise persiste […].
Ma situation morale, l’influence et la force que j’ai conscience de représenter sont intactes. Mais je puis vous affirmer, sans broyer du noir, que je n’ai pas le sentiment de remplir, en ce moment, les tâches qui incombent aux hommes de bonne volonté
(125). »
Quel est ce « malaise » qui règne dans Châteauroux ? À Vichy, un rapport de janvier 1941 indique à propos de l’ « Indre » :
« M. Deschizeaux, maire de Châteauroux, est très attaqué. Tous les éléments nationaux du département lui reprochent son attitude passée et notamment l’appel qu’il lança contre eux en 1936, en les qualifiant de “ factieux ”. M. Deschizeaux serait l’âme de la résistance et de l’opposition à la politique du Maréchal. […] Les éléments anciens sont maintenus en place, et ce sont eux qui ont été chargés dans tous les domaines, de participer à l’œuvre de Rénovation Nationale (126). »
Parmi ces « nationaux » c’est-à-dire des Castelroussins de la droite nationaliste figure le docteur F… Celui-ci est d’ailleurs dans le département l’un des principaux animateurs de « l’Amicale de France », association assurant une propagande en faveur des idées du Maréchal Pétain. Surtout, il connaît personnellement le docteur Ménétrel et écrit régulièrement au chef du secrétariat particulier du Chef de l’État Français.
Dans sa missive du 23 janvier 1941, il considère « M. Deschizeaux » comme un « agent de propagande douteuse, groupe Déat et Cie » (127). Le 25 mars suivant, sur une lettre portant comme en-tête « Centre de Propagande de la Révolution Nationale, centre de Châteauroux, 25 rue Victor Hugo », le même docteur F… rapporte plusieurs propos sur le personnage en question. « Dans une conversation que Deschizeaux a eue à l’issue d’une réunion du Conseil d’Administration de l’Hôpital, il a dit que si le Gouvernement le révoquait, on entendrait parler de lui à Vichy et qu’il enverrait une lettre de protestation et de menaces même. Il ne faut pas oublier que Deschizeaux est intime avec Marcel Déat et toute la clique, c’est un individu capable de tout, sauf du bien naturellement. C’est l’avis de beaucoup de personnes dignes de foi, du commandant H…, ancien commandant de gendarmerie de l’Indre, de Monsieur B…, conseiller municipal, administrateur de l’Hôpital, de Monsieur le Sous-Préfet B… du Blanc, du Président du Conseil des Prud’hommes, de divers fonctionnaires municipaux, personnes qui m’ont rapporté ces faits (128). »
Or, le 28 mars, Le Département annonce que « M. Deschizeaux est maintenu dans ses fonctions de maire de Châteauroux ». En effet, ce dernier avait sans aucun doute trouvé un appui décisif en la personne de Du Moulin de Labarthète qui le considérait comme « [s]on cher ami ». En 1973, Louis Deschizeaux déclarait à Michel Jouanneau :
« En mars 1942 [en réalité 1941, N.D.A.], Darlan me convoqua à Vichy. Je passais pour un élu en désaccord avec la politique gouvernementale. Lorsque Darlan avait étudié la question de la révocation de certains fonctionnaires, son chef de Cabinet, qui était mon ami Demange, lui déclara que j’étais un très bon maire. Le Président du Conseil (sic) m’an-nonça : “ Je vous confirme dans vos fonctions de maire. ” Lui répondant que je n’étais pas d’accord avec la politique de collaboration, il me confia que je n’avais à m’occuper que d’affaires administratives. » Chez les « éléments nationaux » castelroussins, c’est la consternation.
