Louis Deschizeaux ou la tentation
du Parti unique
Jean-Louis Laubry
(Les notes ont été placées dans le cadre en bas de page, il vous suffit de faire descendre l'ascenseur au fur et à mesure pour avoir accès aux notes en relation avec les appels de note du texte principal.)
« L’histoire savante n’a que peu de répercussions sur la mémoire.
L’historien est un don Quichotte qui se bat éternellement contre des moulins
que la mémoire truquée ou tronquée fait tourner devant lui. »
François Cochet à propos d’Oublier nos crimes – L’amnésie
nationale : une spécificité fran-çaise ?, ouvrage collectif
sous la direction de Dimitri Nicolaïdis, Paris, Autrement, 1994.
***
« Mes souvenirs sont très fidèles sur la période juin -
juillet 1940. Beaucoup de choses ont été dites et même écrites,
qui sont loin de correspondre à la réalité des événements
.»
Louis Deschizeaux dans une lettre à Michel Jouanneau, février 1973.
Pendant l’été 1940, le Gouvernement du Maréchal Pétain
installé à Vichy met en place le nouvel « État français
» . La République est bien morte, emportée en quelques semaines par
la succession rapide des événements : une extraordinaire défaite
militaire sur le sol français, l’arrivée au pouvoir du vainqueur de Verdun
et le vote du 10 juillet où l’écrasante majorité des représentants
du peuple confie les pleins pouvoirs à Philippe Pétain pour rédiger
une nouvelle constitution. Parmi eux, tous les parlementaires de l’Indre sans exception :
les sénateurs radicaux-socialistes Paul Bénazet et Fernand Gautier mais
aussi les députés élus en 1936 sous l’étiquette du Front Populaire,
François Chasseigne, Albert Chichery, Louis Deschizeaux, Max Hymans et Vincent
Rotinat.
Louis Deschizeaux (1897-1987) est en 1940 un homme en pleine force de l’âge
qui peut légitimement ambitionner un destin politique national. Durant les années
1930, il a magnifiquement réussi son implantation locale et régionale dans
le département de l’Indre. Outre la municipalité castelroussine conquise
aisément en 1935, il a été élu et réélu député
du premier arrondissement de l’Indre en 1932 et en 1936. Depuis 1934, il siège
également au conseil général de l’Indre où il représente
le canton d’Ardentes. Sur le plan politique, il défend tout d’abord les couleurs
de la S.F.I.O. (parti socialiste) en 1932. En 1936, il appartient à la majorité
parlementaire du Front Populaire avec l’étiquette U.S.R. (Union Socialiste Républicaine).
Il est donc classé à gauche sur l’échiquier politique français.
Cependant, à la veille du second conflit mondial, il participe pleinement aux
débats idéologiques qui secouent le monde politique hexagonal, transcendent
les partis traditionnels et révèlent la grave crise d’identité nationale
qui saisit alors le pays (voir l’ouvrage majeur de Pierre Laborie, L’opinion française
sous Vichy, Le Seuil, 1990, p. 56 à 107).
Sur des questions aussi cruciales que la paix ou la guerre, les notions de droite
et de gauche perdent peu à peu leur validité : dans l’immédiat avant-guerre,
aux yeux des contemporains comme des historiens disparaissent les points de repères
solides fondés sur les distinctions politiques classiques. Le choc de 1940 ne
fait qu’achever le processus de désintégration du paysage politique français.
Louis Deschizeaux choisit les premiers jours de septembre 1940 pour s’adresser à
ses électeurs. Après de longues semaines de silence, sans doute le député-maire
de Châteauroux ressent-il le besoin d’expliquer à ces concitoyens la signification
de ses choix politiques du début de l’été. Il rédige trois articles
où il présente sans ambages « la France nouvelle » à
laquelle il aspire désormais. « Dialogue avec le Maréchal (I) »,
« D’abord du travail (II) » et enfin « L’œuvre de reconstruction
(III) » paraissent respectivement les 8, 13 et 15 septembre 1940 dans Le
Département d’Ernest Gaubert qui était alors le seul quotidien de l’Indre
et dont le tirage atteignait 30.000. exemplaires en 1940 (renseignements provenant
des Archives Nationales F 41 103-104).
La France Nouvelle.
Dialogue avec le Maréchal (I)
Récemment le Maréchal Pétain recevait quelques Maires qui avaient
exprimé le désir d’entretenir le Chef de l’État des problèmes
de l’administration communale et des besoins de leurs populations. Ils étaient
trois réunis par le hasard d’une rencontre : le maire de Nice, le maire d’Albi
et le maire de Châteauroux. M. Marquet, ministre de l’Intérieur et maire
de Bordeaux les accompagnait (1).
La réception du Maréchal fut une surprise. Rien de semblable à
ce protocole de l’Elysée qui rendait autrefois le Président de la République
plus inaccessible qu’un empereur.
Le Maréchal, allant au-devant de ses visiteurs les reçut dans son jardin
du Pavillon Sévigné (2). Il se tenait debout au milieu d’eux dans
une attitude simple et familière.
Dans ses propos, il se montra bienveillant, exprimant avec bonté et humilité
le désir de connaître dans les moindres détails et de comprendre les
difficultés du peuple qu’il gouverne.
Au maire de Nice, il parla de « sa belle ville » . À un autre (3),
qui avait, dans l’autre guerre, servi à Verdun, il parla de la grande bataille
et de la 38e division qui reprit Douaumont en octobre 1916.
Tandis qu’il parlait les visiteurs pensaient avec émotion au formidable labeur
de cet homme, qui par devoir et par patriotisme avait quitté sa retraite pour
servir encore son pays.
Craignant de l’importuner ils voulaient abréger l’entretien et s’éloigner.
Mais le Maréchal, droit comme un chêne (4), debout en plein soleil,
retint encore longtemps ses visiteurs, esquissant pour eux les traits de la France
nouvelle ébauchant le futur statut des communes de France.
Il fallut enfin prendre congé. En nous éloignant, nous avions une commune
pensée : dans son malheur, la France avait beaucoup de chance de retrouver Pétain.
Le peuple français doit comprendre l’immense service que lui a rendu le Maréchal,
en exigeant, à Bordeaux, que le Gouvernement demeure sur le territoire et qu’il
soit mis fin à une guerre devenue désormais impossible (5).
Il doit essayer de mesurer les difficultés considérables que pose le
gouvernement d’un pays vaincu, aux trois quarts occupé et coupé en deux.
Le peuple français doit mesurer l’immense responsabilité de cet homme,
qui, arrivé à l’hiver de sa vie avec tous les honneurs, n’a pas craint
de reprendre le labeur le plus rude et le plus décevant. Il doit songer à
tout ce qu’il faut d’abnégation, de courage tranquille, de calme et de lucidité
pour résister au découragement, pour déjouer les intrigues, pour apaiser
les passions.
Nous nous plaignons. Sans doute la situation de beaucoup de Français est
dramatique. Mais que serait-elle si le Maréchal n’était pas là ? Que
chaque Français réfléchisse.
Dans le moment présent, l’unité de la France, l’ordre intérieur de
la France, nos raisons de vivre et d’espérer sont entre les mains du Chef de
l’État Français, le Maréchal Pétain (6).
Les Allemands estiment les hommes de devoir et ils savent s’incliner devant le
courage.
Pour traiter avec eux faisons confiance au Maréchal Pétain.
Louis Deschizeaux
D’abord du travail (II)
Les démobilisés s’inquiètent. Les usines, les ateliers restent
fermés. Les chômeurs voient avec inquiétude leur petit pécule
disparaître.
La première condition pour que l’ordre soit maintenu, pour que les Français
reprennent courage, est de leur donner du travail.
Le Département réclamait récemment des travaux d’utilité publique.
Les grands travaux n’ont pas toujours eu bonne presse. Beaucoup représentaient
des dépenses inutiles. Mais aujourd’hui, ils sont nécessaires non seulement
parce qu’ils fourniront du travail aux démobilisés et aux chômeurs,
mais aussi parce que, physiquement et moralement, ils doivent permettre de «
refaire » la France, grâce à nos efforts et à notre énergie
(7). Nous venons de subir le plus grand désastre de notre histoire. Qu’il
nous aide au moins à comprendre nos erreurs passées, à secouer nos
vieilles routines, à nous corriger de nos terribles défauts !
Tandis qu’à notre porte, un monde nouveau surgissait, nous hésitions à
changer de place un pavé !
C’est ainsi que la France, qui est pourtant le pays le plus sain et le plus riche
du monde, a laissé la tuberculose et l’alcoolisme exercer ses ravages. Dans
l’Indre, le nombre des malades envoyés dans les sanas et les asiles de fous
augmentait chaque année dans d’incroyables proportions.
Cependant, pour quelques jardins, pour une piscine, pour un stade, l’encre et
les discours coulaient à flot ! Et lorsqu’il y a moins de deux mois un arrêté
municipal interdisait à Châteauroux la vente de l’alcool, cent lettres
de protestations étaient adressées au maire au nom de la liberté (8)
!
Ici, à Châteauroux, nous sommes résolus à poursuivre le travail
commencé il y a cinq ans (9). Les Allemands nous ont montré ce qu’on
peut faire sans argent – car la seule richesse est dans l’intelligence et le travail.
Le 9 août, nous avons adressé au Préfet de l’Indre, pour qu’il
soit transmis d’urgence au Gouvernement, le programme des travaux d’intérêt
public immédiatement exécutable. Les études sont achevées. Les
dossiers sont prêts depuis longtemps (10).
(11)
Nous achèverons le Centre Social (les travaux ont repris). Non pas seulement
pour disposer d’une salle de réunion où nous donnerons des spectacles (musique,
séances de cinéma avec films de voyage et documentaires, théâtre
– du bon théâtre), mais aussi des bains-douches et une piscine (est-ce
que la natation ne devrait pas être obligatoire pour tous les jeunes, filles
et garçons ?) et où, été comme hiver, la culture physique pourra
se poursuivre (12). En cinq ans, la population de Châteauroux a augmenté
de près de 10 000 habitants. Il faut tâcher de maintenir le gain et
de l’améliorer encore (13).
Louis Deschizeaux
L’œuvre de reconstruction (III)
La France vient de subir la défaite mili- taire la plus totale de son histoire.
Les trois cinquièmes de son territoire sont occupés. Nous avons assisté
à l’effondrement de tout un régime et de ses prétendues élites.
Tout est aujourd’hui remis en question. Il n’est pas un Français, pas une famille
qui soient sûrs aujourd’hui de l’avenir. Les réfugiés n’ont pas encore
tous pu rejoindre leur foyer et encore moins entreprendre de le reconstruire s’il
a été détruit ; les prisonniers ne sont pas revenus et attendent des
secours ; les démobilisés, le coeur plein d’amertume, se demandent comment
ils vont reprendre leur tâche ou refaire leur vie ; le chômage sévit
; les jeunes surtout se trouvent devant un immense inconnu.
Notre malheureux pays, qui, certes, ne méritait pas un pareil destin, a eu
la chance dans sa détresse d’avoir pu remettre le commandement à un homme,
le Maréchal Pétain, vers qui va l’universel respect, au dedans comme au
dehors. L’Assemblée Nationale en abdiquant entre les mains du plus digne et
en liquidant également une fausse démocratie parlementaire, a rendu possible
sans violence inutile, la reconstruction.
Cependant, cette reconstruction sera une œuvre longue et difficile. elle exigera
beaucoup d’efforts, beaucoup de discipline, beaucoup de dévouement. Ce n’est
pas seulement d’une remise en place qu’il s’agit, c’est d’une véritable et profonde
Révolution Nationale (14).
De quoi s’agit-il en effet ? Il ne s’agit pas seulement de donner à la France
une nouvelle Constitution politique – qui, d’ailleurs, ne saurait être rédigée
d’un coup, et devra bien plutôt consacrer une expérience (15).
Il s’agit de transformer la structure de notre pays, de lui rendre une âme,
afin de sauvegarder son avenir et de lui restituer ses chances historiques.
Au dedans le régime d’ordre et d’autorité, devra être fondé sur
la justice, la prédominance étant donnée au travail, à
l’intelligence, au rendement social, et les forces d’argent le plus souvent
d’origine étrangère ou à caractère international seront exlues
de la vie publique et durement ramenées à la discipline de l’intérêt
collectif. Cela implique une conception neuve de l’État, qui en fasse l’arbitre
de tous les intérêts, le garant de tous les contrats, le mainteneur de
la Cité, et dont le service soit le premier devoir de tout citoyen, à plus
forte raison de ceux dont la vocation sera de veiller aux intérêts du public.
Une organisation syndicale corporative de la vie économique et professionnelle
s’impose. Elle mettra fin à toutes les anarchies, aussi bien celle des groupements
que celle des individus, celle de la production que celle des prix. Bref, un ordre
dans lequel n’aient accès ni le profit sans travail, ni le travail sans profit,
et qui soit celui d’une communauté vraiment nationale et fraternelle, où
chacun, se dévouant à la collectivité, bénéficie en retour,
de l’appui de tous, pour lui et pour les siens. Car l’individu ne doit
plus être séparé ni de la famille ni de la profession (16).
Au dehors, il s’agit de faire une politique exclusivement française,
qui ne soit plus à la remorque d’aucune alliance fallacieuse (17), et
vise uniquement à l’intérêt national. Nous avons à faire la moins
mauvaise paix possible, la moins coûteuse possible. On ne conçoit pas une
Europe digne de ce nom sans que la France y trouve sa place et sans que le génie
français y apporte son sens de l’universel et de l’humain. C’est pourquoi il
faut souhaiter entre les nations une coopération où nous aurons une part
plus grande que nous ferons la preuve de notre capacité administrative, de nos
facultés d’organisation, de la valeur de nos techniques, et que nous saurons
prendre, au moment voulu, ces initiatives les plus hardies (18).
Cette politique de reconstruction hardie est celle que commandent les événements.
Elle seule peut atténuer les conséquences effroyables de la guerre et des
fautes commises. Mais encore une fois, elle exigera de la part de tous les Français,
enfin réconciliés, beaucoup d’efforts, beaucoup de discipline, beaucoup
d’amitié et de dévouement.
Louis Deschizeaux
*****
En ce début du mois de septembre 1940, Louis Deschizeaux souhaite ainsi apparaître
comme un fervent admirateur du Maréchal et un partisan résolu de la Révolution
Nationale. Lui, l’élu du Front Populaire, le socialiste modéré certes
mais socialiste tout de même, applaudit à la mise en place d’un régime
d’ordre et d’autorité. En effet, les premières mesures prises par le Maréchal
étaient sans ambiguité.
Dès le 11 juillet, muni des pleins pouvoirs, Philippe Pétain déclarait
assumer les fonctions de chef de l’État français (acte constitutionnel
n°1). Il s’attribuait à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir
législatif (acte constitutionnel n°2). Dans les jours qui suivaient et
jusqu’à la mi-août, les naturalisations intervenues en France après
1927 étaient remises en cause par une procédure de révision ; l’administration
était épurée et débarrassée des éléments jugés
indésirables : les agents de l’État d’origine étrangère,
les fonctionnaires favorables aux idées communistes et le personnel qui s’était
trop engagé en faveur du Front Populaire ; le Gouvernement de Vichy déclarait
la franc-maçonnerie hors la loi et mettait en place une Cour suprême de
Justice pour juger les responsables politiques de la défaite. Enfin, une loi
du 3 septembre 1940, parue au Journal Officiel dès le lendemain, permettait
à chaque préfet d’interner par un simple arrêté les « individus
dangereux pour la défense nationale et la sécurité publique »
sans qu’aucun recours ne soit prévu dans la législation. La « démocratie
parlementaire » avait bel et bien disparu et les libertés individuelles
cédaient la place à l’arbitraire administratif.
Aveuglement et erreur d’appréciation de la part du député-maire de
Châteauroux à l’image d’une France désemparée et déboussolée
? Ralliement sincère à la personne du Maréchal et à l’idée
d’un pouvoir fort et autoritaire rendu nécessaire par des circonstances exceptionnelles ?
Prise de position opportuniste d’un politicien pour le moins soucieux de maintenir
les positions acquises et désireux de faire partie des équipes nouvelles
qui s’agitent autour du nouveau pouvoir vichyssois ? N’est-il pas vain de vouloir
répondre à ces questions à moins d’avoir vécu dans l’esprit
de Louis Deschizeaux durant ces quelques mois ? De surcroît, le Castelroussin
d’adoption s’est assez peu exprimé sur cette période et il n’a pas rédigé
de mémoires. Il ne semble pas non plus avoir laissé de papiers personnels
dignes d’intérêt pour la recherche historique (19). Toutefois, la rareté
des archives disponibles n’interdit pas toute tentative pour renouer quelques fils
et reconstituer une partie de l’itinéraire de l’homme public durant les années
noires.
Juin 1940 à Châteauroux :
les heures les plus poignantes, les plus douloureuses
de ma carrière
Il serait inutile d’essayer de comprendre cette sombre période sans en revenir
à la situation psychologique et morale du pays en 1940. C’est un euphémisme
que d’affirmer que le choc de la défaite avait été rude pour tous
les Français : le pays s’était effondré en quelques semaines
dans des conditions effroyables. En juin, l’Indre avait vu déferler des millions
de personnes en voiture, à bicyclette, à pied, fuyant dans un désordre
indescriptible l’avance de l’armée allemande. Outre l’exode des réfugiés,
les Berrichons assistaient également à la « débâcle »
de l’armée française sous les bombardements meutriers des aviations allemande
et italienne (sur Châteauroux, Issoudun, Argenton-sur-Creuse, Le Blanc, Levroux,
Saint-Gaultier et Aigurande). Contrairement à certains élus, Louis Deschizeaux
choisit délibérément de demeurer parmi les Castelroussins : «
J’étais au seul endroit où je devais être : à ma Mairie.
Je pensais et je pense encore que le premier devoir d’un Maire lorsque s’approche
l’armée ennemie est de demeurer au milieu de la population qu’il doit aider
et protéger, exactement comme le devoir d’un marin est de demeurer jusqu’au
bout à son bord. J’ai vécu, à ce moment-là, les heures les plus
poignantes, les plus douloureuses de ma carrière (20). »
En effet, vers le 10 juin, alors qu’il est « Président du Comité
technique de l’Information » auprès du ministre de l’Information Frossard
(21) dans le gouvernement Reynaud, Louis Deschizeaux quitte Paris et rejoint le chef-lieu
du département de l’Indre. Il organise avec des moyens limités l’accueil
des dizaines de milliers de réfugiés qui traversent la ville. « À
Châteauroux, on avait organisé des centres de couchage au dancing du Lido,
à la salle des ventes. Un grand centre d’accueil était ouvert Place Voltaire.
Mais le problème essentiel était celui du ravitaillement en pain (22).
»
« Dans la ville, les rues étaient encombrées. Pensez qu’il y avait
environ 150 000 personnes dans Châteauroux et une garnison d’environ 6 000 soldats.
Le mardi [sans doute le 19 juin], je me rends à la mairie et je dis à
tous les employés de partir. Je voulais rester seul pour accueillir les Allemands.
Je parlais un peu l’allemand et je voulais éviter tout incident. J’avais demandé
à une réfugiée de Strasbourg, Mlle Hubsch, de demeurer à ma disposition
pour servir d’interprète. Le ministre de l’Intérieur, Charles Pomaret,
avait décidé que toutes les villes de plus de 20 000 habitants devaient
être déclarées villes ouvertes (23). À Châteauroux,
je n’avais plus aucun contact. J’étais seul, le Préfet était parti
(24).»
« L’aviation italienne bombardait la ville. […] L’anarchie était totale.
[…] Devant la mairie avaient été déposés, dans des bâches,
des débris humains [sans doute des victimes du bombardement du 19 juin
1940]. Les soldats qui traversaient la ville jetaient leurs armes dans les caniveaux.
Je décidai de m’installer à la préfecture . […] Le général
Frère, qui se battait sur le Cher, m’avait envoyé un officier d’ordonnance
pour me dire qu’il entendait se battre dans Châteauroux. La population avait
disposé des draps blancs sur les toits (25).»
