Une première version de cet article est paru dans l’ouvrage collectif sous la direction Le Béguec Gilles et Peschanski Denis, Les élites dans la tourmente, Du Front Populaire aux années cinquante, CNRS Editions, 2000.
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Vincent Rotinat
De sa première candidature en 1932 jusqu’à son décès en 1975,
Vincent Rotinat occupe durant près d’un demi-siècle la scène politique
de l’Indre.
1. L’itinéraire politique d’un radical
Cinq mois après le décès prématuré de son père, Vincent
Rotinat naît le 10 juillet 1888 dans un hameau de la commune de Briantes, près
de la sous-préfecture de La Châtre (Indre). Élevé par sa mère
dans un milieu de petits cultivateurs du Boischaut, le jeune boursier de la République
fréquente le collège castrais puis entre à l’Ecole Normale de Châteauroux.
Sa brillante conduite sur le front lui vaut de terminer la Grande Guerre avec cinq
citations, la Légion d’Honneur et le grade de capitaine. De retour dans l’Indre,
le jeune instituteur Rotinat obtient un détachement dans son collège d’origine
et y enseigne jusqu’en 1936. Sous l’emprise des familles nobiliaires rurales, la
région bocagère de La Châtre constitue alors le dernier bastion du
conservatisme dans le Bas-Berry.
C’est seulement en 1932, à l’âge de 44 ans que Rotinat se présente
dans sa circonscription castraise. Étiqueté radical indépendant par
la préfecture, ce candidat sans parti tombe à gauche, défait par le
conservateur sortant. Aux élections législatives de 1936, il obtient l’investiture
radicale-socialiste et l’emporte au second tour grâce à l’apport des voix
socialistes et communistes. Durant quatre ans, le député de La Châtre
rédige les éditoriaux de La République de l’Indre, hebdomadaire dirigé
par l’industriel Chichery, député du Blanc, puissant président de
la Fédération radicale de l’Indre et responsable du groupe parlementaire
radical au Palais-Bourbon. En 1937, Rotinat distance un candidat PSF dans un canton
proche de La Châtre et fait son entrée au conseil général dirigé
par le sénateur radical Bénazet. Élu du Front Populaire, il prend
le virage du néo-radicalisme et soutient la nouvelle coalition de centre droit
formée par Daladier à partir de 1938.
Le 10 juillet 1940, il vote les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, mais
ses articles de presse expriment des critiques à peine voilées sur la disparition
du régime républicain et le déchaînement des rancunes partisanes
(1). À partir de décembre 1940, il se
tait, cultive son jardin de Briantes et se démarque du conseiller national Chichery
proche de Laval. À l’été 1942, il signe un projet de manifeste anti-vichyste
rédigé par Paul Bastid (2), reçoit
la visite de Pierre Mazé à l’automne 1943 et devient membre du bureau national
clandestin du parti radical. Il échappe ainsi à l’épuration modérée
réalisée au sein des radicaux-socialistes lors de leur congrès de
décembre 1944.
Déclaré inéligible au printemps 1945, il pose pourtant sa candidature
aux élections municipales, mais l’administration n’a pas à intervenir car
Vincent Rotinat n’est pas élu dans sa commune de Briantes. Durant l’été,
le jury d’honneur le relève de son inéligibilité pour « participation
à la résistance » au grand dam des maquisards locaux. Il se présente
alors dans son canton d’avant-guerre et l’emporte au second tour face au candidat
de la résistance. « M. Rotinat, à la mort de M. Chichery, est devenu
incontestablement le chef du parti radical-socialiste dans le département de
l’Indre » (3) malgré le parachutage
du jeune et bouillant député castelroussin Ramonet. Les deux hommes préparent
ensemble leurs campagnes dans le nouvel hebdomadaire radical, Le Réveil Républicain.
En effet, endossant l’étiquette RGR, le vice-président du conseil général
devient conseiller de la République en décembre 1946. Il l’emporte avec
l’appui des voix MRP face au candidat communiste. Il est réélu au second
tour en novembre 1948 puis obtient son siège de sénateur dès le premier
tour en 1955, en 1959 et en 1962. Au Sénat, il siège au sein du groupe
de la Gauche Démocratique dont il occupe la vice-présidence de 1961 à
1968. Ses pairs le désignent dès 1948 pour diriger la commission de la
Défense Nationale à laquelle sont adjointes les Affaires Etrangères
et les Forces Armées à partir de 1958. Jusqu’en 1968, il accomplit à
ce titre des missions à travers le monde entier. Sous la Ve République,
le vieux militant radical approuve la politique étrangère du Général
de Gaulle, mais il combat la présidentialisation du régime et soutient
les candidatures de Lecanuet, Poher et Giscard d’Estaing.
En 1971, à l’âge de 83 ans, le doyen du Sénat renonce pour des raisons
de santé à se représenter. Il continue cependant à présider
le conseil général de l’Indre jusqu’à son décès. En effet,
à partir de son bastion cantonal de Neuvy-Saint-Sépulchre où il est
constamment réélu dès le premier tour, Rotinat vise le contrôle
du département. Après une première tentative infructueuse en 1949,
il s’empare de la présidence du conseil général en octobre 1951.