Le secrétaire départemental de la Légion, journaliste et mutilé de la Grande Guerre, réagit le jour même. Il écrit une lettre adressée à la fois au docteur Ménétrel et au général Laure, secrétaire général du Maréchal Pétain :
« Quant à la nomination de M. Deschizeaux, c’est un tollé général. Tous les milieux, intellectuel et ouvrier, n’en reviennent pas. “ Le plus grand guignol, le pantin, le comédien, le mannequin, la catin même ”, est maintenu à son poste. Vous citerais-je des réflexions : en voici, M. S…, président de la Caisse d’Epargne, président de la retraite mutuelle des A.C. : “ rien n’est changé, la gabegie continue ” , M. C…, professeur au Lycée : “ Quand donnera-t-on le coup de balai ? Nous la ferons la révolution, et alors le sang coulera malgré le Maréchal. ” Hier soir, au journal où je travaille, lorsque la dépêche est arrivée, les ouvriers, autrefois 70% communisants : “ rien n’a changé, on prend les mêmes et on continue. ” Ce matin, un groupe d’ouvriers d’usines de gazogènes : “ Deschizeaux avait raison de dire qu’il resterait, on ne déloge pas les amis, même s’ils sont incapables. ”
Bref, je pourrais continuer…à quoi bon ? […] Et alors que tout le monde attendait le débarquement de Deschizeaux, voici qu’on le maintient à la Mairie, je vous assure que c’est navrant, je me demande si le Maréchal est au courant. […] Ce soir a eu lieu une réunion de quelques membres du comité départemental de la Légion […]. L’abbé D…, président de la section de Châteauroux a protesté contre la nomination de M. Deschizeaux qui d’ailleurs lui a offert une place de conseiller. Si la section de Châteauroux existait, les légionnaires auraient manifesté en masse dans les rues de Châteauroux
(129). »
Dans les semaines qui suivent, le nouveau conseil municipal prend forme, les adjoints étant nommés par Darlan, ministre de l’Intérieur, et les conseillers municipaux désignés par le préfet de l’Indre. Louis Deschizeaux avait proposé une liste de noms et les autorités administratives avaient disposé. Le maire est donc obligé de renouveler son équipe et doit accepter la présence à ses côtés de nombreux adversaires politiques. Son premier adjoint n’est-il pas l’ancien leader départemental du P.S.F ? Le 5 mai, au cours de la première assemblée municipale, le maire prononce l’allocution traditionnelle :
« Mes premiers mots seront pour adresser à M. le Maréchal Pétain, Chef de l’État, dont le gouvernement m’a confirmé dans mes fonctions de Maire, l’expression de mon respectueux attachement. Je remercie également M. l’Amiral Darlan, Ministre de l’Intérieur. En me maintenant au poste que j’occupais, après un examen approfondi de toutes les données de la question, M. l’Amiral Darlan m’a fait un honneur auquel je suis très sensible. […] Le gouvernement de la Révolution Nationale et M. le Préfet qui le représente dans l’Indre, peuvent compter sur mon entier loyalisme. […] Nous avons perdu la guerre. Tâchons au moins de ne pas perdre la paix. Le Maréchal a dit : “ Renoncez à la haine, car elle ne crée rien, on ne bâtit que dans l’amour et la joie. ” Hélas ! Certains ont peut-être tendance à oublier que les Allemands ne sont qu’à 60 km de Châteauroux. Ces incorrigibles, une fois le danger passé, ne sont qu’à raviver leurs petites haines : haines de rues, haines de quartiers, haines d’ateliers. Ayons les yeux fixés sur la grande figure du Maréchal qui a fait don de sa personne à la Patrie. Soyons disciplinés. Mettons-nous au travail pour servir la France. »
Effectivement, il n’est aucunement question dans ce discours de la politique de collaboration mais celle-ci n’est-elle pas inséparable de la « Révolution Nationale » ? Vouloir « ne pas perdre la paix » ne signifie-t-il pas parvenir à faire la paix avec le vainqueur donc s’entendre avec lui, même s’il n’est pas question d’adhérer à ses idéaux ? N’est-ce pas au printemps 1941, sous l’impulsion de l’Amiral Darlan et du Maréchal, que la collaboration d’État (politique et militaire) est allée le plus loin ?

1941 : un détachement progressif vis-à-vis de Vichy ?
Qu’en est-il des relations entre l’ex-nouveau maire de Châteauroux et ses anciens amis ? En février 1941, Deschizeaux affirme à du Moulin de Labarthète que « depuis juin, il n’est pas allé une seule fois en zone occupée », ce qui sous-entend qu’il n’a pas revu Marcel Déat devenu entre temps un collaborationniste convaincu et un adversaire parisien du Gouvernement de Vichy. Toutefois, en janvier, il a contacté Déat pour que ce dernier lui obtienne un ausweiss auprès de l’Ambassade d’Allemagne à Paris. C’est même Spinasse qui est chargé de lui remettre le document (130). Le 16 mai, cette fois-ci à Paris, Deschizeaux sollicite à nouveau Déat pour avoir « un autre ausweiss ou faire prolonger le sien. [Il] raconte, en amplifiant sans doute un peu, comment on a essayé de le vider de sa mairie, et comment on l’y a maintenu ». Finalement, son ami « l’adresse à Achenbach », bras droit d’Abetz à l’ambassade d’Allemagne (131). Le 7 juillet, il téléphone à nouveau à Déat et prend rendez-vous avec lui pour le soir même : « Vu Deschizeaux et Henri Clerc qui ne tarissent pas contre Vichy et la zone nono. » Le 18 août : « Deschizeaux est de passage à Paris, et se demande toujours s’il va ou non quitter la mairie de Châteauroux. Il me raconte l’arrestation de Tixier-Vignancour à la Napoule (station balnéaire des Alpes Maritimes), où il était également. » Le 10 novembre, lors d’une nouvelle visite, il se déclare « harcelé par ses adversaires à Châteauroux et veut poser la question de confiance à Pucheu pour sa mairie, afin de s’en aller sur un problème politique (132) ».