Effectivement, les villes ont été déclarées ouvertes sans qu’aient
été consultés les chefs militaires auxquels il est demandé par
ailleurs de poursuivre le combat. Le général Frère, commandant la
VIIe armée, a laissé un témoignage très précieux sur la
retraite de l’armée française dans l’Indre. Les propos du responsable militaire
diffèrent quelque peu de ceux de l’élu politique castelroussin.
Le 17 juin, l’officier supérieur a installé son P.C. à La Chapelle
Orthemale (au nord de Châteauroux, près de Buzançais). Les troupes
françaises se replient alors sur le Cher et tentent de s’accrocher sur cette
ligne en tenant les ponts. Aubert Frère note sur son journal personnel pour
la soirée du 18 juin :
« Communiqué radiodiffusé du ministre de l’Intérieur […] annonçant
que les villes de plus de 20 000 habitants seraient considérées comme villes
ouvertes, et, par conséquent, ne seraient pas défendues.
20 000 habitants… alors Châteauroux
(26) ? »
Le lendemain, alors que son supérieur a protesté « énergiquement
» contre cette décision ministérielle, le général Frère
doit intervenir localement :
« On m’apprend que le maire de Châteauroux, M. Deschizeaux, fait placer
des drapeaux blancs aux différentes entrées de la ville. Pour bien être
certain qu’elle ne sera pas défendue, il fait désarmer les hommes qui la
traversent. Je préviens immédiatement Fougère qui fait arracher les
drapeaux blancs et exige que les troupes circulent en armes dans la ville. »
« Vous allez nous faire fusiller » (aurait) dit Deschizeaux à
un officier. « Monsieur le Maire, lui (aurait) répondu celui-ci,
tant qu’à être fusillé, mieux vaut l’être par les Allemands
que par les Français, ce sera plus glorieux (27).»
L’attitude du député-maire de Châteauroux, pour surprenante qu’elle
paraisse, correspond à l’état d’esprit des Castelroussins demeurés
dans leur ville. Depuis le 17 juin et la demande d’armistice du Maréchal Pétain,
se battre n’a plus de sens pour une partie de l’opinion publique et continuer le
combat alors que l’armée allemande est toute proche dresse la population civile
contre les militaires. Pour preuve, « l’incident notable » relaté
par le préfet de l’Indre qui souligne « l’émotion considérable
qu’avait causée la décision du général Maratuech (sic) chargé
de défendre la ville de Châteauroux, ville déclarée libre par
le gouvernement et qui avait mis le maire en demeure d’enlever certains drapeaux
blancs répartis dans la cité, après avis, cependant, de l’État-major
de l’Armée du secteur. Le calme revint après mes exhortations aux gens
réunis à la mairie et au personnel féminin des Postes (28) »
. L’incompréhension entre civils et militaires semble avoir perduré jusqu’en
juillet où le préfet note encore « le manque de psychologie dont
fait trop souvent preuve l’Autorité Militaire. Son attitude énerve l’opinion
».
Le 20 juin, la situation militaire se dégrade : la Wehrmacht est parvenue à
franchir le Cher et pénètre dans le nord du département. La VIIe armée
est appelée à se replier sur la rivière Indre et son P.C. est alors
transféré à Lignac (au sud du Blanc). Le général Frère
reçoit à nouveau la visite du général Fougère :
« Il s’agit de Châteauroux (naturellement !) où on désarmait
hier les soldats français et où on prépare aujourd’hui, le cantonnement
pour un état-major allemand. […] Le préfet de l’Indre téléphone
pour demander des renseignements sur la situation et pour appeler mon attention sur
l’obligation de conserver à Châteauroux le caractère de “ville ouverte”
. Je lui fais téléphoner la réponse suivante : “Le Général
a donné les instructions nécessaires pour que la défense de Châteauroux
ne soit organisée ni aux lisières, ni à l’intérieur de la ville.
Il profite de cette communication pour vous signaler le fait suivant : un habitant
des environs de Châteauroux (M. Balsan) (29), aurait reçu de la préfecture
des instructions pour recevoir dans sa propriété un État-Major allemand.
Le Général vous prie de lui faire connaître : 1) si le fait est
exact 2) dans l’affirmative, comment les autorités civiles ont pu être
avisées de l’arrivée à Châteauroux d’un état-major allemand.
Cette question l’intéresse, au premier chef. ” Le Préfet hésite…
Ce n’est pas lui - bien sûr ! - qui a donné l’ordre. Personne d’ailleurs
n’a été avisé à Châteauroux de l’arrivée prochaine
d’un état-major allemand. C’est le maire, M. Deschizeaux, qui a pris des “dispositions
prévisionnelles”. »
Aubert Frère termine la relation de cet épisode par une réflexion
personnelle :
« Châteauroux, Chabris… Nous sommes bien bas… Au temps de Jeanne Hachette,
on prenait les armes et on montait la garde aux remparts. Sauver l’honneur de nos
armes… »
Le 22 juin au matin, le préfet de l’Indre signale que les Allemands sont à
Issoudun. « (Le même jour, dans la soirée), l’ennemi faisait
son entrée dans Châteauroux. Les effectifs étaient peu nombreux. Un
officier, rendu à la mairie, signifiait au maire l’occupation de la ville et
la garnison, bien que désarmée, était emmenée prisonnière
(30).» Louis Deschizeaux a lui-même raconté la scène :
« Mon huissier […] entre dans mon bureau et me dit : “ Le chef de la
Kommandantur veut vous voir. ” J’avais mis toutes mes décorations et mon écharpe
de maire. L’officier allemand entre. Les présentations se font par l’intermédiaire
de Mlle Hubsch. L’Allemand est le Hauptmann Stadelmeyer. Il me dit “ Châteauroux
ist besetzt (31) ” . »
À aucun moment, dans ses écrits, le maire de Châteauroux ne mentionne
la présence du préfet Gonzalve (32). Au contraire, il affirme avoir «
pendant toute la durée de la (première) occupation (de la ville), assuré
la charge des rapports avec les autorités allemandes (33) ». Face à
un préfet qui prend son premier poste à un moment tragique dans un département
qu’il ne connaît pas, le député de l’Indre semble avoir imposé
sa pleine et entière autorité. Quant à la « population civile
qui (lui) était confiée », Louis Deschizeaux est catégorique :
« Je puis vous dire que l’armée allemande, en entrant dans notre ville,
n’a pas eu le spectacle de la panique et du désordre mais celui du calme et
de la discipline (34). »
Le député-maire ne se montre pas plus précis sur le comportement de
ses administrés. Mme Lévinthal, âgée de 15 ans à l’époque,
s’était réfugiée à Châteauroux chez la famille Parpais avec
sa mère Lucienne Doulcet (35). Elle se souvient avoir vu André Parpais
et sa mère rivés à la fenêtre et émus aux larmes devant
le spectacle des soldats de la Wehrmacht pénétrant dans la ville. Le préfet
Gonzalve signale cependant une autre attitude chez certains Castelroussins, conduite
qu’il généralise sans doute un peu hâtivement :
« J’ai à déplorer l’attitude de la population qui, lors de l’arrivée
des Allemands et durant l’occupation, n’a pas été aussi digne que je l’espérais.
Beaucoup trop d’habitants n’ont pas hésité à faire la haie pour assister
à leur entrée et les ouvrières cigarières repliées de Strasbourg
notamment, n’ont pas craint de témoigner d’une satisfaction un peu trop vive
(36). »
Le vote des pleins pouvoirs :
En juillet 1940, les choses n’étaient pas nettes pour
un Français (37)
Dans une longue lettre adressée le 12 avril 1945 au général de Gaulle
alors chef du Gouvernement Provisoire de la République Française, Louis
Deschizeaux revient longuement sur son vote lors de la séance de l’Assemblée
Nationale tenue le 10 juillet 1940 à Vichy. Sa brillante explication tient en
trois points :
• Il invoque tout d’abord les circonstances exceptionnelles nées de la
défaite :
« Le 10 juillet, venu directement de Châteauroux à Vichy sans être
passé par Bordeaux, […] il m’apparaissait, comme à beaucoup d’autres, qu’on
allait demander surtout à l’Assemblée Nationale de voter les pouvoirs au
Maréchal Pétain parce que la France, après le drame le plus douloureux
de son histoire, se trouvait dans un état de grande détresse physique et
morale et que cet état réclamait pour tous ceux qui ne pouvaient continuer
la lutte au-delà des frontières, une période de répit [souligné
par l’auteur]. De notre édifice politique ancien, il ne restait que
des décombres. Il fallait que la France se ressaisît. J’ai cru que ce répit
allait permettre, au dedans de la Métropole et dans l’Empire, la résurrection
de la Patrie. J’ai donc voté “ oui ” parce qu’en mon âme et conscience
je pensais que c’était l’intérêt de la France. »
• Il rejette la responsabilité (individuelle ou collective) de l’acceptation
de l’armistice :
« On a dit que le vote de l’Assemblée Nationale comportait implicitement
ratification de l’armistice. C’est inexact. Cependant, […] le 10 juillet, dénoncer
l’armistice consistait en fait à livrer à l’armée allemande sans aucune
possibilité de combat la totalité du territoire métropolitain et quelques
millions de plus de prisonniers. »
• Enfin, il plaide la bonne foi face à la trahison de Pétain :
« J’ai voté “ oui ” parce que le texte qui nous était soumis ne
donnait aucun pouvoir au Gouvernement de conclure la paix. […] Il ne prévoyait
qu’une réforme constitutionnelle en donnant tous pouvoirs “ au Gouvernement
de la République ” de promulguer une nouvelle Constitution qui devait être
“ ratifiée par la Nation ”. Il ne comportait donc aucun abandon, ni formel
ni tacite, de la forme républicaine de l’État. […] La vérité
est que l’Assemblée Nationale a fait confiance à un Chef militaire dont
tout le monde vantait alors le patriotisme et le sens de l’honneur. L’Assemblée
Nationale a été trompée. »
« De toutes manières, le 10 juillet, personne ne pouvait prévoir
le coup d’État des actes constitutionnels du 13 juillet, l’entrevue de Montoire,
la politique de collaboration, la “ relève ”. » Cette dernière
phrase au caractère lapidaire laisse clairement sous-entendre que Louis Deschizeaux
a rapidement pris conscience de la nature réelle du régime de Vichy :
il condamne le « coup d’État de juillet 1940 » et la « politique
de collaboration » engagée offi-ciellement en octobre de la même année.
Trente ans après les faits, le député-maire de Châteauroux s’est
à nouveau exprimé sur son séjour dans la station thermale :
« Le 10 juillet 1940, je suis arrivé à Vichy. Le matin, j’ai rencontré
dans la rue Edouard Herriot et lui ai demandé son conseil sur ce qu’il fallait
faire. Il m’a répondu qu’il fallait voter pour le nouveau projet de constitution.
[…] Je suis resté 15 jours à Vichy (38). »
Il est indispensable de comparer ces affirmations avec divers documents conservés
dans les archives et datés de 1940, 1941 ou 1942. Tout d’abord se pose la question
de la durée du séjour du député-maire de Châteauroux dans
la capitale thermale. Dans ses « carnets de guerre » rédigés
au jour le jour et saisi par la police française à la Libération,
Marcel Déat relate sa rencontre avec Louis Deschizeaux vers « onze heures
» du soir le dimanche 7 juillet (39). Pierre Nicolle arrivé à Vichy
quelques jours avant le vote du 10 juillet croise « dans le parc […] à
plusieurs reprises un petit groupe, toujours le même, se hâtant vers quelque
lieu de réunion » formé de Déat et de ses « disciples »
parmi lesquels Deschizeaux et Chasseigne (40). Mais le castelroussin d’adoption est
sans doute arrivé plus tôt dans la ville thermale. En effet, il figure
parmi les co-auteurs de la fameuse « Déclaration Bergery ». Dès
le 4 juillet et dans les jours qui suivent se réunit au Queen’s Hôtel (où
loge justement Louis Deschizeaux durant son séjour vichyssois), un groupe de
« jeunes » députés partisans de la « révision »,
soucieux de « poser dans toute son ampleur le problème des responsabilités
et de l’élimination des vieilles équipes » et désireux d’assurer
« l’avenir de la France dans le nouveau cadre européen ». Sans préciser
formellement si ces hommes sont présents à ces discussions, Déat cite
Bergery, Château, Cayrel, Rives, Spinasse, Tixier-Vignancour, Brille, Frot et
Chasseigne.
Gaston Bergery est chargé le 6 juillet de rédiger « la déclaration
prévue » pendant que Déat « racole pour l’après-midi le
Comité de liaison élargi » (Louis Deschizeaux appartenait au noyau
fondateur du Comité de liaison en 1939, voir pages suivantes). Le même
jour, « à 15 heures », Bergery lit son texte devant le petit groupe
de députés. Le soir, « après dîner » , Château
et Vallat l’aident à mettre au propre la « déclaration ». Toutes
les personnes présentes à la lecture de l’après-midi du 6 juillet
sont considérées comme les auteurs du texte : 20 noms apparaissent
dont celui de Deschizeaux. Le lendemain 7 juillet, la« lecture » est «
faite au Petit Casino pour tous (les députés) qui se devinent d’accord
» et les « signatures » sont recueillies : au total, 77 qui ajoutent
leurs noms à la suite de ceux des 20 auteurs (41). Ces hommes viennent de la
gauche comme de la droite. Comme le note Philippe Burrin, « les cadres
des vieux partis avaient bel et bien sauté (42) ».
Mais quelles affirmations renferme la « Déclaration Bergery »
? Nous en citerons de longs passages en considérant les idées mises en
avant par ce texte comme étant celles de Louis Deschizeaux en ces premiers jours
du mois de juillet 1940.
Un constat : « La France vient de connaître un des désastres militaires
les plus complets de son histoire. »
Une analyse : la défaite est due à la défaillance de certains
hommes ; elle révèle également la faillite d’un régime. Un «
pouvoir fort » est donc appelé à rechercher officiellement les «
responsabilités » parmi les membres du « Parlement », des «
grandes administrations » et de « l’armée ». Doivent également
être remis en cause les « vieux partis », la division du pays en une
droite et une gauche où l’État et la Nation étaient piétinés
alternativement par le capitalisme et le communisme internationalistes. « D’un
côté et de l’autre de la barrière politique factice, les Français
se sont battus avec des mots et ont été également trahis. » Les
institutions de la IIIe République ont favorisé les « maquignonnages
électoraux et gouvernementaux » ainsi que « l’instabilité du
pouvoir » et ont donné finalement naissance à une « caricature
de la démocratie et de la liberté ». Cette critique radicale touche
également la politique extérieure incohérente menée par le pays
depuis 1919. À l’inverse de « l’irréalisme constant de la diplomatie
française » qui n’a jamais choisi entre une politique de fermeté et
une politique de conciliation, « la diplomatie tota-litaire » a fait
preuve « d’un pragmatisme […] recherchant un but déterminé et proportionnant
ses actes [à ses] moyens militairs et diplomatiques ». En 1939, «
une minorité faible et courageuse » emmenée par Laval et Bergery n’a
pu empêcher une guerre dont elle connaissait l’issue et que le gouvernement
Daladier a décidée « à la remorque de l’Angleterre ».
« Sur les ruines, […] il faut aujourd’hui reconstruire de fond en comble »
donc opérer une « révolution » . Des problèmes pratiques
sont à résoudre d’urgence : « l’approvisionnement en denrées
essentielles », « le maintien d’un ordre (intérieur) strict »
et « la défense des droits de la France en face de nos ennemis et de nos
amis d’hier ( sic) ». Or, le « succès de ces tâches pratiques
dépend essentiellement de l’attitude de l’Allemagne. […] Au lendemain de la
déroute militaire, deux politiques extérieures étaient à nouveau
concevables : la politique Reynaud – De Gaulle – de repli sur l’Angleterre,
[…] l’autre politique, celle du Maréchal Pétain, impliquant, par un dosage
de collaboration avec les puissances latines et l’Allemagne elle-même, l’établissement
d’un nouvel ordre continental ». Les auteurs se déclarent « partisans
de la seconde » solution (43). Face au Reich qui « cherchera, soit la collaboration
à la nouvelle Europe, soit l’écrasement définitif et durable de la
France […], nous pensons que, dans l’esprit du vainqueur, telle ou telle tendance
l’emportera selon qu’il trouvera devant lui, en France, des hommes qui veuillent
et puissent tenter l’œuvre de réconciliation et de collaboration ».
« La politique extérieure que nous venons d’esquisser entraîne et
même commande une politique intérieure. » Or, « ce changement
nécessaire [de régime], seul le chef actuel du Gouvernement [le Maréchal
Pétain], entouré du respect et de l’affection de tout un peuple, peut l’effectuer
dans l’ordre. […] On nous demande de lui donner pleins pouvoirs pour promulguer une
constitution nouvelle. […] Nous nous déclarons d’accord ». Premièrement,
« l’ordre nouveau doit être un ordre autoritaire : nous allons perdre quelques
apparences de liberté, nous demandons au chef du gouvernement d’en sauver la
substance. Deuxièmement, l’ordre nouveau doit être national : un ordre
européen sain ne peut se fonder que sur des ordres nationaux sains. Troisièment
enfin, l’ordre nouveau doit être social ». Les auteurs rejettent «
l’égalitarisme » et veulent supprimer « la lutte des classes »
en établissant une « hiérarchie du travail fondée sur l’efficience
». La « France nouvelle » ne peut échapper à « la course
vers une forme nationale du socialisme [qui] est universelle […]. Telle est, selon
nous, la voie vers l’avenir français […]. Que les hommes dépassés
par les événements prennent leur retraite : des millions de jeunes
hommes sont à pied d’oeuvre et prêts à se donner. C’est avec eux que
nous reconstruirons une France neuve dans une Europe digne de ce nom ». Quiconque
connaît même superficiellement la période de l’Occupation appréciera
l’importance politique de « ces directives à la fois nationales et sociales
» auxquelles souscrit pleinement M. Deschizeaux (44).
Toutefois, les historiens s’accordent pour affirmer qu’en ce mois de juillet, «
l’ensemble du pays tenait pour acquises deux données stratégiques :
la guerre était finie et l’Allemagne l’avait gagnée (45) ». Marqués
psychologiquement et moralement par les scènes vécues quelques jours plus
tôt, épuisés physiquement et émotionnellement, les parlementaires
redoutaient les troubles et le chaos si les hostilités continuaient. L’exemple
de la Commune n’était pas alors si lointain. Pétain n’apparaissait-il pas
comme la meilleure garantie face à l’anarchie et au désordre ? À
l’inverse, des « bobards » circulent « sur les préparatifs dictatoriaux
de Weygand ». « Cela incite les hommes de gauche à voter pour Pétain,
rempart du pouvoir civil » . Le 10 juillet, « les députés et
les sénateurs (font) hara-kiri ». Marcel Déat décrit « des
hésitants, des timides, des combinards, des intelligents, mais aussi des gens
résolus à tout (46) ». Anatole de Monzie observe « des pénitents
» qui ont « consenti tous abandons de pouvoir et tous sacrifices de liberté
dans la conviction que l’ordre nouveau assurerait l’ordre (47) ».
Louis Deschizeaux, membre du « comité des singes »
(11 juillet - fin août 1940)
Dans les jours qui suivent le fameux vote du 10 juillet, Louis Deschizeaux reste
à Vichy et fréquente le même groupe de personnes. Le lundi 8, il «
racont[ait] avec brio les mésaventures de Châteauroux » à Déat,
Cayrel et Château (48). Le 17 juillet, il figure parmi les 23 sénateurs
et 87 députés encore présents et séjourne toujours au Queen’s
Hôtel (49). Victor Barthélémy, qui arrive à Vichy le 20 juillet,
est étonné par l’atmosphère qui règne alors dans la ville thermale :
« Hommes politiques, députés et sénateurs en grand nombre,
beaucoup n’ayant pas encore regagné leurs départements, écrivains
connus, journalistes, hommes d’affaires, femmes élégantes se congratulaient,
papotaient, les rires fusaient, les plaisanteries aussi. […] La classe dirigeante
du pays semblait vivre d’une (sic) sorte de frénésie extraordinaire.