Pour éliminer son rival socialiste sortant, Max Hymans. il a bénéficié
de l’appui des indépendants et la nouvelle majorité se situe au centre-droit.
Refusant les échecs, Vincent Rotinat se représente et emporte la mairie
de Briantes en 1953. Il ne démissionne de sa charge qu’en 1973, sans toutefois
quitter le conseil municipal.
2. Le représentant de la génération du Feu
La Grande Guerre constitue une expérience essentielle dans la formation de
Vincent Rotinat et elle demeure une référence constante dans ses discours.
C’est « pour répondre à l’appel de (sa) génération »
et parce que « ceux qui ont souffert dans leur chair et dans leur sang ont le
droit et le devoir d’intervenir dans la vie du pays » que ce « républicain
aux idées larges » se présente à la députation en 1932 «
en dehors et au-dessus de tout parti politique ». Son rôle au sein du mouvement
combattant est un élément clé pour comprendre sa réussite politique.
Dès 1923, Rotinat fonde une association à La Châtre dont l’un des
objectifs est de « procurer un appui moral et au besoin pécuniaire »
aux anciens poilus. En 1927, « l’apôtre du mouvement combattant »
réalise la fusion des trente groupements qui ont fleuri dans son arrondissement
et rédige un bulletin de liaison, Le Combattant Berrichon, dont le tirage atteindra
20 000 exemplaires en 1938.
Sillonnant les routes de l’Indre afin de prêcher dans chaque commune, il parvient
à rassembler les autres associations de l’Indre au sein de la Fédération
départementale des anciens combattants. Née en 1929, cette puissante organisation
effectue les démarches administratives nécessaires afin que ses adhérents
obtiennent leur carte de combattant. Dès 1931, elle compte 17 500 membres soit
8 % de la population de l’Indre, c’est-à-dire une part non négligeable
de l’électorat (4). Le « président
» Rotinat anime un réseau de 216 sections communales qui couvre l’ensemble
du département. Sur le plan national, il a affilié son association puis
la Fédération départementale à la Semaine du Combattant, organisme
dont il se plait à souligner le « caractère apolitique » et souple
: chaque groupement adhérent conserve son autonomie. En 1927, il assiste aux
Etats Généraux de la France Meurtrie à Versailles et en 1935, il occupe
le poste de secrétaire général adjoint de « la Semaine ».
Son prestige est alors immense auprès des combattants du Bas-Berry. Les unes
après les autres, les principales localités de l’Indre accueillent le congrès
de la Fédération et ses milliers de participants. Ainsi, en 1931 à
Châteauroux, dans une ville aux parures de fête, plus de dix mille anciens
combattants défilent pour la « Saint-Poilu » sous les acclamations
de la foule. Sur la place de la République, à l’issue de son discours,
« spontanément, de 12 000 poitrines s’élèvent dans le ciel les
cris de “Vive Rotinat”. (5) »
L’élu Rotinat cultive les liens étroits qu’il a patiemment tissé
avec le monde combattant. Après son élection à la Chambre des Députés
en 1936, il est remplacé à la présidence départementale par un
proche, l’instituteur radical Destouches, mais il demeure en charge de l’association
de la région de La Châtre et continue à prendre la parole à chaque
congrès. Les membres du bureau tous radicaux ou modérés sont des amis
fidèles en position de lui rendre des services (le rédacteur en chef du
quotidien départemental modéré, le directeur de l’hebdomadaire de
la région de La Châtre qualifié de « journal de Rotinat »,
l’abbé économe du principal établissement catholique de l’Indre…).
A l’été 1939, alors qu’il se présente à des élections sénatoriales
partielles (finalement ajournées), Rotinat n’hésite pas à faire la
tournée des communes en compagnie du président Destouches. A l’automne
1940, il déplore la disparition de l’esprit associatif et se retire de la Légion
des Combattants, suivi au printemps 1941 par la plupart des dirigeants de l’ancienne
Fédération.
Dès les premiers jours de la libération, Rotinat retrouve la présidence
de l’association castraise et réactive le réseau départemental des
anciens combattants avec l’aide de Destouches. Grâce à la masse de ses
adhérents, la Fédération acquiert une influence prépondérante
dans l’U.F.A.C. et au sein de l’Office départemental, sans commune mesure avec
la représentation de la résistance. En outre, elle réalise l’intégration
progressive des jeunes combattants de 1939-1945 (sans toutefois attirer les prisonniers
de guerre). Certes, ses effectifs diminuent progressivement, mais l’après-guerre
est la période où un grand nombre d’élus locaux appartient à
la génération du Feu (de 1935 à 1953, 60 % des maires ruraux, et en
1951, 80 % des conseillers généraux). Si sa position de responsable associatif
a pu lui servir de tremplin politique, l’élu national continue à défendre
les intérêts des anciens poilus : il dépose plusieurs propositions
de loi en leur faveur, soutient leurs revendications et n’hésite pas à
manifester à leurs côtés.