À l’image de l’opinion publique française, Louis Deschizeaux semble donc se détacher du Gouvernement de Vichy à partir du début de l’été 1941 sans qu’il soit possible de déterminer précisément les raisons politiques de cette désaffection. Le maire de Châteauroux semble se déplacer beaucoup à travers le pays notamment à Paris, ce qui ne l’empêche pas de faire jouer à l’occasion ses relations.
« Au mois de septembre 1941, Marcel Lemoine fut condamné à mort par la Cour de Clermont-Ferrand. Sa mère vint me voir à la mairie me demandant de faire quelque chose pour son fils. Nous partîmes pour Vichy. Je rencontrai du Moulin de Labarthète, chef du cabinet civil du Maréchal. Je lui explique qu’il est absurde de condamner à mort une personne qui a lutté contre la guerre alors qu’on juge à Riom ceux qui sont prétendus l’avoir déclarée. Finalement, Marcel Lemoine fut gracié et sa peine fut ramenée aux travaux forcés à perpétuité (Deschizeaux, 1973). » L’intervention ne fut sans doute pas inutile mais elle ne fut pas la seule.
Du Moulin de Labarthète se souvient lui aussi :
« Un beau jour, pourtant, deux communistes, Marchadier et Lemoine, sont condamnés à mort par le Tribunal Militaire de la 13e Région, un tribunal sans entrailles. Leur grâce est aussitôt demandée par une jeune avocate. Elle se présente en tremblant à mon bureau. “ Jamais je n’oserai parler au Maréchal. Et puis, je pense que son opinion est déjà faite. – Vous vous trompez, Maître. Tout dépendra de la façon dont vous présenterez la défense de vos clients. ” Je n’oublierai pas de longtemps ce regard de biche aux abois. Nous pénétrons dans le bureau du Maréchal. Il accueille aimablement la pauvre femme, la fait asseoir, lui demande d’articuler lentement sa plaidoirie. Les mots sortent à peine des lèvres de Me X… Mais, très vite, les larmes jaillissent de ses yeux. “ Sauvez-les, Monsieur le Maréchal. Ils n’ont rien fait de mal. Ils sont si jeunes. ” Le Maréchal paraît ému, mais il réserve sa réponse. “ J’étudierai l’affaire très attentivement, lui dit-il, en la reconduisant à la porte. Je tiendrai le plus grand compte de ce que vous m’avez dit. ” L’avocate se retire désespérée. “ Vous allez voir qu’il va les faire fusiller.” Dix minutes plus tard, je rapporte le décret sauveur. Le Maréchal n’avait point voulu paraître faiblir, sur le moment, surtout en présence d’une femme. Mais il entendait laisser à Me X… le sentiment, que, seule, son ultime défense avait arraché la grâce (133). »
C’est toujours à ce même « cher directeur et ami » que Louis Deschizeaux adresse le 11 octobre 1941 une copie de la lettre qu’il vient de remettre au préfet de l’Indre. Il l’informe qu’il vient demander une audience à Pucheu et sollicite « quelques instants d’entretien » auprès du directeur du Cabinet Civil du Maréchal. Que s’est-il passé le 10 octobre pour que les autorités de Vichy soient mises au courant ?
« Mon cher Préfet, vous m’avez demandé de ne pas prendre au tragique l’incident de ce soir. Il n’en demeure pas moins que, sans l’initiative intelligente d’un jeune commissaire débutant, M. Saudemont, je demande qu’il n’en soit pas blâmé, le maire de Châteauroux était arrêté et emmené à Vichy sous la conduite de policiers. Vous avez bien voulu m’exprimer vos regrets, Monsieur le Préfet, d’une fâcheuse méprise qui a fait que la police et la gendarmerie “ recherchaient activement ” le Maire de Châteauroux, soi-disant disparu depuis trois jours, alors que j’étais à Châteauroux, où seuls les aveugles ne m’ont pas vu, que j’y recevais dans mon cabinet de nombreuses personnes, que j’étais reçu par vous-même à la Préfecture et que je me rendais à Vichy, accompagné de mes collaborateurs, au Ministère de l’Intérieur et à l’Hôtel du Parc, siège du Gouvernement, où je remplissais des fiches de visites et où j’étais reçu en audience, par plusieurs hauts fonctionnaires de l’État.
Vous comprendrez cependant, qu’après en avoir ri, je ressente assez vivement l’incident de ce soir. Je ne veux pas faire état de mes services militaires et civils. Il me suffira de dire que j’ai un passé et que j’exerce, par une décision de M. l’Amiral Darlan, Vice-Président du Conseil, les fonctions de maire d’une ville de 40 000 habitants. Je suis donc, à moins de preuves contraires, investi de sa confiance et de la vôtre. Or, je puis être, sans l’ombre d’une raison et sans aucune précaution de forme, sur le rapport de quelque indicateur de police, recherché dans ma propre ville et par mon propre commissaire de police, pour être placé sous un régime de surveillance administrative […].