[…] Cette impression devait se confirmer au cours des jours et des semaines qui suivirent,
ne se modifiant seulement que vers la fin du mois d’août (50). »
Pour quelles raisons ces hommes résident-ils dans la station thermale ?
Interrogé par Claude Pennetier à propos de son séjour dans la capitale
de l’État Français, Louis Deschizeaux déclarait :
« À Vichy, certains hommes politiques se tiennent tout de suite à
l’écart. D’autres, dans cette période trouble où chacun se cherche,
forment de petits groupes et organisent des réunions ou plutôt des conciliabules
secrets. Les parlementaires, plus ou moins manipulés par Laval, vont jusqu’à
envisager la création d’un parti unique comme il en existe déjà en
Allemagne avec Hitler, en Italie avec Mussolini, en Espagne avec Franco. Il arrive
à Deschizeaux de participer à ces conciliabules et d’écouter. Mais,
un mois plus tard, il quitte définitivement Vichy (51). »
Le projet de « parti unique » semble avoir germé dans l’esprit de
Marcel Déat qui le mentionne pour la première fois dans son carnet de notes
à la date du 5 juillet. L’idée était dans l’air ; le même jour,
dans une réunion des députés au Petit Casino, Chasseigne avait déclaré
qu’il fallait « liquider les anciens partis », s’attirant l’approbation
de Laval qui répondit : « Désormais, il n’y aura qu’un seul parti,
celui de tous les Français, un parti national qui fournira les cadres de l’activité
nationale (52). » Le dimanche 7 juillet, Déat en parle à Laval qui
est « tout à fait d’accord sur l’urgence et l’importance de l’entre-
prise ». Le lendemain, il « rédige rapide-
ment un mémoire assez net pour Laval sur la conception et l’organisation du
parti unique ». De même a-t-il des « conversations multiples
sur le parti » avec le petit groupe de députés co-auteurs de la «
Déclaration Bergery » (53). Le mardi 9, « Laval est enchanté
du papier sur le parti ». Aussi, le 10 juillet, lors d’une interruption de séance,
le député d’Angoulême « convoque en douce une vingtaine de types
pour (le lendemain) matin à la salle à manger du Queen’s » mais «
bientôt des malins l’apprennent et se glissent dans l’entreprise » (54).
Les informations qui précèdent laissent à penser que Louis Deschizeaux
est l’une des premières personnes prévenues par Déat. L’hypothèse
est confirmée par le témoignage d’Henri du Moulin de Labarthète. Ce
dernier affirme que « l’offensive dite du Parti unique […] était dirigée
par Déat et les signataires d’un manifeste dû à la plume de Bergery
et qui fut lu, le 9 juillet, à l’Assemblée Nationale ». Parmi les
signataires du manifeste Bergery, « cinq ou six : Brille, Château,
Deschizeaux, Temple, Cayrel, menaient le jeu. Marcel Déat prit, très vite,
leur tête ». Selon le directeur du Cabinet Civil du Maréchal Pétain,
« l’essai de constitution d’un Parti unique » qui serait « composé
de parlementaires hostiles à la guerre » figure parmi les « menaces
de l’humeur totalitaire »(55).
Le « comité pour la constitution du parti unique » siège pour
la première fois le jeudi 11 juillet. 25 personnes sont présentes dans
la salle à manger du Queen’s. Jusqu’au début du mois de septembre, des
réunions ont lieu presque tous les jours, la plupart du temps le matin vers
11 heures. Durant toutes ces semaines, chacun de leur côté et pour des
raisons différentes, Laval et Pétain maintiennent Déat et ses compagnons
dans l’attente d’une dissolution officielle de tous les partis et de la création
imminente d’une formation unique. Participent régulièrement aux travaux
du « comité », des hommes de diverses origines politiques :
Déat nommé officieusement « se-crétaire général du
parti » par Laval, Bergery, Vallat, Rives, Brille, Château, Rauzy, Chichery,
Lafaye, Cayrel, Dommange, Tixier-Vignancour, Scapini, Montigny, Saurin, Spinasse,
Rives et Deschizeaux. Dans cette coalition soudée « par le double ciment
du pacifisme et de l’anti-communisme », Jean-Paul Cointet distingue trois groupes
: « les conservateurs enragés » , les « fascistes » et les
« marginaux de gauche » (56). La présence du castelroussin d’adoption
est attestée les 23 et 24 juillet, les 1er, 5, 6, 7, 13, 17, 18, 28 août
et enfin les 3, 10, 11 et 12 septembre (57). Sans doute le député-maire
de Châteauroux est-il revenu à une ou plusieurs reprises dans sa ville
entre le début du mois de juillet et la mi-septembre 1940 mais il réside
à Vichy au moins pendant deux mois et demi.
Les premiers contacts incitent à l’optimisme. Le 16 juillet, Laval demande à
Déat et ses amis « d’établir une liste de parlementaires et de non
parlementaires sur laquelle il choisira lui-même les membres de la commission
d’organisation ». « Après une discussion assez laborieuse »,
la liste est confectionnée mais avec « beaucoup de difficultés (pour)
trouver des non-parlementaires en nombre suffisant ». C’est Déat lui-même
qui « tape la liste au Queen’s et la porte à Laval » qui, le
lendemain, « accepte toute la liste ». Le 17, Déat pense à «
établir la liste du bureau » et à « chercher un local ».
Bergery rédige à deux reprises un « projet de lettre au Maréchal
» mais le groupe discute plusieurs passages, preuve de l’existence de réels
débats en son sein. Le message final est transmis le 20 juillet au Maréchal
Pétain, au ministre de l’Intérieur Marquet ainsi qu’au général
Weygand. Le Chef de l’État Français accepte alors de recevoir une délégation
de cinq membres du comité et il charge Déat de rédiger un rapport
sur « l’organisation » et « les buts pratiques » du futur parti.
Le lendemain 24 juillet, le « comité » se répartit « le
travail par section » alors que Montigny est chargé de trouver un local.
« Deschizeaux travaille la question propagande avec un zèle dont on espère
qu’il durera ». Pendant ce temps, Marcel Déat rédige son rapport qu’il
présente deux jours après et qui est « unanimement approuvé »
par les membres d’un « comité » élargi.
En effet, l’un des objectifs du comité dans cette seconde moitié du mois
de juillet était d’amener les principaux partis non représentés à
participer à ses réunions en désignant leurs représentants :
ainsi, Devaux et Vallin pour le P.S.F. (58), Barthélémy pour le P.P.F.
(59), et enfin, Albert Chichery, député de l’Indre et vice-président
du parti radical-socialiste. Un local est enfin trouvé au 11, rue de l’Intendance :
une permanence est installée dans « deux grandes pièces claires »
à partir du lundi 29 juillet mais les moyens demeurent dérisoires. Victor
Barthélémy a laissé une description des réunions du comité
de constitution du parti unique :
« Tout au long du mois d’août […], je fus l’un des plus assidus aux
séances dites de “ travail ” qui avaient lieu tous les jours à 11 heures.
Dans une vaste pièce assez neutre, et autour d’une longue table recouverte d’un
tapis, […] prenaient place au fur et à mesure de leur arrivée les membres
du comité dont la composition demeura pour moi toujours mystérieuse. Le
comité ne disposant pas du moindre embryon organisé de secrétariat,
tout se passait à la bonne franquette et de la manière la plus fantaisiste.
»
Parmi ceux qui « arrivaient […], selon leur humeur ou les hasards de leur soirée
», Barthélémy cite « Chichery, ministre du Ravitaillement dans
le dernier ministère Daladier » et « Deschizeaux, député-maire
de Châteauroux ». « Le travail du comité avait pour base un rapport
rédigé par Déat et présenté au Maréchal le 27 juillet
(60). »
Le « rapport sur la constitution d’un parti national unique » a en effet
été approuvé par le « comité des singes » baptisé
ainsi par Doriot parce qu’ « ils veulent singer le N.S.D.A.P », c’est-à-dire
le parti nazi (61). Le texte rédigé par le secrétaire Déat
pour le comité d’organisation comprend trois parties : « Pourquoi
un parti national unique », « doctrine et programme » (avec « une
note spéciale sur les réformes sociales » ), et enfin «
structure et organisation ». Se référant explicitement à «
la Déclaration annexée au procès-verbal de l’Assemblée Nationale
», c’est-à-dire à la « Déclaration Bergery », le rapport
de Déat affirme la volonté de « faire de la France une communauté
nationale […] dont le monde paysan sera l’armature essentielle, où la famille
redeviendra la cellule sociale par excellence ». De même faut-il dégager
« notre pays d’alliances néfastes » et « lui ménager
sa juste place dans l’Europe de demain ». Parmi les « objectifs »
du « Parti » à atteindre « au fur et à mesure de la re-construction
» : le jugement des responsables de la défaite, l’amnistie pour les pacifistes
injustement condamnés durant la drôle de guerre à l’exception bien
sûr des « propagandistes du bolchevisme », la dissolution de la franc-maçonnerie,
l’exclusion des « israélites » de certaines fonctions d’État
et professions, la révision de la politique des naturalisations et l’expulsion
des « indésirables », l’établissement du contrôle de l’État
sur une presse organisée en corporation, la réorganisation de l’économie
avec des corporations groupant patrons et ouvriers (la grève étant interdite
et l’arbitrage obligatoire sous l’égide de l’État), l’adoption d’une politique
de retour à la terre, la création de « groupements » de jeunesse
« encadrant l’enfant depuis son plus jeune âge » sous l’autorité
du futur Parti, enfin des réformes de l’enseignement, de l’administration et
de la constitution pour la création d’un « ordre nouveau ». Ce programme
s’apparente à plus d’un titre à celui de la « Révolution Nationale
», c’est-à-dire à la politique intérieure mise en oeuvre par
le Maréchal.
Concernant le Parti, il est :
« Unique par définition […], tous les autres groupements fusionnent
en lui et toute nouvelle organisation est interdite, toute propagande extérieure
au Parti aussitôt empêchée. Un tel Parti national ne peut retomber
lui-même dans les erreurs démocratiques du passé. Sa structure doit
être hiérarchique. […] Des chefs responsables sont désignés par
province, par département, par arrondissement, par canton, par commune. […]
Le Parti accueillera tous les Français de bonne volonté, sans distinction
d’origine. Les Juifs ne seront pas admis (sic). Non plus que les Français
de fraîche date (sic). […] Un serment pourra être envisagé.
Le Parti s’appuiera […] sur les Anciens Combattants […] [et] comptera […] sur la
jeunesse. Des insignes et des uniformes simples seront prévus. »
L’influence des modèles fascistes sur les membres appartenant à ce «
comité » est patente et Louis Deschizeaux n’échappe pas à cette
tentation. Victor Barthélémy se souvient d’une séance de travail originale
au sein du comité :
« Une matinée, on examina, avec beaucoup d’attention, les projets d’uniforme
du parti, que Deschizeaux avait apportés, sous forme de dessins exécutés
par un dessinateur de mode. Bien entendu, après cette discussion, aucun accord
n’était intervenu sur la question de savoir si l’on porterait le pantalon droit
ou la culotte de cheval avec des bottes, sur la couleur de la chemise, ou la forme
du couvre-chef (62). »
Le 1er août, le Maréchal reçoit à nouveau une petite délégation
du comité : il se déclare « entièrement d’accord avec le
rapport, encore qu’il soit un peu trop matérialiste », et annonce soudainement
qu’il prévoit « une inspection complète des départements »
par des « missi dominici » qui en parcoureraient « chacun trois ou
quatre dans la zone non occupée ». Déat note : « Nous tombons
des nues. […] Il est impossible de savoir comment il conçoit le parti, s’il
le conçoit, s’il en admet l’idée. » Du Moulin de Labarthète,
chef du Cabinet Civil du Maréchal Pétain, a revendiqué après
la guerre la paternité de l’idée des « missi dominici », celle-ci
constituant un bon moyen d’éloigner de Vichy et de disperser pendant un temps
les membres d’un comité devenu gênant. Une liste d’une dizaine de parlementaires
doit donc être fournie au Chef de l’État français. Le lundi 5 août
au matin, tous les membres du comité se rendent au 11 rue de l’Intendance. «
Une longue discussion se développe » pendant deux heures et demi, en présence,
bien sûr, de Louis Deschizeaux. Il est convenu d’utiliser les « missions
» pour « développer [l’] organisation » du Parti. Les «
missi dominici possibles » se portent volontaires ; ce sont tous des parlementaires.
Chichery en fait partie mais Deschizeaux a refusé. Une lettre rédigée
par Bergery et Déat accompagne la liste. Retrouvé par l’historien Philippe
Burrin, daté du 4 août et destiné au Maréchal, ce message est
signé par 14 membres du comité parmi lesquels figurent Louis Deschizeaux
et plus de la moitié des co-auteurs de la Déclaration Bergery. Le groupe
reconnaît qu’il vaut mieux « retarder le lancement officiel du parti »
et réaffirme que « la renaissance des partis équivaudrait à la
renaissance de la démocratie parlementaire dont ils sont inséparables,
c’est-à-dire à la division et à la perte de la nation » (63).
Dans les jours qui suivent, les séances de travail du comité se poursuivent.
Sont débattus « l’organisation administrative du Parti, le travail doctrinal
des commissions, spécialement du côté syndical et enfin une série
d’interventions directes près du gouvernement et de l’opinion ». «
Un travail de prospection des équipes départementales » est mis en
route car le comité espère que les « missi pourront sans ruser utiliser
leur mission pour repérer les cadres et lancer le parti ».
Parfois, de vives discussions ont lieu ; ainsi entre Déat et Deschizeaux car
ce dernier met en cause L’Oeuvredans lequel écrit Déat sans doute
parce que ce quotidien parisien n’hésite pas à émettre des critiques
à l’encontre du gouvernement de Vichy : « Deschizeaux recommencera
tout à l’heure la séance sur L’Oeuvre, en annonçant son départ
définitif pour Châteauroux, ce dont je ne crois pas un mot. » Le député
de l’Indre demeure à Vichy et continue à assister aux réunions, convaincu,
comme Marcel Déat, de la « nécessité du lancement de [leur]
mouvement de la révolution nationale ». Il semble même que Louis Deschizeaux
ait changé d’avis et ait désiré être nommé « missi
dominici ». Le 16 août, alors que les chargés de mission reçoivent
les papiers officiels, Déat écrit :
« Il paraît que Deschizeaux a fait une scène épouvantable
parce qu’il n’est pas repêché […]. C’est parfaitement grotesque. [Le
lendemain], Deschizeaux s’agite comme un fou pour obtenir une mission. Tout cela
est de plus haut comique (64). »
En effet, Bergery « a commencé à expliquer ce que c’est que la révolution
nationale » au Maréchal Pétain. Les quelques membres du comité
restés sur place espèrent un remaniement ministériel, Bergery ayant
écrit « le texte de l’allocution éventuelle du Maréchal à
la radio en cas de remaniement (65) ». Cependant le remaniement est reporté,
et, avec la loi du 29 août 1940 qui crée la Légion Française
des Combattants, les derniers espoirs s’évanouissent. « L’assiduité
aux réunions des membres du comité [devient] de plus en plus fantaisiste.
» La tentative manquée d’édification d’un parti unique laissera des
regrets chez certains participants :
« Et pourtant, cette tentative du mois d’août 1940 était porteuse
de grands espoirs. Tout d’abord à cause de la qualité incontestable des
hommes qui en faisaient partie du fait qu’ils venaient des quatre coins de l’horizon
politique d’avant-guerre. Je puis témoigner, pour avoir travaillé quelques
semaines à leurs côtés, que ces hommes étaient animés d’une
grande bonne volonté. Ce n’est pas du bout des lèvres qu’un Chichery ou
un Paul Rives abjuraient leurs croyances radicales ou S.F.I.O. de la veille (66).
»
Les talents du publiciste
au service de la
propogande vichyste
Les derniers débats du comité se déroulent au début du mois de
septembre : le 3, Deschizeaux prend un café avec Déat et n’hésite
pas à lui donner des « conseils littéraires et politiques ».
Le mardi 10 septembre, Deschizeaux, Camboulives et Chichery conversent encore avec
Déat des problèmes « au point de vue municipal ». Les jours suivants,
le député-maire de Châteauroux rencontre à nouveau l’ex-professeur
de philosphie mais il est désormais « conseiller technique à la propagande
» et « paraît tout re-monté ». En effet, tout comme le Maréchal,
Laval avait entrepris de démobiliser des membres du « comité »
en les débauchant : le 20 juillet, deux auteurs de la motion Bergery, Jean
Montigny et Jean-Louis Tixier-Vignancour, étaient respectivement devenus secrétaire
général et secrétaire général adjoint à l’Information.
Le premier était chargé de l’Information, de la Presse et de la Censure,
le second de la Radio et du Cinéma. Prisonniers de leur position officielle,
les deux parlementaires ne peuvent plus réellement appuyer le projet de création
d’un parti unique. Alors qu’il devient évident que l’entreprise a du plomb dans
l’aile, Louis Deschizeaux réussit le 17 août à remettre en mains propres
une « note sur la propagande » à Henri du Moulin de Labarthète.
Le directeur du cabinet civil du chef de l’État semble avoir apprécié
ce texte de trois pages puisqu’il en parle à Pierre Laval et qu’il convoque
Tixier-Vignancour, Montigny et Deschizeaux dans son bureau.
La « note » rédigée par le député de l’Indre est extrêmement
intéressante et démontre ses talents de propagandiste. Les qualités
qu’il avait si bien su exploiter aux cours de ses différentes campagnes électorales
castelroussines dans les années trente, Louis Deschizeaux les met tout entières
au service du Maréchal et de la Révolution Nationale : en effet, «
le rôle [de la propagande] est de créer ou de fortifier un courant d’opinion
et de développer une mystique dans le peuple autour d’une doctrine politique
», or, « le Maréchal Pétain a lancé des mots d’ordre : PATRIE
– TRAVAIL – FAMILLE. Ces mots d’ordre résument la Révolution Nationale
qui est en voie de s’accomplir ». Il est donc nécessaire « d’établir,
avec la collaboration de techniciens, un plan logique et coordonné de la propagande
française exposant les thèmes principaux de la Révolution Nationale
et les moyens d’action pratique ».
Louis Deschizeaux propose :
« Un programme d’action immédiate qui comprend trois têtes de chapitres
:
1°) le Chef de l’État ;
2°) le Gouvernement ;
3°) la Révolution Nationale. »
Le publiciste conseille ainsi la mise en œuvre de trois campagnes de propagande distinctes
et parallèles. Concernant le Maréchal :
« Autour de sa personne s’est créée une magnifique légende
et qui est une légende vraie. Pourquoi ne pas évoquer davantage cette grande
figure si populaire. Mais il s’agit dans un pays qui a été en proie au
doute, qui a été indifférent à toute valeur morale et qui a perdu
le respect de ceux qui le gouvernaient, de maintenir une mystique, d’affirmer une
raison de fierté française, de créer enfin, une volonté de discipline
et de devoir autour d’un chef respecté. »
En professionnel averti, Deschizeaux a parfaitement compris ce que le Chef de l’État
représentait pour les Français et l’importance à donner à la
propagande maréchaliste. Il propose de :
« Publier, dans la grande presse et sous forme de brochures, le récit
des gestes de la vie du Maréchal, gestes d’autrefois et actes d’aujourd’hui,
mettant surtout en lumière les traits d’humanité et de bonté. Il s’agirait
d’articles vivants, plaçant le Maréchal aussi près que possible du
grand public, sans barrières conventionnelles. La rédaction de ces articles,
bien entendu contrôlés et supervisés, serait confiée à des
journalistes écrivant pour sa clientèle propre dans sa manière personnelle.
Enfin, se superposant à cette littérature, viendrait toute “ l’imagerie
” proprement dite, la forme la plus touchante de la popularité, la photo, le
cinéma avec tous les beaux documents de la vie d’hier et ceux de la vie d’aujourd’hui.