3. Un homme du terroir à la tête de son département
En 1948, le sous-préfet de La Châtre présente la position de M. Rotinat
dans l’Indre : « entre les deux guerres, [il] a consacré l’essentiel de
son activité à la représentation et à la défense des anciens
combattants. A tous ces titres, il s’est acquis de sérieuses amitiés, d’autant
plus efficaces que l’ensemble des délégués au conseil de la République
seront probablement en majorité des hommes d’âge et en conséquence
très fortement attachés aux considérations en faveur lors de leur
maturité.» Il souligne « les manières un peu tranchantes de ce
conseiller, son attitude plutôt expectante pendant l’occupation et […] son savoir-faire
d’homme politique rompu aux astuces du métier(6)
». Les années d’immédiat après-guerre sont décisives dans
la carrière de Rotinat qui surmonte les épreuves de la Libération
et s’impose comme l’homme politique incontournable du département.
Au printemps 1945, l’ex-député du Front Populaire se heurte à l’hostilité
du CDL qui ne lui « reconnaît pas moralement le droit de solliciter les
suffrages des électeurs » (7) et lui
reproche ses « critiques très sévères contre la Résistance
[…] notamment contre la formation du maquis de sa région ». Aux yeux de
la jeune génération issue du maquis qui s’exprime dans l’éphémère
presse résistante locale, Vincent Rotinat incarne l’homme du passé, le
parfait politicien de la IIIe République déconsidéré par son
vote du 10 juillet et son attentisme durant l’Occupation.
Face à ces attaques, Rotinat renoue avec le succès politique en raison
de son enracinement local. Ne participe-t-il pas chaque année au pélerinage
de Vaudouan qui est l’occasion d’un déjeuner sur l’herbe avec ses parents et
amis du Boischaut ? Cet homme attaché à son terroir, à ses traditions
et à son folklore est membre de nombreuses associations locales (par exemple,
président de l’amicale des anciens du collège de La Châtre). «
Vincent est l’enfant du pays et sa joie est d’aller s’attarder quelques heures au
vieux café, à disserter avec ses amis (8).
» Aussi l’emporte-t-il aux élections cantonales de 1945 face à une
figure de la résistance plutôt modérée mais non berrichonne.
Jusqu’à son accession à la présidence du conseil général
en 1951, Rotinat connaît alors sa période la plus marquée sur le plan
idéologique. Il rédige régulièrement des éditoriaux dans
le quotidien modéré Centre-Eclair. Chaud partisan du RGR, il défend
avec vigueur des positions libérales, atlantistes et anticommunistes. Le «
leader du parti radical » soutient activement la campagne organisée par
la presse de droite souhaitant que « toute la lumière soit faite sur les
conditions de l’assassinat de M. Chichery » (9),
la personne principalement mise en cause n’étant autre que le responsable des
maquis de la région de La Châtre.
Devenu le « patron » de l’Indre à l’âge de 63 ans, il contrôle
le jeu politique local et entretient avec habileté son réseau d’amitiés.
Dans le cadre convivial des vins d’honneur et des banquets, il rencontre régulièrement
les élus et tutoie la plupart de ses interlocuteurs anciens camarades des tranchées.
Il intervient pour faire attribuer des décorations aux maires, aux responsables
associatifs et aux conseillers généraux. Il adopte un style sans aspérité,
sait rendre service sans distinction d’opinion et prend rarement des positions tranchées.
« La politique partisane » est bannie du conseil général qui
doit se cantonner à l’administration du département. Au sein de l’assemblée,
« le président » s’oppose au classement par affinités politiques
et attribue lui-même les places. Ainsi est-il difficile de le classer politiquement
bien qu’il fût élu à gauche avant-guerre, à droite après
1945. Plus à l’aise dans ses campagnes de l’Indre qu’à Paris où il
n’a pas de logement, il met ses fonctions nationales au service de ses responsabilités
locales. Les années passant, cette figure paternelle personnifie le Bas-Berry
et fait figure d’institution à tel point qu’en 1971, son nom est donné
au collège du chef-lieu de canton dont il est l’élu depuis 1937.
Notes
(1) Giévis Alain, « Les éditoriaux
de Vincent Rotinat (10 août 1940-14 décembre 1940) », in L’Indre de
la Débâcle à la Libération, A.S.P.H.A.R.E.S.D., n° 11, 1995,
p. 33 à 60.
(2) Cointet Michèle, « Les radicaux
dans la tourmente (1940-1944) », dans Le Béguec (G.) et Duhamel (E.), La
reconstruction du parti radical (1944-1948), L’Harmattan, 1993, p. 24 et 25.
(3) Archives de la Haute-Vienne, 186 W 3/10, rapport
du préfet de l’Indre, 30 janvier 1945.
(4) Prost Antoine, Les Anciens Combattants et
la société française, 1914 - 1939, P.F.N.S.P., 1977, volume II.
(5) Echo des Marchés du Centre, 30 avril
1931.
(6) Archives départementales de l’Indre,
922 W 15, rapport du 12 octobre 1948
(7) Extrait de l’article « Au Pilori »,
La Marseillaise du Berry, 27 avril 1945.
(8) Le Département, 21 février 1938.
(9) Centre Eclair, 21 septembre 1951.