Je désire expressement, Monsieur le Préfet, que M. le Maréchal Pétain, Chef de l’État, que M. l’Amiral Darlan, Vice-président du Conseil, que M. Pucheu, Secrétaire d’État à l’Intérieur, soient mis au courant de ces faits que, très certainement, ils ignorent.
Par un souci de dignité que Monsieur le Secrétaire d’État à l’Intérieur comprendra, je lui demanderai s’il ne considère pas opportun que j’abandonne mes fonctions à la mairie pour me consacrer dorénavant, à des travaux d’étude dans une retraite à la campagne, où je serai du moins à l’abri de certaines mésaventures et de certains affronts. […] Je demande que M. Rey, commissaire de police, qui est entré dans mon bureau sans se faire annoncer et sans m’adresser la parole, me fasse aujourd’hui des excuses
(134). »
Si les faits sont précis, l’origine de l’affaire n’est pas éclaircie par cette lettre de protestation. Quelques jours auparavant, le 6 octobre, un officier du B.M.A. (Bureau des Menées Antinationales) de Châteauroux, le capitaine de B…, s’était rendu à Vichy pour indiquer qu’Hymans avait quitté le département de l’Indre en compagnie de Deschizeaux pour se rendre à Monaco afin d’assister « dans un grill-room » à une réunion politique composée d’anciens parlementaires. L’incident était donc lié aux recherches entamées par la Surveillance du Territoire à l’encontre de Max Hymans pour ses agissements au profit de l’Intelligence Service. « M. Deschizeaux, apprenant qu’il était l’objet d’une enquête de police, téléphonait hier, 10 octobre à 21 heures, à la Surveillance du Territoire à Vichy et donnait son emploi du temps depuis lundi (voyages à Vichy et Lyon pour affaires). Il déclarait accessoirement avoir vu pour la dernière fois Hymans à Cannes fin septembre. En conséquence, […] un télégramme mettant hors de cause M. Deschizeaux a été immédiatement lancé (135). »
Le maire de Châteauroux conservait donc des relations avec son ancien compagnon de lutte. Or, depuis près d’un an, Hymans menait une activité résistante et Louis Deschizeaux n’ignorait sans doute pas les opinions de son ex-camarade de parti. Le 19 novembre, le Castelroussin d’adoption réaffirme cependant publiquement son « respectueux dévouement » à la personne du Maréchal et n’hésite pas à rappeler que « le rôle du
Maire et celui du Conseil Municipal est de
s’inspirer des directives de la Révolution Nationale (136). »

La réception officielle
du Maréchal (27 mai 1942)

Jusqu’à la cessation de ses fonctions en juillet 1942, le maire de Châteauroux reçoit toutes les personnalités officielles qui traversent le département. Ainsi, le 20 juillet 1942, alors qu’il est « démissionnaire », il rencontre le délégué régional de la Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme (L.V.F.) qui signale que « partout, [il a] rencontré le meilleur accueil » (137). Surtout, le 28 juin 1942, Louis Deschizeaux participe activement à la réception du Maréchal Pétain à Châteauroux. Arrivé à 15 heures et accompagné de personnalités comme René Bousquet, le docteur Ménétrel ou le général Bridoux, le Chef de l’État Français se rend aux deux monuments aux morts de la cité ; puis il salue les autorités locales à la Préfecture ; enfin, le maire de Châteauroux lui fait visiter le Centre Social devant lequel il prononce un discours et prend contact avec la population et la Légion des Combattants.
À cette occasion, Louis Deschizeaux a fait imprimé un tract qui traduit l’état d’esprit dans lequel il accueille le vainqueur de Verdun :
« Le Centre Social de Châteauroux est un vaste édifice qui comprend trois parties […]. Au-dessus de cet ensemble, on pourrait justement inscrire ces mots qui forment aujourd’hui la devise de l’État Français : Travail, Famille, Patrie. En effet, par une véritable anticipation, chacun des trois groupes exprime un des trois termes de la devise du Maréchal Pétain. TRAVAIL : L’aile nord est consacrée à la formation professionnelle des jeunes ouvriers et des jeunes artisans. […] FAMILLE : L’aile sud comprend le Centre de Prophylaxie Sociale plus particulièrement affecté à la protection de l’enfance sur qui repose l’avenir de la Famille. […] PATRIE : La partie centrale du Centre Social est en voie d’achèvement. Elle est consacrée à la formation physique, morale et intellectuelle des jeunes Français. […] Nous entendons, avec le concours du Gouvernement, achever le Centre Social qui incarne les idées souvent exprimées par le Maréchal Pétain, dont la visite est pour nous, le plus précieux encouragement. […] Bien qu’inachevé, le Centre Social a servi depuis l’armistice à la célébration de toutes les fêtes nationales. Le 1er mai 1941, une Exposition du Travail était organisée et la population s’y rassemblait pour écouter le discours radiodiffusé par le Maréchal à Commentry. Ensuite, eurent lieu la Fête des Mères, une exposition de peinture régionaliste organisée par le Secours National. En 1942, la Fête de Jeanne d’Arc y a été célébrée et une messe a été dite dans la grande salle, en présence de 5 000 personnes, sous la présidence de Mgr Fillon, archevêque de Bourges. Le 31 mai 1942, la Fête des Mères s’y tiendra. En juin prochain, les assises de la Corporation Paysanne auront lieu sous la présidence de M. Caziot et, un peu plus tard, le Rassemblement de la Légion sous la présidence de M. Valentin (138). »

Le départ de Louis Deschizeaux : démission ou révocation ?