»
À propos du Gouvernement, il insiste sur l’urgence de redresser sa mauvaise
image due en grande partie, selon lui, à la campagne menée par la presse
parisenne :
« On a laissé passer sur Vichy et on laisse encore publier beaucoup
d’articles peu flatteurs et de notes péjoratives : frivolités et plaisir
de la ville d’eau, appétits et intrigues des politiciens, présence de personnages
suspects dans les couloirs des ministères, etc. Il faudrait réhabiliter
Vichy. Il faudrait d’abord interdire ce genre d’articles qui, sous prétexte
de pittoresque ou avec l’intention de servir le gouvernement du Maréchal, entretiennent
un mauvais “ climat ”. Ordre devrait être donné de ne parler de Vichy que
d’une façon sérieuse et favorable. Il faudrait ensuite montrer certains
aspects réconfortants de la vie de Vichy : le travail difficile des administrations
[…], l’effort de redressement et de rassemblement des hommes de bonne volonté…
»
Enfin, distincte de celle du gouvernement :
« Une propagande bien comprise sur l’idée de révolution nationale
exige un plan d’ensemble, soigneusement étudié . [Or, cette] propogande
[ne peut être que celle du] rassemblement pour la Révolution Nationale
confiée à une direction centrale puissante, aux hommes qui, dans les provinces,
connaissent le pays. Une méthode souple et progressive est la plus indiquée.
»
À cette date, Louis Deschizeaux défend donc encore l’idée d’une structure
politique nouvelle, celle que tente d’ébaucher le comité pour la constitution
du parti unique. Ne rappelle-t-il pas en conclusion de son rapport que les «
trois formes de propogande » qu’il propose correspondent à «
celle du Pavillon Sévigné, celle du Parc et celle de la rue de l’Intendance
».
En outre, il dénonce les carences de la politique gouvernementale en matière
de mobilisation des esprits :
« Le rôle de la propagande à laquelle il faut assigner des buts
et fournir des moyens d’expression efficaces, c’est-à-dire rapides, répétés
et massifs […], n’est pas rempli, parce que la fonction n’est pas tenue. Il n’y a
pas de plan. Il n’y a pas de coordination. Il n’y a pas d’étude technique, de
moyens d’expression de la pensée politique. »
Or, les propagandes « devraient pratiquement être “ pensées ”, coordonnées,
orchestrées, et réalisées d’une façon homogène et simultanée
avec ce concours de quelques techniciens désireux de mettre leur travail, leur
expérience et leur volonté d’agir au service du Bien Public ». Sans
doute le maire de Châteauroux pense-t-il à lui-même quand il écrit
ces lignes. « Il va sans dire que la propagande, telle que nous venons de
la définir, serait en prise directe avec les services de M. Jean Montigny et
M. Tixier-Vignancour, chargés de l’Information par M. le Président Laval
(67). »
En effet, quelques jours plus tard, le principal quotidien de l’Indre annonce la
« nomination de Louis Deschizeaux comme adjoint de Jean Montigny, directeur
du service d’Information de Pierre Laval, vice-président du Conseil. Le maire
de Châteauroux est spécialement chargé de la propagande » (68).
Pierre Laval n’était sans doute pas mécontent de s’attacher à nouveau
les services d’un membre du « comité ».
Ainsi les propos tenus par Louis Deschizeaux dans les articles parus en septembre
dans Le Département constituent la suite logique et cohérente des
positions prises par le député-maire de Châteauroux durant l’été
1940. Surtout, les trois textes apparaissent explicitement comme un banc d’essai
de la politique de communication à trois volets préconisée par le
« chargé de la propogande ». En effet, le premier article « Dialogue
avec le Maréchal » ne cherche-t-il pas à créer « la mystique
du Maréchal » c’est-à-dire à « développer, autour du
Maréchal, une affection solide qui servira de base à une politique humaine
et constructive» ? « D’abord du travail » correspond à « l’action
défensive autour du gouverne-ment » en mettant « l’accent sur les
réalisations pratiques » du nouveau régime car « le public est
peu sensible aux discussions d’idées pures et aux concepts purement abstraits
».
Enfin, « L’œuvre de reconstruction » n’est-elle la présentation du
programme du « régime d’ordre et d’autorité » qui vise à
« transformer la structure de notre pays », à savoir opérer «
une véritable et profonde Révolution Nationale » (69). Toutefois,
si l’attitude et les propos tenus par le maire de Châteauroux de juillet à
septembre 1940 sont sans équivoque, il serait dangereux et sans doute erroné
de conclure à un ralliement soudain et inattendue, qu’il soit ou non le fruit
d’une révolution idéologique brutale.
Même si une étude beaucoup plus exhaustive serait nécessaire, quelques
éléments du parcours de Louis Deschizeaux durant les années qui précèdent
l’Occupation aident à comprendre son comportement durant l’ « année
terrible » (70).
Les choix de 1940 à
la lumière des années 30
En effet, le député de l’Indre peut être classé durant la
décennie qui précède le second conflit mondial dans le groupe d’hommes
politiques que Jean-Paul Cointet nomme les « marginaux de gauche » et que
Philippe Burrin qualifie d’ « hommes de gauche à l’étroit » (71).
Il s’agit d’individus et de formations qui prétendent se situer ailleurs à
l’écart des formations politiques classiques et dont le nombre et l’activité
se renforcent jusqu’à 1940.
Louis Deschizeaux dans
l’avant-guerre (1) :
du socialisme au néo-socialisme
L’excellente notice biographique rédigée par Claude Pennetier (72) indique
que le futur maire de Châteauroux avait adhéré à la section socialiste
S.F.I.O. de Courbevoie (Seine) en 1921 à l’âge de 24 ans. S’agissait-il
de son premier engagement politique ? Un livre paru dans l’Indre au moment du Front
Populaire affirme que, « dans sa prime jeunesse, il a converti à l’Action
Française plusieurs camarades du Quartier Latin » et que « depuis,
[il] a négligé ce prosélytisme pour des besognes plus lucratives (sic)
» (73). Malheureusement cette information n’a pas pu être vérifiée
et le ton pamphlétaire de l’ouvrage en question ne permet pas de s’y référer
sérieurement. De 1924 à 1932, M. Deschizeaux s’abstient de toutes
activités politiques en raison des responsabilités professionnelles qu’il
exerce au sein des services de publicité des usines Renault mais, au début
de l’année 1932, il remet à jour sa carte à la 16e section S.F.I.O.
de Paris. Alors qu’il est strictement inconnu dans le département, il se présente
comme candidat socialiste dans la circonscription de Châteauroux aux élections
législatives. Contre toute-attente, le parachutage est un succès : «
bon orateur, de belle taille », « le beau Louis » comme il était
parfois surnommé par les militants locaux, est élu au second tour avec
53% des voix face au député sortant Joseph Patureau-Mirand, républicain
de gauche (droite modérée).
Les deux parlementaires S.F.I.O. de l’Indre, Deschizeaux et Hymans, appartiennent
au premier parti de France (2 millions de voix et 131 élus) même si les
députés radicaux-socialistes sont au nombre de 157. La question de la participation
au pouvoir se trouve donc posée mais elle divise le parti socialiste. La majorité
des militants demeure hostile à une entente gouvernementale avec le Parti radical.
Or, à la fin de mai 1933, Louis Deschizeaux vote le budget et les crédits
militaires ainsi que la plupart des membres du groupe socialiste de la Chambre. En
juillet, le congrès de Paris révèle l’ampleur de la crise : les discours
de Montagnon, Marquet et Déat secouent les caciques du parti de Jaurès
avec un « mot d’ordre trop facilement interprétable à contresens et
dont [leurs] adversaires s’emparèrent aussitôt : Ordre, autorité,
nation ! En effet, le socialisme, c’était l’ordre, en opposition avec le désordre
capitaliste et l’anarchie de la crise. Le socialisme devait apparaître comme
une restauration de l’autorité, c’est-à-dire de la souveraineté de
l’État, d’un État devenu capable de faire entrer dans les faits la volonté
exprimée par le suffrage universel. De même, enfin, le socialisme […] était
capable de prendre en charge la nation puiqu’il prétendait traduire les aspirations
populaires » (74). Ami de Marcel Déat, Louis Deschizeaux partage sa conviction
d’une adaptation nécessaire du socialisme qui tire les enseignements du succès
des régimes facistes. Le « néo-socialisme » entendait renoncer
à la lutte des classes et s’efforcer de réunir les classes moyennes et
le prolétariat sous les auspices d’un État fort et national.
En novembre 1933, sept députés sont exclus de la S.F.I.O. pour avoir publiquement
protesté contre les décisions du parti et voté la confiance au gouvernement.
Il s’agit des citoyens Cayrel, Déat, Lafont, Marquet, Montagnon, Renaudel et
Deschizeaux (75). Dans les jours qui suivent, une trentaine de députés
et de sénateurs (dont Hymans) rompent avec la S.F.I.O. : c’est la scission des
« néos » qui se regroupent et forment le Parti socialiste de France
(PSdF) à la fin de 1933. En 1941 et 1942, Deschizeaux expliquait qu’il s’était
séparé « des socialistes sur la question des crédits militaires
» (76) et qu’il avait toujours voté ces derniers en tant que « socialiste
national ». Membre fondateur du PSdF, il n’en reste pas moins un député
de gauche qui réagit aux événements du 6 février 1934.
Dans l’Indre, Louis Deschizeaux assiste sans prendre la parole au meeting antifasciste
du 11 février 1934 à Châteauroux et participe ensuite aux réunions
du Comité départemental de vigilance contre le fascisme formé à
l’initiative de l’Union départementale des Syndicats C.G.T. Représentant
le parti des « néos » avec Max Hymans, il se retrouve aux côtés
de délégués de la C.G.T., de la C.G.T.U., du P.C.F. mais aussi de
la S.F.I.O. L’instituteur syndicaliste Georges Thomas précise que « les
réunions de ce Comité furent parfois le théâtre de très
longues et vives discussions, surtout entre les délégués socialistes
et Deschizeaux. Une certaine nuit, vers trois heures du matin, dans une des salles
de la Bourse du Travail qui se trouvait alors rue Rabelais sur l’emplacement qu’occupe
actuellement une aile du Centre Social, Deschizeaux quitte son veston pour en venir
aux mains avec Delmas qui l’avait âprement critiqué. Hymans dut intervenir
pour empêcher un pugilat. Il réussit à calmer Deschizeaux qui partit
en faisant claquer la porte et en maugréant très fort » (77).
Les relations de Louis Deschizeaux avec la Fédération socialiste de l’Indre
étaient donc mauvaises. Le 28 octobre 1934, il n’assista pas au premier meeting
organisé par le « Comité ». Thomas explique la non-participation
du député par son souci de « ne pas mécontenter ses électeurs
timorés ». La mésentente avec les représentants de la S.F.I.O.
était peut-être aussi la raison de son absence. En effet, des élections
cantonales venaient d’avoir lieu en ce même mois d’octobre et Louis Deschizeaux
s’était présenté dans le canton d’Ardentes comme socialiste «
néo ». Or, face au candidat de droite, il avait été élu
avec 55% des voix malgré le maintien au second tour du candidat S.F.I.O. Duchemin.
En mai 1935, c’est à nouveau isolé que le député de la 1re conscription
part à la conquête de la mairie de Châteauroux. En effet, « cinq
listes étaient en présence : une liste communiste, une liste socialiste,
la liste de l’ancien maire représentée par son fils, André Bellier,
la liste de l’ancien député, Joseph Patureau-Mirand, ancien conseiller
municipal et enfin, la liste présentée par M. Louis Deschizeaux »
intitulée simplement « Liste d’Action Municipale » (78). Le parlementaire
avait formé une « liste de concentration » qui comprennait des radicaux,
des personnalités indépendantes mais aussi des républicains de gauche.
Il mène campagne « en dehors des luttes politiques et des partis »
et déclare : « Les pavés n’ont pas de couleur ; je veux faire de l’Administration. »
Dès le premier tour, « la liste fut élue toute entière, ce qui
ne s’était encore jamais vu à Châteauroux » (Deschizeaux, 1941).
En juin 1935, les « néos » et une partie des radicaux rejoignirent
dans l’opposition parlementaire les communistes et les socialistes et le PSdF prit
place dans la délégation des gauches qui fut alors créée. Dans
l’Indre, Deschizeaux soutint le rassemblement populaire en formation :
« À la manifestation du 14 juillet 1935, sur la place Lafayette prirent
la parole Parpais pour le Parti socialiste, Guichard pour le Parti communiste, Thomas
pour les Syndicats ouvriers, Hymans et Chasseigne au titre de députés,
le sénateur Dauthy pour le Parti radical-socialiste, et Deschizeaux, député-maire
de Châteauroux, qui termina son exposé par la lecture du serment républicain
et antifasciste par lequel les hommes de gauche juraient de rester unis “ pour défendre
les libertés démocratiques, pour donner du pain aux travailleurs, du travail
à la jeunesse et au monde la grande paix humaine ” (79). »
En novembre 1935 fut officiellement constituée l’Union Socialiste Républicaine
(U.S.R.) dans laquelle disparurent le PSdF, le Parti républicain-socialiste
et le Parti socialiste français, Déat en devenant le secrétaire général
et Paul-Boncour le président. Parti charnière entre les radicaux et les
socialistes, l’U.S.R. se prononça clairement pour la participation au Front
Populaire.
Pour le renouvellement de son mandat parlementaire en avril-mai 1936, la situation
du député sortant était délicate comme le soulignait le préfet
de l’Indre à la veille des élections : « M. Deschizeaux se présente,
aujourd’hui, comme candidat du Rassemblement Populaire. À ce titre, il rencontre
l’hostilité de ses anciens adversaires modérés, ainsi que du tiers
de son Conseil municipal ; sans que, néanmoins, les socialistes lui aient tout
pardonné, ni sa défection de 1933 […], ni ses alliances bourgeoises, lors
de la lutte municipale dernière (80). »
En effet, « les S.F.I.O. lui opposent en 1936, Marcel Bidoux, rédacteur
en chef du Populaire » (Deschizeaux, 1941). Ce dernier ne se trompe pas
de cible et attaque violemment le maire de Châteauroux ; il lui reproche ses
votes notamment en faveur de la prolongation à deux ans du service militaire
et rappelle « les alliances électorales qu’[il] a contractées à
droite pour se faire élire maire et conseiller général. […] En 1932,
il était socialiste S.F.I.O. En 1936, il est Candidat Radical. En 1940, il peut
être Candidat Réactionnaire […]. Ce sont les hommes comme M. Deschizeaux
qui déconsidèrent le Parlement et amènent, par leurs palinodies, leurs
variations, de l’eau au moulin fasciste » (81). Soutenu par l’U.S.R., Louis
Deschizeaux ne répond pas à ses attaques. Dans sa profession de foi, il
se déclare « pour la République, pour la défense du Droit au
Travail, pour le Progrès social et pour la Paix ». Arrivé largement
en tête au premier tour avec 45% des suffrages exprimés, il devient donc
le candidat du Front Populaire mais doit affronter au cours d’une violente campagne
son deuxième adjoint à la mairie de Châteauroux, le vétérinaire
Léon Sigonnaud, républicain de gauche. Il est aisément réélu
avec 64% des voix non sans avoir conservé la thématique néo-socialiste
:
« Mes forces, mon travail, mon dévouement, mon expérience, seront
au service de la Nation Républicaine qui veut l’ordre contre les factieux, le
progrès social, la paix intérieure dans la tolérance, la paix extérieure
dans une Europe enfin réconciliée. […] Tout est donc à reconstruire
dans notre Pays et si la violence opposait la France en deux blocs antagonistes,
aucune reconstruction ne serait possible (82). »
Ces propos éclairent le comportement politique du député-maire de
Châteauroux depuis son exclusion de la S.F.I.O. Ce discours correspondait d’ailleurs
à la position de rassemblement national défendu par Marcel Déat dès
1934. Comme l’a montré l’historien suisse Philippe Burrin, Déat voulait
rassembler le pays au delà du clivage gauche - droite. Le péril majeur
étant à ses yeux la division du pays en deux blocs antagonistes, il préconise
une « révolution préventive et dirigée » par le centre face
aux dangers fasciste et communiste. En juillet 1936, il déclare : « Le
Front populaire réussira s’il s’élargit en Front national (83). »
Les liens entre Déat et Louis Deschizeaux restaient étroits : bien que
battu à Paris, le premier, alors ministre de l’Air, était reçu officiellement
par le second à l’hôtel de ville de Châteauroux en mai 1936 (84).
Sur le plan électoral, l’U.S.R. conservait sur la France une trentaine de sièges
de députés (Pomaret, Monzie, Frossard, Marquet, Cayrel…), l’Indre faisant
figure de bastion avec les réélections de Deschizeaux et Hymans. Si les
« néos » étaient partisans d’élargir la majorité de
gauche à une partie de la droite, ils n’en restaient pas moins associés
au Front populaire et Déat siégeait au comité central du Rassemblement
populaire. Cette présence n’empêchait pas « Déat et ses amis,
en particulier Montagnon et Deschizeaux » de critiquer le gouvernement et de
se livrer à des attaques anticommunistes (85). Toutefois, c’est bien la pression
des événements internationaux qui provoquent de vives discussions à
l’intérieur de l’U.S.R. (ainsi qu’au Parti radical et à la S.F.I.O.). Paul-Boncour,
suivi en cela par Hymans, était favorable à une politique d’endiguement
de l’Allemagne avec l’appui de l’U.R.S.S. alors que Déat et ses proches pronaient
une action conciliatrice à l’égard du Reich afin d’éviter la division
de l’Europe en deux blocs.
Louis Deschizeaux dans
l’avant-guerre (2) : un pacifisme
de plus en plus affirmé
Comme Déat, Louis Deschizeaux appartient à cette « génération
du feu » qui a clairement pris conscience dès 1919 que plus rien ne serait
jamais comme avant. Le député-maire avait fait preuve d’un patriotisme
exemplaire durant la Grande Guerre :
« En 1915, le jour de son baccalauréat, Louis Deschizeaux a 17 ans.
Il se vieillit un peu pour avoir le droit de s’engager pour la durée de la guerre.
Engagé dans une division d’élite (la 38e D.I.), il participe à tous
les combats de Verdun en 1916, au Mort-Homme, à la côte 304, à la
reprise du Fort de Douaumont. En 1918, il est gazé à la deuxième bataille
de la Marne. Il gagne la Croix de Guerre et la Médaille Militaire. »
(Deschizeaux, 1980.) Et il obtient deux citations. Profondément marqué
par cette expérience, à la fois moralement et physiquement puisque sa chevelure
argenté semble dater de son séjour dans les tranchées, Louis Deschizeaux
demeure préoccupé durant toute l’entre-deux-guerres par les questions de
politique extérieure. Le thème de la paix est omniprésent dans ses
tracts électoraux et ses professions de foi. En 1932, il dénonce les « fabricants
de canons », se prononce en faveur de la limitation des armements, appelle de
ses vœux la « paix des nations » et insiste sur les relations étroites
entre « le socialisme et la paix » : « voter pour le socialisme, c’est
voter pour la Paix et la Justice sociale » ou encore « Votez pour la Paix
! (86) »; en 1936, il s’intéresse plus que jamais à « la France
et la paix », il désire « sauver la paix » et « bâtir
la paix » : il faut assurer la « Défense Nationale » face
à Hitler mais la France doit aussi examiner les offres du dictateur nazi et
négocier avec l’Allemagne en redoublant de vigilance à l’égard de
« l’internationale des industries de guerre (87) ».
En effet, Louis Deschizeaux se prononce pour une entente franco-allemande. Au début
des années trente, il avait fréquenté le groupe de jeunes « non-conformistes
» intitulé Ordre Nouveau. Il y fréquentait une pléiade d’intellectuels
(Robert Aron, Denis de Rougemont, Arnaud Dandieu, Jean Jardin, Daniel-Rops, Philippe
Lamour …) nés au tournant du siècle et réunis par « une déception
commune devant les différentes attitudes révolutionnaires » et «
la colère devant le rôle médiocre et ridicule que les dirigeants français
faisaient jouer à leur pays ». Les membres constataient la « décadence
de la Nation Française » et la nécessité d’un renouvellement
idéologique total (88). De 1931 à 1933, le Centre d’Étude de l’Ordre
Nouveau organise des réunions privées mais aussi des séances publiques
où interviennent des personnalités de différentes sensibilités
comme Ramon Fernandez, Joseph Barthélémy, André Philip, André
Siegfried et surtout Gaston Bergery.
Or, les principaux animateurs du groupe d’Ordre Nouveau participent également
pendant plusieurs années aux rencontres entre jeunes Allemands et Français,
placées sous l’égide du Cercle de Sohlberg fondé par Otto Abetz et
Jean Luchaire. En 1933, envoyé à Paris par Ribbentrop après son ralliement
au nazisme, Abetz fréquente toujours Denis de Rougemont, Daniels Rops, Gaston
Bergery par l’entremise de Luchaire. Ce dernier, rédacteur en chef de Notre
Temps ouvrait au même moment les colonnes de son journal aux néo-socialistes
et en particulier à Louis Deschizeaux (89). Surtout, jusqu’en 1938, Abetz applique
avec succès la stratégie d’Hitler à savoir son « disque pacifiste
». Il met notamment sur pied le fameux Comité France-Allemagne, «
organisme de coopération culturelle groupant l’élite des deux pays »
qui comprend des parlementaires de tous bords (les députés de droite Goy
et Scapini, le radical-socialiste Clerc et le néo-socialiste Montagnon) (90).
Il multiplie les rencontres entre anciens combattants des deux pays. La plus «
impressionnante » réunit des milliers d’entre eux lors d’une manifestation
commémorative « pour le vingtième anniversaire des grands combats
du Fort de Douaumont » à Verdun :
« Qui a vécu cette heure solennel ne saurait l’oublier. Dès la tombée
du jour, les colonnes silencieuses avaient monté de la vallée, Français
et Allemands côte à côte (91). »
Rien ne nous indique que Louis Deschizeaux était présent ce jour-là
mais lui-même a reconnu qu’il connaissait Otto Abetz « d’avant-guerre »
(92).
L’intérêt du député de l’Indre pour les questions internationales
se traduit concrètement durant sa seconde législature par sa charge de
« secrétaire de la commission des affaires étrangères »
de la Chambre des Députés. De 1936 à 1939, ses déclarations ont
une coloration nettement pacifiste mais non-antimilitariste. En novembre 1936, il
fait adopter un vœu politique par le Conseil Général de l’Indre souhaitant
que « la politique étrangère de la France […] soit dirigée […]
vers le but essentiel du maintien de la paix ». Il s’agit de « maintenir
la politique française en dehors de toute ingérence étrangère,
ainsi que la paix avec tous les peuples, quel que soit leur régime intérieur
» en réalisant « l’organisation internationale de la paix fondée
sur le droit » tout en portant « au maximum la Défense Nationale à
laquelle tous les partis ont, sans restriction, donné leur adhésion (93)
». En 1942, dans un contexte il est vrai très différent, Louis Deschizeaux
rappelait au Maréchal Pétain, « Chef de l’État Français
» :
« Secrétaire de la Commission des Affaires Etrangères, j’ai préconisé
le rapprochement avec l’Italie ; j’ai combattu les sanctions et l’intervention
en Espagne ; j’ai lutté pour la politique de rapprochement franco-allemand
qui me paraissait d’autant plus nécessaire que je soupçonnais la faiblesse
de notre armement (94). »
La crise de septembre 1938 constitue un test révélateur pour l’ensemble
de la classe politique française. Au milieu du mois, Louis Deschizeaux donne
dans sa ville une conférence sur la situation internationale à la salle
Diderot. Ses propos sont alors sans ambiguïté et méritent d’être
rapportés :
« Nous sommes résolus à tout faire et à tout essayer
pour éviter la guerre. Nous ne ferons la guerre que si elle est forcée.
Nous ne voulons pas recommencer l’aventure de 1914, qui nous a conduits, après
1 500 000 morts, au point où nous sommes. En cela, nous sommes des
pacifistes, et cette forme de pacifisme, c’est selon moi, celle qui s’inspire du
vrai patriotisme. […] Je le dis tout net : je ne me résoudrais pas à
risquer la vie d’un seul Berrichon, paysan ou ouvrier pour défendre une vague
idéologie ou des principes abstraits. Si d’autres sont d’un avis différent,
qu’ils le disent. Je pense qu’un État fédératif tchécoslovaque
vaut mieux que la mort de centaines de milliers de Français, même si cette
mort est suivie d’une victoire, victoire qui ne pourrait être acquise qu’après
un long carnage, des souffrances morales et physiques, et des destructions effroyables.
[…] Il fallait que la Société des Nations, pour remplir sa mission, ne
devienne pas un instrument de conservatisme, mais assure par le droit la révision
des traités. […] Dans une société internationale, […] il y a des peuples
qui montent, et d’autres qui sont immobiles. Si l’on n’assure pas par le droit la
révision des traités et l’adaptation aux conditions nouvelles, les nations
essaient d’obtenir leur place par la force et c’est la guerre qui éclate. […]
Il y a danger à attaquer M. Chamberlain tous les jours et à critiquer la
politique de conciliation et de médiation qu’il poursuit. […] En cas de guerre,
la démocratie parviendrait certainement à vaincre, même si des Etats
totalitaires gagnaient la première manche, mais nous devons compter sur notre
force et, en tous cas, pour éviter le pire, négocier jusqu’au bout
(95). »
La tension s’aggravant, le député-maire de Châteauroux est «
un des cinq ou six parlementaires qui appuient la politique de M. Georges Bonnet
[…] pour tâcher d’éviter la guerre menaçante » (Deschizeaux,
1941 et 1942). « Il combat Kérillis » et n’hésite pas à
apposer sa signature au bas de la pétition « Nous ne voulons pas la
guerre » rédigée conjointement par le Syndicat National des Instituteurs
et le Syndicat National des Agents des P.T.T. Signé par des intellectuels pacifistes
(Alain, Jean Giono), des membres de la S.F.I.O. (Chasseigne) et des dirigeants d’associations
d’anciens combattants, ce texte rédigé à la veille de la Conférence
de Munich défend avant tout l’apaisement et fait pression sur les gouvernants
pour qu’ils négocient la paix :
« Nous ne voulons pas la guerre. En ces heures graves, certains d’exprimer
le sentiment de l’immense majorité de la population française, nous proclamons
notre volonté de règlement pacifique de la crise internationale. […] Nous
demandons au gouvernement français de persévérer dans la voie des
négociations sans se laisser décourager par les difficultés renaissantes.
Nous lui demandons de traduire dans ces négociations l’ardente volonté
de paix du peuple de France, qui a laissé tant de victimes sur les champs de
bataille de l’Europe. […] La force n’apporte aucune solution pour l’avenir, ni pour
le bien de l’humanité (96). »
D’après les organisateurs, cette pétition, la plus importante des années
1938 et 1939, recueille 83 985 signatures jusqu’au 1er octobre. Elle correspond au
regroupement de pacificistes de milieux différents, c’est-à-dire des membres
de la S.F.I.O. proches de Paul Faure (Chasseigne et Parpais dans l’Indre), des syndicalistes
de la tendance « Syndicats » (Delmas, Belin), des bergerystes, des
radicaux écrivant dans La République (Château) et bien sûr
quelques députés « néos » (97). Les accords du Munich sont
donc l’occasion d’un rapprochement de circonstances avec les militants socialistes
de l’Indre, qui, « dans leur presque unanimité » étaient pour
la politique de « conciliation » et « se félicitèrent plus
ou moins » des résultats de la conférence (98).
Ainsi, « le 9 octobre 1938, Deschizeaux organise et préside un meeting
contre la guerre » (Deschizeaux, 1980). « Contre la guerre et pour une
paix durable », cette réunion publique rassemble à la salle de Fêtes
de Châteauroux « les groupements de l’Indre qui […] ont lutté pour
la paix avec force et netteté ». Y prennent la parole, Chasseigne pour
la S.F.I.O., Pichon pour les Jeunesses Pacifistes, Pierrette Rouquet pour le Syndicat
de l’Enseignement laïc et l’instituteur Roger Hagnaueur, dirigeant national
du Centre Syndical d’Action contre la Guerre (99). Devant « 1 200 citoyennes
et citoyens », « le citoyen Deschizeaux conclut au surarmement. L’ordre
du jour fut voté à l’unanimité moins une voix ». Le texte salue
« comme une grande victoire le maintien de la paix par l’accord qui a été
conclu à Munich pour le règlement de la question des Sudètes »,
réclame la fin de la « folle course aux armements », dénonce
le « recours à la pratique de la politique des alliances dont le résultat
est de grouper les nations en deux blocs violemment dressés l’un contre l’autre
» et enfin, réclame la réunion d’une « conférence internationale
» pour établir une « paix stable » en mettant fin à la guerre
d’Espagne, en révisant les traités de 1919-1920 et en limitant les armements.
Le public se sépare aux cris de «À bas la guerre, quel qu’en soit
le prétexte, Vivent les États-Unis d’Europe et les États-Unis du monde
(100) ! ». Louis Deschizeaux était-il l’individu qui n’avait pas souscrit
à cette motion ? En 1942, il déclarait qu’ « au lendemain de l’accord
de Munich, [il avait] signalé la faiblesse de notre aviation et [avait] dit
que la construction de milliers d’avions devait devenir le symbole de notre redressement
matériel et moral (101) » et en 1980, il affirmait avoir refusé de
« considérer les accords de Munich comme une victoire ». Seul le rapport
des renseignements généraux sur cette réunion pourrait apporter une
réponse.
Même si tous les députés de l’Indre approuvèrent la politique
étrangère du gouvernement Daladier au début du mois d’octobre 1938,
leur position en matière de relations extérieures différait sensiblement.
Partisan de la fermeté, Hymans refusa « après protestations »
le vœu proposé par Louis Deschizeaux au Conseil Général de l’Indre,
lequel demandait en novembre 1938 « que le maintien de la paix entre Français
soit placé au dessus des luttes politiques, pour que la France républicaine
ne connaisse pas l’horreur d’une guerre civile et puisse vivre sous le double signe
de la liberté et de la tolérance, […] que la division du pays en deux
blocs hostiles soit à tout prix évitée, que l’unité morale de
la Nation soit maintenue ; que les citoyens refusent d’écouter les appels
à la violence ; qu’ils reconnaissent enfin que 80% d’entre eux ont le même
idéal démocratique et les mêmes intérêts ; qu’ils réalisent
ensemble le progrès social dans l’ordre et la discipline librement consentie
qui conditionnent la sauvegarde du régime et de la paix (102) ».
L’automne 1938 marque l’éclatement d’un Front Populaire moribond depuis de longs
mois. Le gouvernement du radical-socialiste Daladier promulgue une série de
décrets-lois dont certains annulent une partie des acquis sociaux de 1936. Les
communistes et les socialistes se retrouvent dans l’opposition et la nouvelle majorité
au pouvoir associe le parti radical, l’U.S.R. et la plupart des formations de droite.
La remise en cause de la loi des quarante heures provoque une épreuve de force,
le 30 novembre 1938, entre la C.G.T. et le gouvernement Daladier : d’un côté
le mot d’ordre de grève, de l’autre la réquisition impérative. Contrairement
aux municipalités socialistes et communistes qui soutiennent le mouvement (par
exemple Mérillac à Issoudun), Louis Deschizeaux ne ferme pas sa mairie
mais avertit les employés des services publics de Châteauroux à la
veille du 30 novembre qu’il « a trop d’amitié pour [ses] collaborateurs
pour ne pas leur signaler affectueusement que leur intérêt leur commande
d’obéir à l’ordre de réquisition (103) ».
À la suite des sanctions prises par le Gouvernement et le patronat contre les
grévistes (notamment la révocation de plusieurs ouvriers des usines Bloch
de Déols), seuls les députés Hymans et Chasseigne effectuent des démarches
auprès des ministres concernés pour obtenir l’atténuation ou la suppression
des mesures répressives. En février 1939, lorsque le gouvernement accepte
un débat parlementaire sur l’amnistie, la gauche justifie le mouvement du 30
novembre, lance un appel à la clémence et réclame l’absolution mais
la droite s’y oppose en invoquant les atteintes au droit de propriété privée.
Avec la nouvelle majorité, Deschizeaux repousse les propositions d’amnistie
contrairement à ses collègues Hymans et Chasseigne.
Sur le plan intérieur, le Castelroussin d’adoption soutient donc sans réserve
le cabinet Daladier contrairement à d’autres membres de l’U.S.R. (comme Max
Hymans) qui n’approuvent pas tous les projets gouvernementaux. Pendant les six premiers
mois de l’année 1939, Deschizeaux se prononce ainsi en faveur du nouveau budget,
pour la reconnaissance de Franco et l’envoi d’un ambassadeur en Espagne (qui est
le Maréchal Pétain), pour les pleins pouvoirs financiers accordés
au gouvernement, en faveur de la semaine de 45 heures avec possibilité d’extension
jusqu’à 60 heures. Cette attitude suscite les commentaires car le classement
politique de Louis Deschizeaux pose désormais pro-blème, à ses détracteurs
comme aux simples observateurs de la vie publique. Le berrichon Jean Clément,
partisan de l’Action Française, observe non sans humour que « [les] opinions
politiques [du député-maire] oscillent entre celles de Maurras et celles
de Ravachol (104) ». Dans son numéro du 2 février 1937, l’hebdomadaire
L’Assaut fondé par Alfred Fabre-Luce et partisan d’une « Révolution
nationale » publie une enquête sur « le fascisme au Palais-Bourbon
». Selon le journaliste Jacques Florent, le centre-gauche compte nombre de fascistes
qui s’ignorent : Frot, Bergery, Mistler, Marquet mais aussi Deschizeaux et Chasseigne
(105). Cet avis n’engage que ce journal mais il n’en est pas moins intéressant
car révélateur de l’instabilité, du bouillonnement et des confusions
de la période.
Ce sont surtout les socialistes berrichons qui s’interrogent avec ironie sur «
le tempérament papillon de [leur] ex-camarade » (André Parpais). Le
12 mars 1939, Le Berry Républicain déclare « savoir que le
citoyen Deschizeaux, député et maire de Châteauroux, va abandonner
l’U.S.R. et adhérer au parti radical qui accepterait son adhésion ».
L’information ne paraît pas relever de la diffamation puisque le quotidien modéré
Le Département annonce le 27 avril « M. Deschizeaux sera
officiellement radical avant peu ». Dans la même semaine, Le Pays Socialiste,
journal du socialiste pacifiste Paul-Faure, croyait à l’adhésion de M.
Deschizeaux au Parti frontiste car celui-ci avait assisté le 25 avril à
une conférence de Bergery à Lyon, réunion publique d’ailleurs perturbée
par la présence de militants communistes. Le maire de Châteauroux et Marcel
Déat mais aussi le député de droite Scapini, l’ancien néo Cayrel,
les radicaux pacifistes Château et Elbel se rapprochent effectivement de Bergery.
Le fondateur du Parti frontiste ne se déclare-t-il pas favorable à un rassemblement
national antimarxiste et anti-conformiste qui rechercherait la paix à l’extérieur
(106) ?
Retrouvant Robert Aron mais aussi le pacifiste socialiste Félicien Challaye,
Louis Deschizeaux collabore à l’hebdomadaire du Parti frontiste La Flèche
au printemps 1939. Dans le numéro du vendredi 28 avril, il dénonce «
un trou dans la défense française » à savoir l’insuffisance de
« nos services de renseignements politiques et de propagande à l’étranger
». Il souligne l’absence de « plan d’action coordonnée » et propose
la création d’un « organisme de centralisation et de documentation de l’information
». Sa conclusion n’est pas sans nous faire penser à ses futurs propos de
l’été 1940 : « Pour ne pas avoir à faire la guerre, il faut gagner
la guerre idéologique qui se livre contre nous. Que M. Daladier prélève
donc sur notre trésor de guerre les crédits nécessaires et qu’il mobilise
les hommes de bonne volonté ».
Au même moment, Bergery et Deschizeaux donnent une réunion publique à
Bourges. Le 5 mai, ils se retrouvent à nouveau à Lyon en compagnie de Scapini.
Le compte-rendu paru dans La Flèche du 12 mai précise qu’ « Emery
[passa] la parole à Deschizeaux, qui [fit] le bilan des erreurs qui devaient
conduire la France à deux doigts de la guerre. La guerre n’est cependant pas
inévitable : contre la fallacieuce et dangereuse “ ronde des démocraties
” (sic), dressons la politique de la paix avec tous les peuples, quel que
soit leur régime intérieur ; barrons la route de la guerre en étant
forts, ouvrons celle de la paix en sachant comprendre les besoins vitaux de l’Allemagne
et de l’Italie ».
Le député Jean Montigny confirme le rassemblement « des derniers adversaires
de la guerre » à partir de la fin du printemps 1939. Les « parlementaires
[restés] irréductiblement hostiles à une deuxième guerre civile
européenne » ne sont qu’une poignée mais leurs « contacts de
plus en plus fréquents » les amènent à constituer « un comité
de liaison », « au nom volontairement discret » formé d’ «
hommes de droite (Tixier-Vignancour, Scapini), du centre (Brille, Delaunay, Montigny),
de gauche (Bergery, Château, Cayrel, Brunet, Chouffet, Rives, Froment, Deschizeaux,
Rauzy) (107) ». Il est frappant de retrouver dans ce groupe de 14 personnes,
11 des 20 auteurs de la Déclaration Bergery de juillet 1940.
Les jours qui précèdent la déclaration de guerre virent d’ultimes
démarches en faveur de la conciliation. Le 1er septembre dans l’après-midi,
alors que la nouvelle de l’agression hitlérienne contre la Pologne vient d’être
connue, un petit groupe de 28 députés pacifistes (dont Deschizeaux et Déat)
se réunit à la Chambre des Députés et rédigent une lettre
collective au Gouvernement pour tenter de sauver la paix. Ils regrettent « que
des garanties aient été imprudemment données à des États
situés à l’Est de l’Europe, qu’on ait laissé à la seule appréciation
de la Pologne, l’interprétation de son intérêt vital, que le Parlement
ait été tenu à l’écart des responsabilités initiales d’une
telle politique ». Les députés signataires demandent « au gouvernement
qu’en dépit de la gravité de l’heure ne soit pas acceptée l’idée
de la fatalité de la guerre ni celle de l’impossibilité d’arrêter
des hostilités malheureusement commencées à l’Est de l’Europe »
et le prient « instamment de s’associer aux forces spirituelles, morales et
pacifiques du monde pour tenter un dernier effort de trêve entre les belligérants
pour proposer une conférence générale susceptible de pacifier l’Europe
en réglant équitablement les litiges aigus actuels, à la faveur d’un
règlement d’ensemble, seul capable de résoudre les antagonismes et de préparer
la nécessaire coopération européenne internationale et la réduction
simultanée de la charge des armements […] ».
De même, le lendemain 2 septembre, le député-maire de Châteauroux
« signe une demande de Comité Secret présentée par Bergery et
une vingtaine de députés (108) ». Venant de tous les groupes de la
Chambre à l’exception des radicaux et des communistes, les signataires agissent
en leur propre nom et ne représentent pas leur parti. Le vote des crédits
militaires qui va servir de fondement à la déclaration de guerre du 3 septembre
a lieu dans l’après-midi mais le débat en comité secret n’a pas lieu,
Bergery ne peut lire une déclaration à la tribune et le scrutin s’effectue
à main levée au mépris du règlement de l’Assemblée. Le Journal
Officiel a ainsi retenu l’unanimité des parlementaires français. Or, selon
Jean Montigny, « les membres du comité de liaison n’ont pas levé la
main ; à aucun moment, ils n’ont applaudi ni ne se sont associés aux
manifestations d’apparent enthousiasme qui ont salué les orateurs ». Quelle
fut l’attitude de Louis Deschizeaux en cette circonstance ? Il semble pertinent
de poser la question.