(juin - juillet 1942)

En mars 1973, le maire de Châteauroux affirmait à Michel Jouanneau :
« De retour à Châteauroux, j’apprend qu’une motion condamnant les menées gaullistes et communistes doit être approuvée par tous les conseils municipaux. À la séance du Conseil, j’interdis à mes conseillers de discuter et de voter une telle motion en mon absence et s’ils passaient outre ma décision, j’interdis au greffier, M. Fiot, de la transcrire sur le registre des procès-verbaux. Cependant, pendant mon absence, la motion fut discutée et signée. Le conseiller B… avait mené le jeu. À la séance suivante, je déclarais au conseil que je ne la signerai pas. Un seul conseiller me suivit. Il s’agit de R… C…. Le lendemain, je fus convoqué par le Préfet Jacquemart qui me déclara que je n’avais pas le droit d’interdire ce vote et qu’il se voyait obligé d’en référer à Vichy. Je fus appelé par Laval (alors ministre de l’Intérieur), quatre jours après. Il me demanda de revenir sur ma décision ou de démissionner. Je démissionnai. »
En 1980 et en 1982, Louis Deschizeaux fournit des témoignages semblables même s’il fait allusion à une motion demandant « la répression des menées gaullistes et communistes ».
En effet, sur le registre des délibérations de la ville de Châteauroux, Pierre Bellier a noté à la date du 16 mai un « léger incident » lors de la réunion du conseil municipal :
« Réclamation de M. B… sur le procès-verbal. À la demande de M. B…, qui s’étonne de ne pas voir figurer in-extenso la motion votée sur sa proposition par le conseil municipal dans sa séance du 8 avril, M. le Maire donne acte à M. B… de sa réclamation. Le procès-verbal de la séance du 8 avril ayant déjà été adopté, M. le Maire propose, pour donner satisfaction à M. B…, de faire figurer sa motion in-extenso au procès-verbal de la présente séance. Le conseil accepte à l’unanimité la proposition du Maire et déclare l’incident clos. En conséquence, le texte ci-après de la motion votée le 8 avril 1942 est inscrit au procès-verbal :
Adoption, sur la proposition de M. B… d’une adresse de confiance au Maréchal Pétain : sur proposition de M. B…, le conseil municipal s’incline douloureusement devant les tombes des victimes innocentes des bombardements de la zone occupée, réprouve énergiquement les menées gaullistes et communistes en France et aux Colonies et assure le Maréchal Pétain, Chef de l’État, de son loyalisme le plus absolu ” (139). »
À noter que sept conseillers étaient absents dont M. R… C….
Les jours qui suivent sont consacrés à la préparation et à la visite du Maréchal Pétain et le conseil municipal présente une façade unie au Chef de l’État Français. C’est durant le mois de juin qu’éclate une crise municipale qui couvait sans doute depuis des mois. Afin de lui signifier les raisons de sa démission, le premier adjoint, M. C… (140) fait parvenir au ministre de l’Intérieur (Laval) une lettre qui se passe de commentaires :
« Monsieur le Ministre, j’ai l’honneur de vous rendre compte de ce qui suit : il y a quelques jours, j’ai eu une discussion courtoise avec M. Deschizeaux, maire de Châteauroux, discussion au cours de laquelle, je lui ai reproché :
- d’avoir manqué de franchise à un conseiller au cours d’une séance publique du Conseil Municipal, manque de franchise qui a été à la base d’un incident fort pénible ;

- d’avoir dit au Maréchal lors de sa visite à l’exposition coloniale de Châteauroux que le Centre Social était une anticipation de sa devise TRAVAIL – FAMILLE – PATRIE, laissant entendre qu’il était un précurseur de la révolution nationale. Or : 1°) Le centre social n’a pas été construit avec ce vocable comme idée directrice, mais avec un autre qu’il est inutile de rappeler ; 2°) en mai 1941, alors que je venais d’être désigné premier adjoint au maire, j’ai demandé à M. Deschizeaux d’inscrire sur les édifices publics et en particulier sur le Centre Social la devise TRAVAIL – FAMILLE – PATRIE. M. Deschi-zeaux m’a textuellement répondu qu’il n’en voyait pas l’utilité car, le Maréchal, étant âgé, le gouvernement pouvait changer et il valait mieux être prudent et attendre ;
- d’avoir conservé des habitudes de manœuvre très en usage dans l’ancien régime, méthodes que le pays ne désire plus revoir ;
- d’être beaucoup plus préoccupé par la politique générale de l’État Français que par l’administration de la ville de Châteauroux ;
- de tenir bien à jour un dossier qui lui permettra toujours de prouver qu’il a eu raison quels que soient les événements futurs. Il est à remarquer qu’un employé municipal (appointé par conséquent par la ville) travaille en partie à la constitution de cette documentation. À cet effet, les finances municipales paient les abonnements à trois journaux qui ne sont d’aucune autre utilité. Récemment, on a dépensé plus de 2 000 francs pour faire des photos du centre social, toujours dans le même but ;

- en un mot de considérer bien plus la mairie de Châteauroux, non comme une fin en soi, mais comme un moyen, comme un étrier grâce auquel il pourra un jour se remettre en selle.