La drôle de guerre de
Louis Deschizeaux :
Pourquoi son nom, après tout, ne passerait-il pas à l’histoire ? (septembre
1939 - juin 1940)
Déat signale bien qu’à partir de mai 1939, « avec une poignée
d’amis, [il entreprit] de rapprocher toutes les minorités pacifistes des divers
partis. Cette entreprise ne fut certes pas suffisante pour freiner la catastrophe
mais cette liaison une fois établie fut maintenue à travers la guerre et
[l’] équipe devait jouer à Vichy son rôle ». « Rencontre
des forces opposées mais convergentes », le « Comité de
liaison » continue à se réunir « à peu près journellement
» à partir de la rentrée de la Chambre des Députés à
la fin de novembre 1939 (109). En décembre 1939, ces députés de provenances
diverses élaborent en commun un texte aujourd’hui disparu relatif à la
définition d’une synthèse entre liberté et autorité. Les «
carnets de guerre » de Marcel Déat permettent de préciser les préoccupations
des partisans du retour à la paix durant la drôle de guerre. Le 27 décembre,
« Deschizeaux se déclare d’accord [avec son ami] sur la politique russe
». Il s’agit d’affirmer l’hostilité de la France face à l’U.R.S.S.
bolchevique qui vient d’aggresser la petite Finlande (110). En effet, « il y
avait là peut-être, l’occasion d’un renversement total des alliances, un
moyen d’arrêter la guerre européenne et de retrouver la grande échappatoire,
celle de la guerre entre l’Allemagne et la Russie. […] C’est en décembre-janvier
que nous tentâmes de prendre ce tournant ». Le 18 janvier 1940, le groupe
prend sa « dénomination définitive » de « comité d’études
et de liaison » et « conclut qu’il est habile et prudent de communiquer
au Gouvernement tout ce qu’[il] rédigera ». La « discussion »
a lieu « notamment avec Deschizeaux (111) ».
Au fil des jours, de nombreux parlementaires « constatent l’inertie effrayante
» dans laquelle le pays et ses dirigeants se complaisent : « On avait beau
nous dire que nos ressources étaient infinies, que nous ne pouvions pas ne pas
gagner la guerre […], nous avions les plus sérieuses raisons de douter du génie
des états-majors, du tonus de l’armée et du moral du pays (112). »
Publiciste de métier et rapporteur du budget de l’Information, Louis Deschizeaux
s’intéresse tout particulièrement à la propogande gouvernementale
et il ne se gêne pas pour déplorer le mauvais fonctionnement du Commissariat
Général à l’Information dirigée par Jean Giraudoux. En février
1940, provoqués par dix interpellations (dont une de Deschizeaux), des débats
parlementaires ont lieu sur l’information, la propagande et la censure, le député-maire
de Châteauroux ayant en outre rédigé un rapport sur le sujet. «
L’ensemble des participants s’accorde à réclamer la création d’un
“ commandement unique de la propagande française ” […]. Ces prises de position
sont à l’origine de la création le 21 mars 1940 d’un Ministère de
l’Information (113). »
Dans ce contexte, les votes du 19 et du 22 mars revêtent une importante particulière.
Le premier voit la chute du Cabinet Daladier usé par près de deux ans de
pouvoir, le deuxième permet l’accession de Paul Reynaud à la présidence
du Conseil. En 1980, Louis Deschizeaux précisait :
« En mars 1940, la Chambre des Députés, siégeant en comité
secret, renverse le gouvernement Daladier à qui on reproche sa faiblesse. Les
socialistes sont divisés. Avec Ludovic Frossard, Deschizeaux vote contre Daladier,
dont la chute tient à une voix. Paul Reynaud forme “ un ministère de guerre
”. Frossard devient ministre de l’Information. Deschizeaux est nommé, par décret
paru au J.O., Président du Comité Technique de l’Information. Il est chargé
d’étudier et de mettre en œuvre les moyens techniques de l’action psychologique
propre à secouer l’inertie et à favoriser une prise conscience devant les
dangers de la drôle de guerre. »
Ce témoignage rédigé quarante ans après les faits comporte des
inexactitudes et soulève des interrogations. En effet, Daladier démissionne
car il n’obtient que 239 suffrages alors que 300 députés s’abstiennent.
Lors de la question de confiance, c’est bien le Cabinet Reynaud qui recueille 268
voix contre 156 et 111 abstentions. Il doit donc son existence à une seule voix
de majorité.
Or, le comportement de Louis Deschizeaux lors de ce scrutin est sujet à controverse.
Le « comité d’études et de liaison » auquel il appartenait
avait donné consigne à tous ses membres de refuser la confiance ou de s’abstenir.
Néanmoins, le député-maire de Châteauroux soutient le nouveau
ministère. Selon Guy Rossi-Landi, Deschizeaux fut « le dernier à modifier
son vote le 22 mars, sous la promesse, paraît-il, d’une fonction au gouvernement
Reynaud. Il fut en effet nommé Président du comité technique de l’Information.
Notons que l’intéressé nous a affirmé qu’il n’avait jamais changé
son vote (114) ». Cet historien s’appuie sur le récit d’un célèbre
chroniqueur politique de l’entre-deux-guerres. Elie-Joseph Bois souligne le rôle
joué par le président de l’U.S.R., Frossard, qui « sait travailler
les couloirs » lors des séances de vote. « Frossard, quelques jours
plus tard, nommera un de ses amis, M. Déchizeaux – pourquoi son nom, après
tout, ne passerait-il pas à l’histoire ? – président de je ne sais quel
comité au ministère de l’Information. M. Frossard raconte, le jour de cette
nomination : “ Le 22, quand tout paraissait perdu, j’ai dit à Déchizeaux,
qui s’était abstenu : Change ton vote. Je te revaudrai ça… Je suis régulier.
Je paie ” (115). »
En outre, cette assertion semble confirmée par le journal intime de Déat
: « Mercredi 27 mars 1940 : Frossard a mis Giraudoux sur une voie de garage ;
Il […] a gagné Deschizeaux en le collant à la présidence d’une commission
technique (116). » Dans les semaines qui suivent, Paul Reynaud fait entrer au
gouvernement le Maréchal Pétain et le général de Gaulle : l’épisode
n’est donc pas sans importance pour l’Histoire.
M. Deschizeaux n’en continue pas moins de fréquenter « le groupe »
même s’il est « sonné » par Déat à propos de la
campagne antiparlementaire de la presse (réunion du 11 avril). Une semaine plus
tard, à propos des difficiles opérations menées par les Anglo-français
en Norvège, il « montre de la nervosité et avoue qu’il a fait gonfler
inconsidérément l’affaire de Narvik. La chute de potentiel risque maintenant
d’être assez forte » (réunion du 18 avril). Le vendredi 24 mai, alors
que l’offensive allemande est déclenchée, Déat voit encore «
Deschizeaux à la Chambre qui paraît bien revenu des gloires techniciennes
de l’Information et qui dépeint Frossard comme catastrophé par les événements
(117) ». Ainsi n’est-il pas étonnant de retrouver Louis Deschizeaux aux
côtés de Marcel Déat et de Gaston Bergery dans les premiers jours
de juillet 1940 à Vichy.
L’examen succint du parcours politique du député-maire de Châteauroux
dans les années trente ne doit pas amener à minimiser l’importance des
événements de juin 1940. Le choc de la défaite marque une rupture
dans l’histoire de notre pays et traumatise encore tous les parlementaires lors de
leur réunion à Vichy. Toutefois, il nous semble que les choix et les prises
de position de Louis Deschizeaux durant l’été 1940 prennent leurs racines
dans les dix années qui précèdent le second conflit mondial. Dans
une évolution politique marquée par l’anticonformisme, le néosocialisme
et le pacifisme, 1940 marque un net infléchissement plutôt qu’une césure
brutale.
Maire de Châteauroux sous
le Gouvernement Vichy
(octobre 1940 - juillet 1942)
La biographie officielle de M. Deschizeaux mentionne pour la période considérée
les faits suivants :
« Tout d’abord maintenu dans ses fonctions de maire de Châteauroux par
le Gouvernement de Vichy, Louis Deschizeaux en est révoqué au mois d’avril
1942 pour avoir refusé de recevoir le Maréchal Pétain dans sa ville
et de soumettre au Conseil municipal une motion appelant à la “ répression
des menées gaullistes et communistes ” (118). »
Ainsi, dans « l’impossibilité de conserver une position de neutralité
et [de] s’enfermer dans la seule fonction d’administrateur, [il] est
révoqué pour avoir refusé de condamner la Résistance (119).
»
À la lumière des documents, la réalité paraît une nouvelle
fois plus complexe.
Octobre 1940 : un premier rendez-vous manqué avec le Maréchal ?
Le 24 octobre 1940, le Maréchal Pétain rencontre Hitler à Montoire
(Loir-et-Cher) et engage la France dans la voie de la collaboration avec l’Allemagne.
Louis Deschizeaux a-t-il refusé le lendemain d’accueillir le Chef de l’État
Français de passage à Châteauroux après son entrevue avec le
Führer ? Il l’a toujours soutenu après la guerre mais ses témoignages
(1959, 1973, 1979, 1980 et 1982) n’ont pas tous été identiques (120). Le
dernier récit est le plus complet et peut servir de fil conducteur, les ajouts
entre parenthèses provenant des précédentes relations.
« Cet événement (est) déjà vieux de plus de quarante
ans et n’eut d’autres témoins que ma secrétaire Madame Piat et mon huissier,
M. Lamy, aujourd’hui décédé. Je n’étais pas “ absent ” de
Châteauroux le vendredi 25 octobre, comme vous l’écrivez. A 20 h 30, j’étais
encore à la mairie, assis à mon bureau, lorsque mon huissier […] me dit :
“ Monsieur le Maire, il y a l’officier d’ordonnance du Maréchal Pétain
qui vous demande et qui est dans l’anti-chambre. ” J’étais un peu étonné,
et je lui dis : “ faites-le rentrer. ” (Le colonel Bonhomme) venait m’apprendre
que le Maréchal était sur le chemin du retour de Montoire vers Vichy, qu’il
avait décidé de faire halte à Châteauroux, qu’il désirerait
être reçu à la Mairie (au cours d’une réunion de notables) et
qu’il comptait sur le maire pour organiser une petite réception avec champagne
en son honneur. J’ignorais ce qui s’était passé dans la journée et
j’étais surpris de la visite du Chef de l’État à une heure aussi insolite.
L’officier d’ordonnance m’apprit alors que le Maréchal avait répondu à
une invitation d’Hitler, qu’il s’était rendu à Montoire pour l’y rencontrer,
que, de ce jour, une nouvelle politique de “ collaboration ” serait pratiquée
et que les deux hommes s’étaient quittés sur une poignée de main.
Je vous avoue que jusqu’alors, j’avais cru en Pétain. Mais j’eus un sursaut
et je ne sais par quelle prémonition, connaissant l’entourage du Maréchal
et la faiblesse du vieil homme, je me dis qu’avec la collaboration il fallait s’attendre
au pire. En tous cas, le maire de Châteauroux ne devait pas être et ne
serait pas le premier maire de France à accueillir le Maréchal et à
lui serrer la main alors qu’il venait de serrer la main du Führer. Ma résolution
devait être prise et fut prise sur le champ. Mon visiteur une fois reparti,
(j’ai fait éteindre les lumières et fermer les portes de la mairie), je
quittai immédiatement Châteauroux et je passais la nuit sur un chemin de
terre près de Montierchaume, au milieu des labours. Je ne revins à mon
domicile qu’au lever du jour. Quand le Maréchal arriva sur le coup de 22 heures
devant la mairie, il trouva portes closes et il dut, avec quelque irritation, se
rabattre sur la Préfecture. Mais, Mairie et Préfecture, ce n’était
pas pareil. Si le Maréchal Pétain attendait ce soir-là une première
approbation du public, Châteauroux ne la lui donna pas. »
Le député-maire a donné des récits différents sur ce qu’il
a fait après avoir quitté sa mairie : « J’ai pris la route pour
Vichy où je me suis présenté le lendemain en feignant d’avoir compris
que Pétain désirait m’y rencontrer(1980). »
Ou : « Habitant Ardentes, j’y suis allé, ai pris mon gazogène et
suis parti deux heures dans la campagne. Évidemment, lorsque Pétain est
arrivé devant la mairie, il l’a trouvée fermée. La délégation
s’est rendue à la Préfecture où une petite réception a été
organisée par le Préfet. Pendant ce temps, j’ai cherché une solution
pour me tirer d’affaire. Je suis parti avec le gazogène de la ville à Vichy
où je suis arrivé avant le cortège du Maréchal. Lorsqu’on m’a
vu là-bas, on m’a demandé ce que je faisais. J’ai répondu que le Maréchal
m’avait convoqué. On me répondit que je n’avais rien compris, mais l’affaire
en resta là. Les services officiels ne furent cependant pas dupes et je ne fus
plus très bien vu. J’avais Vichy sur le dos (1973). »
« L’affaire fit du bruit à Vichy et, à la Préfecture, l’absence
du maire fut commentée (et il devint désormais “ suspect ”).
Deux jours plus tard, sur les instances pressantes du Préfet et de quelques
conseillers municipaux, je consentis à présenter au Conseil l’adresse à
laquelle vous faites allusion. Cette adresse ne contenait ni excuses ni regrets.
Il ne s’y trouvait aucune allusion à la “ collaboration ”, dont l’avenir allait
nous apprendre tous les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes qui s’attachent
encore à ce mot devenu historiquement haïssable ».
Le témoignage de Louis Deschizeaux est aujourd’hui invérifiable (121).
Toujours est-il qu’en février 1941, dans un contexte très différent
de celui de l’après-guerre, le député-maire de Châteauroux écrivait
:
« Le jour de l’entrevue de Montoire, le Chef de l’État s’est arrêté
durant son voyage de retour à Châteauroux. M. Deschizeaux, chargé
de mission à l’Information à Vichy, était absent. Le Maréchal,
à l’issue de sa visite, a manifesté le désir de recevoir le maire
de Châteauroux pour le remercier de l’accueil et le féliciter. Il le recevait
en effet et lui adressait les compliments les plus élogieux. Le lendemain, M.
Deschizeaux faisait voter par son conseil une adresse de sympathie et de respectueux
dévouement au Chef de l’État (122). »
En effet, jusqu’au 13 décembre 1940, date de l’éviction brutale de Pierre
Laval et de ses proches, Louis Deschizeaux était conseiller technique à
la propagande auprès du gouvernement et pouvait encore envisager une carrière
politique nationale. En outre, les idées qu’il avait défendues à la
fin des années trente et surtout durant l’été 1940 n’allaient pas
à l’encontre d’une politique d’entente avec l’Allemagne. Enfin, même si
la loi de réorganisation municipale n’est promulguée qu’en novembre, le
Berrichon d’adoption n’était pas sans savoir que l’État français pouvait
destituer à tout moment un maire et que la nomination admnistrative du premier
magistrat des grandes villes allait remplacer leur élection démocratique.
S’il désirait rester à l’hôtel de ville de Châteauroux, pourquoi
aurait-il risqué sa réputation aux yeux du Gouvernement de Vichy ?
Immédiatement après la fin de la guerre, le directeur du Cabinet Civil
du Maréchal Pétain a laissé un témoignage de la première
visite du Maréchal dans le chef-lieu du département de l’Indre. «
D’Azay-le-Ferron, j’ai téléphoné au préfet de l’Indre, M.
Jacquemart [il s’agit en fait du préfet Grimal], pour le prier d’improviser
une réception du Maréchal à Châteauroux. L’excellent préfet
a mis les bouchées doubles. Et c’est dans une ville décorée, pavoisée,
devant une jeunesse enthousiaste, au son des cuivres et des cymbales, que nous faisons,
vers seize heures, notre entrée dans la ville. Le Maréchal est heureux
de cet accueil. Il serre les mains du premier adjoint, des conseillers municipaux,
des officiers de chasseurs à pied, embrasse deux petites filles et remonte dans
sa voiture qui, par Montluçon, nous ramène à Vichy à l’heure
du dîner (123). »
Quant au quotidien Le Département du samedi 26 octobre, il précise
que le Préfet dut organiser une réception en moins d’une heure et convoquer
les autorités civiles et militaires présentes à Châteauroux.
Le maire étant absent, M. Villeneuve, premier adjoint conduisait la municipalité
de Châteauroux. Le Maréchal fut reçu uniquement à la Préfecture,
« eut un mot pour chacun » et félicita le préfet de « la
tenue du département ». Lorsqu’il passa les grilles pour partir, il fut
accueilli par l’ « immense acclamation » de la foule. Mais le détail
intéressant concerne l’horaire : « 4 heures : le Maréchal fait son
arrivée. Très rapide, le Chef de l’État descend de voiture. Il est
accompagné de M. du Moulin de Labarthète, chef du cabinet civil, et du
médecin militaire Ménétrel. » Philippe Pétain effectue seulement
un « arrêt » d’un peu plus d’une heure à Châteauroux et
est de retour à Vichy dès « 19 h 45 ». Si la chronologie de l’article
de presse coincide tout à fait avec les souvenirs de Du Moulin, elle ne s’accorde
absolument pas avec les témoignages de M. Deschizeaux qui situaient tous la
visite du Maréchal tard dans la soirée.
Toujours est-il que le dimanche 27 octobre à 18 h 45, Louis Deschizeaux réunit
en urgence son conseil municipal afin de voter, à l’unanimité une motion
au Maréchal Pétain. Pierre Bellier note que cette délibération
a disparu du registre des délibérations du conseil municipal (124). Mais
Le Département du 29 octobre reproduit in extenso le texte :
« Réuni sous la présidence du Maire, M. Louis Deschizeaux, le Conseil
Municipal de Châteauroux, adresse à Monsieur le Maréchal Pétain
l’expression de son respectueux et fidèle attachement. Il est reconnaissant
au Chef de l’État d’avoir, après l’entrevue historique de la journée
du 25 octobre, accordé sa première pensée à nos prisonniers de
guerre. Il le remercie de s’être arrêté à Châteauroux durant
son voyage de retour pour s’informer des besoins de la vie locale. Il assure le Maréchal
de la fidélité d’une population qui, avec un sûr instinct, comprend
que le calme, la discipline et l’union dont les Français ont fait preuve pendant
quatre mois, constituent, à cette heure décisive, la force de la Patrie.
Sur cette force, le Maréchal peut compter. Il exprime au premier soldat de Verdun
la confiance qu’il lui fait pour défendre dans l’honneur les destinées
de la France et de l’Empire. »
Un combat difficile pour
conserver la mairie
Pour les communes de plus de 10 000 habitants, la loi du 16 novembre 1940 prévoyait
la désignation du Maire et des adjoints par le ministre de l’Intérieur
(sur proposition du préfet). La ville de Châteauroux entre dans cette catégorie
et Louis Deschizeaux dépense toute son énergie pour conserver sa mairie.
En février 1941, il écrit une longue lettre à Du Moulin de Labarthète,
« Directeur du Cabinet Civil du Chef de l’État Français et secrétaire
général du Comité du Rassemblement pour la Révolution Nationale »
:
« Si, depuis de longues années, quelqu’un, dans l’Indre, a milité
sous le signe de la Révolution Nationale, c’est bien moi. Tous mes actes en
témoignent. J’ai la fierté d’avoir défendu, en précurseur, sous
les Gouvernements Blum, Daladier et Reynaud, pour ne pas remonter plus haut, en toutes
circonstances, les idées sociales et nationales qui semblaient alors incompatibles.
J’ai pu faire ici, dans cette période troublée d’avant-guerre, l’union
sur ces idées. Depuis lors, introduit par vos soins auprès du Maréchal
Pétain, j’ai eu l’honneur de recevoir, à deux reprises, le précieux
témoignage de l’estime du Chef de l’État. C’est pourquoi on se demande
s’il existe des raisons secrètes pour lesquelles je doive être tenu à
l’écart. Il est bon que vous sachiez, en effet, que l’on parle, depuis plusieurs
semaines, de remplacer la municipalité de Châteauroux par une délégation
et l’on cite, pour la présider, un Intendant Militaire dont le nom est sur toutes
les lèvres. Je dois donc défendre une administration qui ne mérite,
j’en suis certain, aucun reproche. J’ai remis à M. Peyrouton, ministre de l’Intérieur,
une note sur la municipalité de Châteauroux, sur son origine, sur son activité
et sur la personnalité du maire. Puis-je vous demander de vouloir bien, malgré
vos occupations, parcourir rapidement ces quelques p.s ? Vous y trouverez des
précisions dont certaines sont peut-être encore ignorées de vous.