Ayant fait ces remarques à M. Deschizeaux, celui-ci a été amené à me dire qu’il mettrait tout en œuvre pour rester un homme politique et que pour arriver à ses fins, il lui était nécessaire de manœuvrer. Il a ajouté que, dans ce but, la pratique de la restriction mentale et l’application des principes de Machiavel étaient des moyens naturels et normaux. Il me semble que les principes de la Révolution Nationale sont exclusifs de ces moyens. […]

Je ne reproche nullement son passé à M. Deschizeaux et j’avais accepté de travailler sans arrière pensée à ses côtés ; […] lui, non seulement n’avoue pas s’être trompé mais cherche à prouver à l’aide de son dossier (que ne prouverait-il pas ce dossier) (sic ) qu’il a été un précurseur de la révolution nationale. D’autre part, j’ignore toujours quand M. Deschizeaux quitte Châteauroux et quand il y revient ; étant donné la fréquence de ses absences, je serais fort embarassé pour agir en cas de nécessité urgente (bombardement… troubles… etc.) puisque je serais à me demander si j’ai qualité pour agir. De plus, Châteauroux aimerait bien être administré par un maire qui, vivant de la vie de la cité, serait plus à même que M. Deschizeaux de connaître les besoins et les aspirations des Castelrudolphiens.
Il m’est impossible dans ces conditions de continuer à collaborer avec M. Deschizeaux, ce dernier ayant davantage le souci de son devenir que celui de l’administration de la ville. C’est pourquoi j’ai l’honneur, au cas où vous le maintiendriez comme maire de Châteauroux de vous demander de me relever de mes fonctions. Servir a été la consigne de ma vie. Je vous prie de croire que, même dans le rang, je continuerai à servir ma cité et mon pays (141). »
Cette vision partiale et partielle de la crise est complétée par un rapport du préfet de l’Indre adressé le 30 juin à Pierre Laval.
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que j’ai reçu récemment la démission de trois adjoints au maire de Châteauroux et de six conseillers municipaux, le conseil municipal comptait déjà trois absents. Cette crise, qui était prévisible depuis plusieurs mois, et notamment depuis le vote du budget de la ville (au mois d’avril), au cours duquel un incident a eu lieu, démontrant que la situation ne faisait que s’aggraver, ne m’a pas surpris ; à la suite de ces démissions, M. Deschizeaux, maire de Châteauroux, s’est rendu à Vichy et m’a dit vous avoir remis sa démission, dont il ne m’a laissé qu’une copie.
Les causes du dissentiment qui existe entre près de la moitié du conseil municipal et le maire sont profondes. Je ne puis mieux faire que de vous communiquer les lettres de démissions des trois adjoints, qui reflètent objectivement leurs pensées. Les motifs invoqués par les conseillers municipaux démissionnaires sont rédigés dans un esprit identique.
Le conseil municipal, constitué le 7 avril 1941, était, paraît-il à sa formation, tout à fait disposé à collaborer loyalement avec le Maire, qui avait été confirmé dans ses fonctions, malgré l’avis défavorable donné par mon prédécesseur. Il faut bien reconnaître, cependant, que le maire ne jouissait pas de la confiance de toute la partie du Conseil, aujourd’hui démissionnaire. Il aurait pu, à mon avis, reprendre l’assemblée en main par une attitude franche et directe. Il ne l’a pas su. Les conseillers démissionnaires lui reprochant particulièrement de ménager l’avenir, de ne pas vouloir compromettre sa situation politique, au cas d’un revirement dans la situation du gouvernement, de n’être en somme dévoué qu’en paroles au Gouvernement du Maréchal. Des conversations qu’il a tenues ont été soigneusement notées, qui n’étaient pas faites pour faire disparaître cette impression.
Ceci pour la partie politique, si je puis dire de l’incident.
Car une incompréhension totale règne entre le maire et particulièrement ses adjoints, en ce qui concerne l’administration municipale. M. Deschizeaux est, en effet, souvent absent et ne passe guère à sa mairie que deux ou trois jours par semaine, se rendant à Paris, pour ses affaires. Ses adjoints se plaignent de ce qu’ils ne sont pas tenus au courant des affaires municipales, et que, s’ils prennent quelques initiatives en son absence, le maire ne manque pas, à sa rentrée, d’annuler ce qu’ils ont fait sans le consulter. Il est certain que le Maire, en de nombreuses circonstances, a agi maladroitement vis-à-vis de ses collaborateurs et que son attitude, jointe à la méfiance dont il était l’objet de la part de certains de ceux-ci, en raison de son passé, ne pouvaient qu’aboutir à la crise actuelle, qui, je le répète, se voyait venir de longue date.

J’ai eu des conversations avec chacun des 17 conseillers municipaux actuels, sauf avec M. M…, absent et M. T…, prisonnier. Aucun des démissionnaires ne veut revenir sur sa démission si le maire est maintenu en fonction. Parmi les non démissionnaires, un seulement, M. C…, pour des raisons personnelles d’amitié avec le maire, désire se retirer du conseil municipal. Un autre, M. B…, ancien syndicaliste, m’a dit n’être pas sûr de rester, craignant de n’être pas compris de ses camarades ; M. B…, homme intelligent et pondéré, qui m’a dit lui-même être dévoué au Gouvernement du Maréchal, jouit de l’estime de l’intégralité des membres du Conseil. J’espère pouvoir le maintenir et lui demander de rester membre du conseil.
De ces conversations, il résulte qu’aucun “ replâtrage ”, si je puis employer ce mot, n’est possible. L’opinion générale est que toute opération de ce genre, si elle réussissait, ne ferait que reporter la crise à une date ultérieure, et que les mêmes incidents se reproduiraient d’ici un mois ou deux. Les positions sont nettement prises actuellement, et définitivement, de la part de toute une fraction du Conseil. Aucune possibilité n’existe donc de ce côté.
Resterait donc la deuxième solution, qui consisterait à accepter la démission des adjoints et des conseillers, purement et simplement et à charger le maire, M. Deschizeaux, de compléter son conseil ainsi amputé actuellement de 12 membres. Au cours de plusieurs entretiens que j’ai eus avec lui, M. Deschizeaux lui-même s’est déclaré dans l’impossibilité de mener à bien une telle opération. D’ailleurs, il convient de remarquer que depuis de longs mois, trois sièges sont vacants au conseil municipal et que, malgré les efforts du maire, et mes efforts personnels, il n’a pas été possible de trouver trois personnes acceptant d’être nommées conseillers. M. Deschizeaux comprend d’ailleurs fort bien la situation, puisqu’il vous a adressé lui-même sa lettre de démission, dans laquelle, il fait état de la “ divergence profonde ” qui existe entre ses conseillers et lui. Dans une autre lettre, qu’il a adressée au Maréchal, il se déclare contraint de se retirer, devant la démission d’un certain nombre de conseillers municipaux.
La crise ne peut donc être résolue que par l’acceptation de la démission de M. Deschizeaux, maire de Châteauroux. D’autre part, il n’est pas opportun d’apporter des perturbations profondes dans le conseil municipal actuel, qui n’a pas démérité, et jouit de la confiance de l’opinion. Cette confiance devant sûrement s’augmenter lorsqu’il sera présidé par un maire dévoué au Gouvernement du Maréchal, se consacrant uniquement aux fonctions municipales et dont le seul souci sera la bonne administration de la ville. Tous les conseillers municipaux actuels acceptant, sauf un – et peut-être deux, pour les raisons particulières que j’ai exposées – de collaborer avec le nouveau maire, et par avance, font confiance au Gouvernement pour la désignation de celui-ci. Je vous transmets, sous le même pli, mes propositions à ce sujet (142). »
Le 19 juin, le maire de Châteauroux avait envoyé sa lettre de démission à Pierre Laval. Le même jour, il s’adressait au Maréchal Pétain :
« Monsieur le Maréchal, C’est avec une profonde tristesse que je dois vous annoncer l’événement indépendant de ma volonté, il s’agit de la démission d’un certain nombre de conseillers municipaux, qui me contraint à remettre au Chef du Gouvernement ma démission de maire de Châteauroux. […] Pour faire la réconciliation nationale, j’avais réuni autour de moi, dans mon Conseil Municipal, des personnalités autrefois politiquement opposées. Ce sont ces personnalités qui viennent de démissionner sans qu’aucun motif d’ordre administratif ou moral ait pu être invoqué. En 1941, j’ai été confirmé par votre Gouvernement dans mes fonctions de maire. Je ne voudrais pas que vous puissiez croire que la confiance que vous avez alors mise en moi était imméritée. […] Mais tout ceci n’est plus que le passé et je voudrais que vous sachiez que, si je suis aujourd’hui contraint de quitter ma mairie, je n’en servirai pas moins la France dans le rang, avec une foi et un courage qui ne sont pas ébranlés. Je ne suis pas sourd à l’appel que vous venez de nous adresser, le jour anniversaire de l’armistice, j’en ai été profondément ému. Je vous prie, Monsieur le Maréchal, d’accepter ici, l’expression de mon respectueux dévouement, en même temps que l’hommage de ma gratitude pour la confiance que vous m’avez témoignée. Vive le Maréchal Pétain ! Vive la France ! »