Bien que M. Peyrouton m’ait confirmé sa confiance et m’ait donné l’assurance
que rien ne serait changé à Châteauroux, il est certain, qu’à
propos de la Mairie, un malaise persiste […].
Ma situation morale, l’influence et la force que j’ai conscience de représenter
sont intactes. Mais je puis vous affirmer, sans broyer du noir, que je n’ai pas le
sentiment de remplir, en ce moment, les tâches qui incombent aux hommes de bonne
volonté (125). »
Quel est ce « malaise » qui règne dans Châteauroux ? À Vichy,
un rapport de janvier 1941 indique à propos de l’ « Indre » :
« M. Deschizeaux, maire de Châteauroux, est très attaqué.
Tous les éléments nationaux du département lui reprochent son attitude
passée et notamment l’appel qu’il lança contre eux en 1936, en les qualifiant
de “ factieux ”. M. Deschizeaux serait l’âme de la résistance et de l’opposition
à la politique du Maréchal. […] Les éléments anciens sont maintenus
en place, et ce sont eux qui ont été chargés dans tous les domaines,
de participer à l’œuvre de Rénovation Nationale (126). »
Parmi ces « nationaux » c’est-à-dire des Castelroussins de la droite
nationaliste figure le docteur F… Celui-ci est d’ailleurs dans le département
l’un des principaux animateurs de « l’Amicale de France », association
assurant une propagande en faveur des idées du Maréchal Pétain. Surtout,
il connaît personnellement le docteur Ménétrel et écrit régulièrement
au chef du secrétariat particulier du Chef de l’État Français.
Dans sa missive du 23 janvier 1941, il considère « M. Deschizeaux »
comme un « agent de propagande douteuse, groupe Déat et Cie »
(127). Le 25 mars suivant, sur une lettre portant comme en-tête « Centre
de Propagande de la Révolution Nationale, centre de Châteauroux, 25 rue
Victor Hugo », le même docteur F… rapporte plusieurs propos sur le personnage
en question. « Dans une conversation que Deschizeaux a eue à l’issue
d’une réunion du Conseil d’Administration de l’Hôpital, il a dit que si
le Gouvernement le révoquait, on entendrait parler de lui à Vichy et qu’il
enverrait une lettre de protestation et de menaces même. Il ne faut pas oublier
que Deschizeaux est intime avec Marcel Déat et toute la clique, c’est un individu
capable de tout, sauf du bien naturellement. C’est l’avis de beaucoup de personnes
dignes de foi, du commandant H…, ancien commandant de gendarmerie de l’Indre, de
Monsieur B…, conseiller municipal, administrateur de l’Hôpital, de Monsieur
le Sous-Préfet B… du Blanc, du Président du Conseil des Prud’hommes, de
divers fonctionnaires municipaux, personnes qui m’ont rapporté ces faits
(128). »
Or, le 28 mars, Le Département annonce que « M. Deschizeaux est
maintenu dans ses fonctions de maire de Châteauroux ». En effet, ce dernier
avait sans aucun doute trouvé un appui décisif en la personne de Du Moulin
de Labarthète qui le considérait comme « [s]on cher ami ».
En 1973, Louis Deschizeaux déclarait à Michel Jouanneau :
« En mars 1942 [en réalité 1941, N.D.A.], Darlan me convoqua
à Vichy. Je passais pour un élu en désaccord avec la politique gouvernementale.
Lorsque Darlan avait étudié la question de la révocation de certains
fonctionnaires, son chef de Cabinet, qui était mon ami Demange, lui déclara
que j’étais un très bon maire. Le Président du Conseil (sic)
m’an-nonça : “ Je vous confirme dans vos fonctions de maire. ” Lui répondant
que je n’étais pas d’accord avec la politique de collaboration, il me confia
que je n’avais à m’occuper que d’affaires administratives. » Chez les
« éléments nationaux » castelroussins, c’est la consternation.
Le secrétaire départemental de la Légion, journaliste et mutilé
de la Grande Guerre, réagit le jour même. Il écrit une lettre adressée
à la fois au docteur Ménétrel et au général Laure, secrétaire
général du Maréchal Pétain :
« Quant à la nomination de M. Deschizeaux, c’est un tollé général.
Tous les milieux, intellectuel et ouvrier, n’en reviennent pas. “ Le plus grand guignol,
le pantin, le comédien, le mannequin, la catin même ”, est maintenu à
son poste. Vous citerais-je des réflexions : en voici, M. S…, président
de la Caisse d’Epargne, président de la retraite mutuelle des A.C. : “ rien
n’est changé, la gabegie continue ” , M. C…, professeur au Lycée : “ Quand
donnera-t-on le coup de balai ? Nous la ferons la révolution, et alors le sang
coulera malgré le Maréchal. ” Hier soir, au journal où je travaille,
lorsque la dépêche est arrivée, les ouvriers, autrefois 70% communisants
: “ rien n’a changé, on prend les mêmes et on continue. ” Ce matin, un
groupe d’ouvriers d’usines de gazogènes : “ Deschizeaux avait raison de dire
qu’il resterait, on ne déloge pas les amis, même s’ils sont incapables.
”
Bref, je pourrais continuer…à quoi bon ? […] Et alors que tout le monde attendait
le débarquement de Deschizeaux, voici qu’on le maintient à la Mairie, je
vous assure que c’est navrant, je me demande si le Maréchal est au courant.
[…] Ce soir a eu lieu une réunion de quelques membres du comité départemental
de la Légion […]. L’abbé D…, président de la section de Châteauroux
a protesté contre la nomination de M. Deschizeaux qui d’ailleurs lui a offert
une place de conseiller. Si la section de Châteauroux existait, les légionnaires
auraient manifesté en masse dans les rues de Châteauroux(129). »
Dans les semaines qui suivent, le nouveau conseil municipal prend forme, les adjoints
étant nommés par Darlan, ministre de l’Intérieur, et les conseillers
municipaux désignés par le préfet de l’Indre. Louis Deschizeaux avait
proposé une liste de noms et les autorités administratives avaient disposé.
Le maire est donc obligé de renouveler son équipe et doit accepter la présence
à ses côtés de nombreux adversaires politiques. Son premier adjoint
n’est-il pas l’ancien leader départemental du P.S.F ? Le 5 mai, au cours de
la première assemblée municipale, le maire prononce l’allocution traditionnelle
:
« Mes premiers mots seront pour adresser à M. le Maréchal Pétain,
Chef de l’État, dont le gouvernement m’a confirmé dans mes fonctions de
Maire, l’expression de mon respectueux attachement. Je remercie également M.
l’Amiral Darlan, Ministre de l’Intérieur. En me maintenant au poste que j’occupais,
après un examen approfondi de toutes les données de la question, M. l’Amiral
Darlan m’a fait un honneur auquel je suis très sensible. […] Le gouvernement
de la Révolution Nationale et M. le Préfet qui le représente dans
l’Indre, peuvent compter sur mon entier loyalisme. […] Nous avons perdu la guerre.
Tâchons au moins de ne pas perdre la paix. Le Maréchal a dit : “ Renoncez
à la haine, car elle ne crée rien, on ne bâtit que dans l’amour et
la joie. ” Hélas ! Certains ont peut-être tendance à oublier
que les Allemands ne sont qu’à 60 km de Châteauroux. Ces incorrigibles,
une fois le danger passé, ne sont qu’à raviver leurs petites haines :
haines de rues, haines de quartiers, haines d’ateliers. Ayons les yeux fixés
sur la grande figure du Maréchal qui a fait don de sa personne à la Patrie.
Soyons disciplinés. Mettons-nous au travail pour servir la France. »
Effectivement, il n’est aucunement question dans ce discours de la politique de collaboration
mais celle-ci n’est-elle pas inséparable de la « Révolution Nationale
» ? Vouloir « ne pas perdre la paix » ne signifie-t-il pas parvenir
à faire la paix avec le vainqueur donc s’entendre avec lui, même s’il n’est
pas question d’adhérer à ses idéaux ? N’est-ce pas au printemps 1941,
sous l’impulsion de l’Amiral Darlan et du Maréchal, que la collaboration d’État
(politique et militaire) est allée le plus loin ?
1941 : un détachement progressif vis-à-vis de Vichy ?
Qu’en est-il des relations entre l’ex-nouveau maire de Châteauroux et ses anciens
amis ? En février 1941, Deschizeaux affirme à du Moulin de Labarthète
que « depuis juin, il n’est pas allé une seule fois en zone occupée »,
ce qui sous-entend qu’il n’a pas revu Marcel Déat devenu entre temps un collaborationniste
convaincu et un adversaire parisien du Gouvernement de Vichy. Toutefois, en janvier,
il a contacté Déat pour que ce dernier lui obtienne un ausweiss auprès
de l’Ambassade d’Allemagne à Paris. C’est même Spinasse qui est chargé
de lui remettre le document (130). Le 16 mai, cette fois-ci à Paris, Deschizeaux
sollicite à nouveau Déat pour avoir « un autre ausweiss ou faire prolonger
le sien. [Il] raconte, en amplifiant sans doute un peu, comment on a essayé
de le vider de sa mairie, et comment on l’y a maintenu ». Finalement, son ami
« l’adresse à Achenbach », bras droit d’Abetz à l’ambassade d’Allemagne
(131). Le 7 juillet, il téléphone à nouveau à Déat et prend
rendez-vous avec lui pour le soir même : « Vu Deschizeaux et Henri Clerc
qui ne tarissent pas contre Vichy et la zone nono. » Le 18 août : «
Deschizeaux est de passage à Paris, et se demande toujours s’il va ou non quitter
la mairie de Châteauroux. Il me raconte l’arrestation de Tixier-Vignancour à
la Napoule (station balnéaire des Alpes Maritimes), où il était également.
» Le 10 novembre, lors d’une nouvelle visite, il se déclare « harcelé
par ses adversaires à Châteauroux et veut poser la question de confiance
à Pucheu pour sa mairie, afin de s’en aller sur un problème politique (132)
».
À l’image de l’opinion publique française, Louis Deschizeaux semble donc
se détacher du Gouvernement de Vichy à partir du début de l’été
1941 sans qu’il soit possible de déterminer précisément les raisons
politiques de cette désaffection. Le maire de Châteauroux semble se déplacer
beaucoup à travers le pays notamment à Paris, ce qui ne l’empêche
pas de faire jouer à l’occasion ses relations.
« Au mois de septembre 1941, Marcel Lemoine fut condamné à
mort par la Cour de Clermont-Ferrand. Sa mère vint me voir à la mairie
me demandant de faire quelque chose pour son fils. Nous partîmes pour Vichy.
Je rencontrai du Moulin de Labarthète, chef du cabinet civil du Maréchal.
Je lui explique qu’il est absurde de condamner à mort une personne qui a lutté
contre la guerre alors qu’on juge à Riom ceux qui sont prétendus l’avoir
déclarée. Finalement, Marcel Lemoine fut gracié et sa peine fut ramenée
aux travaux forcés à perpétuité (Deschizeaux, 1973). »
L’intervention ne fut sans doute pas inutile mais elle ne fut pas la seule.
Du Moulin de Labarthète se souvient lui aussi :
« Un beau jour, pourtant, deux communistes, Marchadier et Lemoine, sont condamnés
à mort par le Tribunal Militaire de la 13e Région, un tribunal sans entrailles.
Leur grâce est aussitôt demandée par une jeune avocate. Elle se présente
en tremblant à mon bureau. “ Jamais je n’oserai parler au Maréchal. Et
puis, je pense que son opinion est déjà faite. – Vous vous trompez, Maître.
Tout dépendra de la façon dont vous présenterez la défense de
vos clients. ” Je n’oublierai pas de longtemps ce regard de biche aux abois.
Nous pénétrons dans le bureau du Maréchal. Il accueille aimablement
la pauvre femme, la fait asseoir, lui demande d’articuler lentement sa plaidoirie.
Les mots sortent à peine des lèvres de Me X… Mais, très vite, les
larmes jaillissent de ses yeux. “ Sauvez-les, Monsieur le Maréchal. Ils n’ont
rien fait de mal. Ils sont si jeunes. ” Le Maréchal paraît ému, mais
il réserve sa réponse. “ J’étudierai l’affaire très attentivement,
lui dit-il, en la reconduisant à la porte. Je tiendrai le plus grand compte
de ce que vous m’avez dit. ” L’avocate se retire désespérée. “ Vous
allez voir qu’il va les faire fusiller.” Dix minutes plus tard, je rapporte le décret
sauveur. Le Maréchal n’avait point voulu paraître faiblir, sur le moment,
surtout en présence d’une femme. Mais il entendait laisser à Me
X… le sentiment, que, seule, son ultime défense avait arraché la grâce
(133). »
C’est toujours à ce même « cher directeur et ami » que Louis
Deschizeaux adresse le 11 octobre 1941 une copie de la lettre qu’il vient de remettre
au préfet de l’Indre. Il l’informe qu’il vient demander une audience à
Pucheu et sollicite « quelques instants d’entretien » auprès du directeur
du Cabinet Civil du Maréchal. Que s’est-il passé le 10 octobre pour que
les autorités de Vichy soient mises au courant ?
« Mon cher Préfet, vous m’avez demandé de ne pas prendre au tragique
l’incident de ce soir. Il n’en demeure pas moins que, sans l’initiative intelligente
d’un jeune commissaire débutant, M. Saudemont, je demande qu’il n’en soit
pas blâmé, le maire de Châteauroux était arrêté et
emmené à Vichy sous la conduite de policiers. Vous avez bien voulu m’exprimer
vos regrets, Monsieur le Préfet, d’une fâcheuse méprise qui a fait
que la police et la gendarmerie “ recherchaient activement ” le Maire de Châteauroux,
soi-disant disparu depuis trois jours, alors que j’étais à Châteauroux,
où seuls les aveugles ne m’ont pas vu, que j’y recevais dans mon cabinet de
nombreuses personnes, que j’étais reçu par vous-même à la Préfecture
et que je me rendais à Vichy, accompagné de mes collaborateurs, au Ministère
de l’Intérieur et à l’Hôtel du Parc, siège du Gouvernement, où
je remplissais des fiches de visites et où j’étais reçu en audience,
par plusieurs hauts fonctionnaires de l’État.
Vous comprendrez cependant, qu’après en avoir ri, je ressente assez vivement
l’incident de ce soir. Je ne veux pas faire état de mes services militaires
et civils. Il me suffira de dire que j’ai un passé et que j’exerce, par une
décision de M. l’Amiral Darlan, Vice-Président du Conseil, les fonctions
de maire d’une ville de 40 000 habitants. Je suis donc, à moins de preuves contraires,
investi de sa confiance et de la vôtre. Or, je puis être, sans l’ombre
d’une raison et sans aucune précaution de forme, sur le rapport de quelque indicateur
de police, recherché dans ma propre ville et par mon propre commissaire de police,
pour être placé sous un régime de surveillance administrative […].
Je désire expressement, Monsieur le Préfet, que M. le Maréchal
Pétain, Chef de l’État, que M. l’Amiral Darlan, Vice-président du
Conseil, que M. Pucheu, Secrétaire d’État à l’Intérieur, soient
mis au courant de ces faits que, très certainement, ils ignorent.
Par un souci de dignité que Monsieur le Secrétaire d’État à l’Intérieur
comprendra, je lui demanderai s’il ne considère pas opportun que j’abandonne
mes fonctions à la mairie pour me consacrer dorénavant, à des travaux
d’étude dans une retraite à la campagne, où je serai du moins à
l’abri de certaines mésaventures et de certains affronts. […] Je demande que
M. Rey, commissaire de police, qui est entré dans mon bureau sans se faire annoncer
et sans m’adresser la parole, me fasse aujourd’hui des excuses (134). »
Si les faits sont précis, l’origine de l’affaire n’est pas éclaircie par
cette lettre de protestation. Quelques jours auparavant, le 6 octobre, un officier
du B.M.A. (Bureau des Menées Antinationales) de Châteauroux, le capitaine
de B…, s’était rendu à Vichy pour indiquer qu’Hymans avait quitté
le département de l’Indre en compagnie de Deschizeaux pour se rendre à
Monaco afin d’assister « dans un grill-room » à une réunion politique
composée d’anciens parlementaires. L’incident était donc lié aux recherches
entamées par la Surveillance du Territoire à l’encontre de Max Hymans pour
ses agissements au profit de l’Intelligence Service. « M. Deschizeaux, apprenant
qu’il était l’objet d’une enquête de police, téléphonait hier,
10 octobre à 21 heures, à la Surveillance du Territoire à Vichy et
donnait son emploi du temps depuis lundi (voyages à Vichy et Lyon pour affaires).
Il déclarait accessoirement avoir vu pour la dernière fois Hymans à
Cannes fin septembre. En conséquence, […] un télégramme mettant hors
de cause M. Deschizeaux a été immédiatement lancé (135).
»
Le maire de Châteauroux conservait donc des relations avec son ancien compagnon
de lutte. Or, depuis près d’un an, Hymans menait une activité résistante
et Louis Deschizeaux n’ignorait sans doute pas les opinions de son ex-camarade de
parti. Le 19 novembre, le Castelroussin d’adoption réaffirme cependant publiquement
son « respectueux dévouement » à la personne du Maréchal
et n’hésite pas à rappeler que « le rôle du
Maire et celui du Conseil Municipal est de
s’inspirer des directives de la Révolution Nationale (136). »
La réception officielle
du Maréchal (27 mai 1942)
Jusqu’à la cessation de ses fonctions en juillet 1942, le maire de Châteauroux
reçoit toutes les personnalités officielles qui traversent le département.
Ainsi, le 20 juillet 1942, alors qu’il est « démissionnaire », il
rencontre le délégué régional de la Légion des Volontaires
Français contre le Bolchevisme (L.V.F.) qui signale que « partout, [il
a] rencontré le meilleur accueil » (137). Surtout, le 28 juin 1942, Louis
Deschizeaux participe activement à la réception du Maréchal Pétain
à Châteauroux. Arrivé à 15 heures et accompagné de personnalités
comme René Bousquet, le docteur Ménétrel ou le général Bridoux,
le Chef de l’État Français se rend aux deux monuments aux morts de la cité
; puis il salue les autorités locales à la Préfecture ; enfin, le
maire de Châteauroux lui fait visiter le Centre Social devant lequel il prononce
un discours et prend contact avec la population et la Légion des Combattants.
À cette occasion, Louis Deschizeaux a fait imprimé un tract qui traduit
l’état d’esprit dans lequel il accueille le vainqueur de Verdun :
« Le Centre Social de Châteauroux est un vaste édifice qui comprend
trois parties […]. Au-dessus de cet ensemble, on pourrait justement inscrire
ces mots qui forment aujourd’hui la devise de l’État Français : Travail,
Famille, Patrie. En effet, par une véritable anticipation, chacun des trois
groupes exprime un des trois termes de la devise du Maréchal Pétain. TRAVAIL :
L’aile nord est consacrée à la formation professionnelle des jeunes ouvriers
et des jeunes artisans. […] FAMILLE : L’aile sud comprend le Centre de Prophylaxie
Sociale plus particulièrement affecté à la protection de l’enfance
sur qui repose l’avenir de la Famille. […] PATRIE : La partie centrale du Centre
Social est en voie d’achèvement. Elle est consacrée à la formation
physique, morale et intellectuelle des jeunes Français. […] Nous entendons,
avec le concours du Gouvernement, achever le Centre Social qui incarne les idées
souvent exprimées par le Maréchal Pétain, dont la visite est pour
nous, le plus précieux encouragement. […] Bien qu’inachevé, le Centre Social
a servi depuis l’armistice à la célébration de toutes les fêtes
nationales. Le 1er mai 1941, une Exposition du Travail était organisée
et la population s’y rassemblait pour écouter le discours radiodiffusé
par le Maréchal à Commentry. Ensuite, eurent lieu la Fête des Mères,
une exposition de peinture régionaliste organisée par le Secours National.