Cette missive n’était envoyée que le 23 juin au Secrétariat du Maréchal Pétain accompagnée d’une note destinée au docteur Ménétrel :
« Vous devinerez, quand vous aurez pris connaissance de cette lettre, le sentiment de tristesse que j’ai ressenti en l’écrivant. J’ai entendu l’appel poignant du Chef, qui, pour nous aider, reste “ debout sous l’orage ”. Je ne puis surtout oublier sa visite à Châteauroux et les paroles encourageantes qu’il m’a adressées. M. Hilaire et M. Demange du Ministère de l’Intérieur, ont été mis au courant de toute l’affaire qui, avec un peu plus de clairvoyance et de fermeté, aurait pu être évitée. Ils m’ont reçu à Vichy et m’ont réservé l’accueil le plus bienveillant. Je vous serais très reconnaisant de placer cette lettre sous les yeux du Maréchal. Je ne veux pas que le Maréchal puisse supposer que c’est volontairement que le maire de Châteauroux a quitté son poste ou bien, ce qui serait plus grave encore, pour un motif d’ordre moral ou administratif. Je suis prêt, bien entendu, à répondre à votre convocation si vous avez besoin de moi pour de plus amples informations […] (143). »
Une question reste posée : Louis Deschizeaux a-t-il volontairement provoqué cet incident mineur que ses adversaires politiques pouvaient utiliser pour l’obliger à démissionner ? Cherchait-il vraiment à quitter la mairie de Châteauroux comme il l’avait confié à Déat ? Toujours est-il que, dans un rapport sur le département de l’Indre daté de 1943, la version officielle donnée par Vichy ne retenait pas cette dernière hypothèse :
« M. Deschizeaux se montrait en 1940 un partisan du gouvernement du Maréchal, et était, pour cette raison, confirmé dans ses fonctions de maire en mars 1941. Il avait dû cependant faire entrer dans son conseil nombre d’éléments nationaux et de droite. Cette combinaison ne pouvait tenir longtemps. En juillet 1942, une partie de son conseil, se souvenant encore des attitudes passées du maire, se désolidarisa de lui, et M. Deschizeaux fut amené à donner sa démission (144). »
Le 25 juillet seulement, les Castelroussins apprennent avec surprise la démission du maire, M. Deschizeaux. Par arrêté du 22 juillet 1942 pris en application de la loi du 16 novembre 1940 portant réorganisation des corps municipaux, M. Daumain Émile, intendant en retraite, est nommé maire de Châteauroux en remplacement de M. Deschizeaux. En mars 1973, l’ex-député de l’Indre ponctuait l’évocation de cet épisode par une anecdote symbolique :
« Otto Abetz, que je connaissais d’avant-guerre, me convoqua à Paris :
“ Pourquoi vous êtes-vous mis dans cette situation ? Il faudrait trouver un moyen pour vous défendre. Je vous propose de vanter les charmes touristiques du Berry à Radio-Paris. ”
Devant mon refus, il me demanda ce que je comptais faire :
“ De l’apiculture. – Combien de ruches possédez-vous ? – Deux. Que feriez-vous à ma place ? – Comme vous. ”
Je suis reparti à Ardentes m’occuper de mes deux ruches. J’ai caché de nombreux israélites et aidé des gens à passer la ligne de démarcation
. »
À la Libération, par sa décision du 5 décembre 1945, le Jury d’honneur maintenait l’inégibilité qui frappait Louis Deschizeaux en raison de son vote du 10 juillet 1940 donnant les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. Pourtant, le 12 avril 1945, l’ancien maire de Châteauroux avait écrit les phrases suivantes au général de Gaulle, alors chef du Gouvernement provisoire :
« Trente huit millions de Français ont souffert la dure contrainte de l’occupation ennemie. Ils vivaient sous la loi de Vichy, mais ils nourrissaient secrètement dans leur coeur l’espoir de la réussite de votre cause.
À quelques exceptions près, chacun a fait ce qu’il a pu pour servir son pays. J’étais parmi eux. Nous avons souffert l’occupation en serrant les poings et en écoutant votre voix qui nous apportait le réconfort et l’espérance, qui nous rappelait que la France était toujours vivante et qu’un jour elle retrouverait sa place dans le monde
(145). »
Dans la carrière politique de Louis Deschizeaux, la IVe République fut une « traversée du désert » mais ce « socialiste indépendant » effectuait en 1958 un retour fulgurant sur la scène politique départementale : ilredevenait député de l’Indre, puis maire de Châteauroux et enfin, conseiller général du canton de
Levroux (jusqu’en 1967).