En 1942, la Fête de Jeanne d’Arc y a été célébrée et
une messe a été dite dans la grande salle, en présence de 5 000 personnes,
sous la présidence de Mgr Fillon, archevêque de Bourges. Le 31 mai 1942,
la Fête des Mères s’y tiendra. En juin prochain, les assises de la Corporation
Paysanne auront lieu sous la présidence de M. Caziot et, un peu plus tard, le
Rassemblement de la Légion sous la présidence de M. Valentin (138).
»
Le départ de Louis Deschizeaux : démission ou révocation ?
(juin - juillet 1942)
En mars 1973, le maire de Châteauroux affirmait à Michel Jouanneau :
« De retour à Châteauroux, j’apprend qu’une motion condamnant les
menées gaullistes et communistes doit être approuvée par tous les
conseils municipaux. À la séance du Conseil, j’interdis à mes conseillers
de discuter et de voter une telle motion en mon absence et s’ils passaient outre
ma décision, j’interdis au greffier, M. Fiot, de la transcrire sur le registre
des procès-verbaux. Cependant, pendant mon absence, la motion fut discutée
et signée. Le conseiller B… avait mené le jeu. À la séance suivante,
je déclarais au conseil que je ne la signerai pas. Un seul conseiller me suivit.
Il s’agit de R… C…. Le lendemain, je fus convoqué par le Préfet Jacquemart
qui me déclara que je n’avais pas le droit d’interdire ce vote et qu’il se voyait
obligé d’en référer à Vichy. Je fus appelé par Laval (alors
ministre de l’Intérieur), quatre jours après. Il me demanda de revenir
sur ma décision ou de démissionner. Je démissionnai. »
En 1980 et en 1982, Louis Deschizeaux fournit des témoignages semblables même
s’il fait allusion à une motion demandant « la répression des menées
gaullistes et communistes ».
En effet, sur le registre des délibérations de la ville de Châteauroux,
Pierre Bellier a noté à la date du 16 mai un « léger incident
» lors de la réunion du conseil municipal :
« Réclamation de M. B… sur le procès-verbal. À la demande
de M. B…, qui s’étonne de ne pas voir figurer in-extenso la motion votée
sur sa proposition par le conseil municipal dans sa séance du 8 avril, M. le
Maire donne acte à M. B… de sa réclamation. Le procès-verbal
de la séance du 8 avril ayant déjà été adopté, M. le
Maire propose, pour donner satisfaction à M. B…, de faire figurer sa motion
in-extenso au procès-verbal de la présente séance. Le conseil accepte
à l’unanimité la proposition du Maire et déclare l’incident clos.
En conséquence, le texte ci-après de la motion votée le 8 avril 1942
est inscrit au procès-verbal :
“ Adoption, sur la proposition de M. B… d’une adresse de confiance au Maréchal
Pétain : sur proposition de M. B…, le conseil municipal s’incline douloureusement
devant les tombes des victimes innocentes des bombardements de la zone occupée,
réprouve énergiquement les menées gaullistes et communistes en France
et aux Colonies et assure le Maréchal Pétain, Chef de l’État, de son
loyalisme le plus absolu ” (139). »
À noter que sept conseillers étaient absents dont M. R… C….
Les jours qui suivent sont consacrés à la préparation et à la
visite du Maréchal Pétain et le conseil municipal présente une façade
unie au Chef de l’État Français. C’est durant le mois de juin qu’éclate
une crise municipale qui couvait sans doute depuis des mois. Afin de lui signifier
les raisons de sa démission, le premier adjoint, M. C… (140) fait parvenir au
ministre de l’Intérieur (Laval) une lettre qui se passe de commentaires :
« Monsieur le Ministre, j’ai l’honneur de vous rendre compte de ce qui
suit : il y a quelques jours, j’ai eu une discussion courtoise avec M. Deschizeaux,
maire de Châteauroux, discussion au cours de laquelle, je lui ai reproché
:
- d’avoir manqué de franchise à un conseiller au cours d’une séance
publique du Conseil Municipal, manque de franchise qui a été à la
base d’un incident fort pénible ;
- d’avoir dit au Maréchal lors de sa visite à l’exposition coloniale
de Châteauroux que le Centre Social était une anticipation de sa devise
TRAVAIL – FAMILLE – PATRIE, laissant entendre qu’il était un précurseur
de la révolution nationale. Or : 1°) Le centre social n’a pas
été construit avec ce vocable comme idée directrice, mais avec un
autre qu’il est inutile de rappeler ; 2°) en mai 1941, alors que je venais
d’être désigné premier adjoint au maire, j’ai demandé à
M. Deschizeaux d’inscrire sur les édifices publics et en particulier sur le
Centre Social la devise TRAVAIL – FAMILLE – PATRIE. M. Deschi-zeaux m’a textuellement
répondu qu’il n’en voyait pas l’utilité car, le Maréchal, étant
âgé, le gouvernement pouvait changer et il valait mieux être prudent
et attendre ;
- d’avoir conservé des habitudes de manœuvre très en usage dans
l’ancien régime, méthodes que le pays ne désire plus revoir ;
- d’être beaucoup plus préoccupé par la politique générale
de l’État Français que par l’administration de la ville de Châteauroux
;
- de tenir bien à jour un dossier qui lui permettra toujours de prouver
qu’il a eu raison quels que soient les événements futurs. Il est à
remarquer qu’un employé municipal (appointé par conséquent par la
ville) travaille en partie à la constitution de cette documentation. À
cet effet, les finances municipales paient les abonnements à trois journaux
qui ne sont d’aucune autre utilité. Récemment, on a dépensé plus
de 2 000 francs pour faire des photos du centre social, toujours dans le même
but ;
- en un mot de considérer bien plus la mairie de Châteauroux, non
comme une fin en soi, mais comme un moyen, comme un étrier grâce auquel
il pourra un jour se remettre en selle.
Ayant fait ces remarques à M. Deschizeaux, celui-ci a été amené
à me dire qu’il mettrait tout en œuvre pour rester un homme politique et que
pour arriver à ses fins, il lui était nécessaire de manœuvrer. Il
a ajouté que, dans ce but, la pratique de la restriction mentale et l’application
des principes de Machiavel étaient des moyens naturels et normaux. Il me semble
que les principes de la Révolution Nationale sont exclusifs de ces moyens. […]
Je ne reproche nullement son passé à M. Deschizeaux et j’avais
accepté de travailler sans arrière pensée à ses côtés ;
[…] lui, non seulement n’avoue pas s’être trompé mais cherche à prouver
à l’aide de son dossier (que ne prouverait-il pas ce dossier) (sic )
qu’il a été un précurseur de la révolution nationale. D’autre
part, j’ignore toujours quand M. Deschizeaux quitte Châteauroux et quand il
y revient ; étant donné la fréquence de ses absences, je serais
fort embarassé pour agir en cas de nécessité urgente (bombardement…
troubles… etc.) puisque je serais à me demander si j’ai qualité pour agir.
De plus, Châteauroux aimerait bien être administré par un maire qui,
vivant de la vie de la cité, serait plus à même que M. Deschizeaux
de connaître les besoins et les aspirations des Castelrudolphiens.
Il m’est impossible dans ces conditions de continuer à collaborer avec M.
Deschizeaux, ce dernier ayant davantage le souci de son devenir que celui de l’administration
de la ville. C’est pourquoi j’ai l’honneur, au cas où vous le maintiendriez
comme maire de Châteauroux de vous demander de me relever de mes fonctions.
Servir a été la consigne de ma vie. Je vous prie de croire que, même
dans le rang, je continuerai à servir ma cité et mon pays (141). »
Cette vision partiale et partielle de la crise est complétée par un rapport
du préfet de l’Indre adressé le 30 juin à Pierre Laval.
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que j’ai reçu récemment
la démission de trois adjoints au maire de Châteauroux et de six conseillers
municipaux, le conseil municipal comptait déjà trois absents. Cette crise,
qui était prévisible depuis plusieurs mois, et notamment depuis le vote
du budget de la ville (au mois d’avril), au cours duquel un incident a eu lieu, démontrant
que la situation ne faisait que s’aggraver, ne m’a pas surpris ; à la suite
de ces démissions, M. Deschizeaux, maire de Châteauroux, s’est rendu à
Vichy et m’a dit vous avoir remis sa démission, dont il ne m’a laissé qu’une
copie.
Les causes du dissentiment qui existe entre près de la moitié du conseil
municipal et le maire sont profondes. Je ne puis mieux faire que de vous communiquer
les lettres de démissions des trois adjoints, qui reflètent objectivement
leurs pensées. Les motifs invoqués par les conseillers municipaux démissionnaires
sont rédigés dans un esprit identique.
Le conseil municipal, constitué le 7 avril 1941, était, paraît-il
à sa formation, tout à fait disposé à collaborer loyalement avec
le Maire, qui avait été confirmé dans ses fonctions, malgré l’avis
défavorable donné par mon prédécesseur. Il faut bien reconnaître,
cependant, que le maire ne jouissait pas de la confiance de toute la partie du Conseil,
aujourd’hui démissionnaire. Il aurait pu, à mon avis, reprendre l’assemblée
en main par une attitude franche et directe. Il ne l’a pas su. Les conseillers démissionnaires
lui reprochant particulièrement de ménager l’avenir, de ne pas vouloir
compromettre sa situation politique, au cas d’un revirement dans la situation du
gouvernement, de n’être en somme dévoué qu’en paroles au Gouvernement
du Maréchal. Des conversations qu’il a tenues ont été soigneusement
notées, qui n’étaient pas faites pour faire disparaître cette impression.
Ceci pour la partie politique, si je puis dire de l’incident.
Car une incompréhension totale règne entre le maire et particulièrement
ses adjoints, en ce qui concerne l’administration municipale. M. Deschizeaux est,
en effet, souvent absent et ne passe guère à sa mairie que deux ou trois
jours par semaine, se rendant à Paris, pour ses affaires. Ses adjoints se plaignent
de ce qu’ils ne sont pas tenus au courant des affaires municipales, et que, s’ils
prennent quelques initiatives en son absence, le maire ne manque pas, à sa rentrée,
d’annuler ce qu’ils ont fait sans le consulter. Il est certain que le Maire, en de
nombreuses circonstances, a agi maladroitement vis-à-vis de ses collaborateurs
et que son attitude, jointe à la méfiance dont il était l’objet de
la part de certains de ceux-ci, en raison de son passé, ne pouvaient qu’aboutir
à la crise actuelle, qui, je le répète, se voyait venir de longue
date.
J’ai eu des conversations avec chacun des 17 conseillers municipaux actuels, sauf
avec M. M…, absent et M. T…, prisonnier. Aucun des démissionnaires ne veut revenir
sur sa démission si le maire est maintenu en fonction. Parmi les non démissionnaires,
un seulement, M. C…, pour des raisons personnelles d’amitié avec le maire, désire
se retirer du conseil municipal. Un autre, M. B…, ancien syndicaliste, m’a dit n’être
pas sûr de rester, craignant de n’être pas compris de ses camarades ;
M. B…, homme intelligent et pondéré, qui m’a dit lui-même être
dévoué au Gouvernement du Maréchal, jouit de l’estime de l’intégralité
des membres du Conseil. J’espère pouvoir le maintenir et lui demander de rester
membre du conseil.
De ces conversations, il résulte qu’aucun “ replâtrage ”, si je puis
employer ce mot, n’est possible. L’opinion générale est que toute opération
de ce genre, si elle réussissait, ne ferait que reporter la crise à une
date ultérieure, et que les mêmes incidents se reproduiraient d’ici un
mois ou deux. Les positions sont nettement prises actuellement, et définitivement,
de la part de toute une fraction du Conseil. Aucune possibilité n’existe donc
de ce côté.
Resterait donc la deuxième solution, qui consisterait à accepter la
démission des adjoints et des conseillers, purement et simplement et à
charger le maire, M. Deschizeaux, de compléter son conseil ainsi amputé
actuellement de 12 membres. Au cours de plusieurs entretiens que j’ai eus avec lui,
M. Deschizeaux lui-même s’est déclaré dans l’impossibilité de
mener à bien une telle opération. D’ailleurs, il convient de remarquer
que depuis de longs mois, trois sièges sont vacants au conseil municipal et
que, malgré les efforts du maire, et mes efforts personnels, il n’a pas été
possible de trouver trois personnes acceptant d’être nommées conseillers.
M. Deschizeaux comprend d’ailleurs fort bien la situation, puisqu’il vous a adressé
lui-même sa lettre de démission, dans laquelle, il fait état de la
“ divergence profonde ” qui existe entre ses conseillers et lui. Dans une autre lettre,
qu’il a adressée au Maréchal, il se déclare contraint de se retirer,
devant la démission d’un certain nombre de conseillers municipaux.
La crise ne peut donc être résolue que par l’acceptation de la démission
de M. Deschizeaux, maire de Châteauroux. D’autre part, il n’est pas opportun
d’apporter des perturbations profondes dans le conseil municipal actuel, qui n’a
pas démérité, et jouit de la confiance de l’opinion. Cette confiance
devant sûrement s’augmenter lorsqu’il sera présidé par un maire dévoué
au Gouvernement du Maréchal, se consacrant uniquement aux fonctions municipales
et dont le seul souci sera la bonne administration de la ville. Tous les conseillers
municipaux actuels acceptant, sauf un – et peut-être deux, pour les raisons
particulières que j’ai exposées – de collaborer avec le nouveau maire,
et par avance, font confiance au Gouvernement pour la désignation de celui-ci.
Je vous transmets, sous le même pli, mes propositions à ce sujet (142).
»
Le 19 juin, le maire de Châteauroux avait envoyé sa lettre de démission
à Pierre Laval. Le même jour, il s’adressait au Maréchal Pétain
:
« Monsieur le Maréchal, C’est avec une profonde tristesse que je dois
vous annoncer l’événement indépendant de ma volonté, il s’agit
de la démission d’un certain nombre de conseillers municipaux, qui me contraint
à remettre au Chef du Gouvernement ma démission de maire de Châteauroux.
[…] Pour faire la réconciliation nationale, j’avais réuni autour de moi,
dans mon Conseil Municipal, des personnalités autrefois politiquement opposées.
Ce sont ces personnalités qui viennent de démissionner sans qu’aucun motif
d’ordre administratif ou moral ait pu être invoqué. En 1941, j’ai été
confirmé par votre Gouvernement dans mes fonctions de maire. Je ne voudrais
pas que vous puissiez croire que la confiance que vous avez alors mise en moi était
imméritée. […] Mais tout ceci n’est plus que le passé et je voudrais
que vous sachiez que, si je suis aujourd’hui contraint de quitter ma mairie, je n’en
servirai pas moins la France dans le rang, avec une foi et un courage qui ne sont
pas ébranlés. Je ne suis pas sourd à l’appel que vous venez de nous
adresser, le jour anniversaire de l’armistice, j’en ai été profondément
ému. Je vous prie, Monsieur le Maréchal, d’accepter ici, l’expression de
mon respectueux dévouement, en même temps que l’hommage de ma gratitude
pour la confiance que vous m’avez témoignée. Vive le Maréchal Pétain !
Vive la France ! »
Cette missive n’était envoyée que le 23 juin au Secrétariat du Maréchal
Pétain accompagnée d’une note destinée au docteur Ménétrel
:
« Vous devinerez, quand vous aurez pris connaissance de cette lettre, le
sentiment de tristesse que j’ai ressenti en l’écrivant. J’ai entendu l’appel
poignant du Chef, qui, pour nous aider, reste “ debout sous l’orage ”. Je ne puis
surtout oublier sa visite à Châteauroux et les paroles encourageantes qu’il
m’a adressées. M. Hilaire et M. Demange du Ministère de l’Intérieur,
ont été mis au courant de toute l’affaire qui, avec un peu plus de clairvoyance
et de fermeté, aurait pu être évitée. Ils m’ont reçu à
Vichy et m’ont réservé l’accueil le plus bienveillant. Je vous serais très
reconnaisant de placer cette lettre sous les yeux du Maréchal. Je ne veux pas
que le Maréchal puisse supposer que c’est volontairement que le maire de Châteauroux
a quitté son poste ou bien, ce qui serait plus grave encore, pour un motif d’ordre
moral ou administratif. Je suis prêt, bien entendu, à répondre à
votre convocation si vous avez besoin de moi pour de plus amples informations […]
(143). »
Une question reste posée : Louis Deschizeaux a-t-il volontairement provoqué
cet incident mineur que ses adversaires politiques pouvaient utiliser pour l’obliger
à démissionner ? Cherchait-il vraiment à quitter la mairie de Châteauroux
comme il l’avait confié à Déat ? Toujours est-il que, dans un
rapport sur le département de l’Indre daté de 1943, la version officielle
donnée par Vichy ne retenait pas cette dernière hypothèse :
« M. Deschizeaux se montrait en 1940 un partisan du gouvernement du Maréchal,
et était, pour cette raison, confirmé dans ses fonctions de maire en mars
1941. Il avait dû cependant faire entrer dans son conseil nombre d’éléments
nationaux et de droite. Cette combinaison ne pouvait tenir longtemps. En juillet
1942, une partie de son conseil, se souvenant encore des attitudes passées du
maire, se désolidarisa de lui, et M. Deschizeaux fut amené à donner
sa démission (144). »
Le 25 juillet seulement, les Castelroussins apprennent avec surprise la démission
du maire, M. Deschizeaux. Par arrêté du 22 juillet 1942 pris en application
de la loi du 16 novembre 1940 portant réorganisation des corps municipaux, M.
Daumain Émile, intendant en retraite, est nommé maire de Châteauroux
en remplacement de M. Deschizeaux. En mars 1973, l’ex-député de l’Indre
ponctuait l’évocation de cet épisode par une anecdote symbolique :
« Otto Abetz, que je connaissais d’avant-guerre, me convoqua à Paris :
“ Pourquoi vous êtes-vous mis dans cette situation ? Il faudrait trouver
un moyen pour vous défendre. Je vous propose de vanter les charmes touristiques
du Berry à Radio-Paris. ”
Devant mon refus, il me demanda ce que je comptais faire :
“ De l’apiculture. – Combien de ruches possédez-vous ? – Deux. Que feriez-vous
à ma place ? – Comme vous. ”
Je suis reparti à Ardentes m’occuper de mes deux ruches. J’ai caché de
nombreux israélites et aidé des gens à passer la ligne de démarcation.
»
À la Libération, par sa décision du 5 décembre 1945, le
Jury d’honneur maintenait l’inégibilité qui frappait Louis Deschizeaux
en raison de son vote du 10 juillet 1940 donnant les pleins pouvoirs à Philippe
Pétain. Pourtant, le 12 avril 1945, l’ancien maire de Châteauroux avait
écrit les phrases suivantes au général de Gaulle, alors chef du Gouvernement
provisoire :
« Trente huit millions de Français ont souffert la dure contrainte de
l’occupation ennemie. Ils vivaient sous la loi de Vichy, mais ils nourrissaient secrètement
dans leur coeur l’espoir de la réussite de votre cause.
À quelques exceptions près, chacun a fait ce qu’il a pu pour servir son
pays. J’étais parmi eux. Nous avons souffert l’occupation en serrant les poings
et en écoutant votre voix qui nous apportait le réconfort et l’espérance,
qui nous rappelait que la France était toujours vivante et qu’un jour elle retrouverait
sa place dans le monde (145). »
Dans la carrière politique de Louis Deschizeaux, la IVe République fut
une « traversée du désert » mais ce « socialiste indépendant
» effectuait en 1958 un retour fulgurant sur la scène politique départementale
: ilredevenait député de l’Indre, puis maire de Châteauroux et enfin,
conseiller général du canton de
Levroux (jusqu’en 1967).