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Il y a 50 ans, “trois de nos compatriotes Issoldunois” étaient “rapatriés” du camp de concentration de Buchenwald. Deux “sont nés et ont grandi à Issoudun” : VIGET et LEROY. Le troisième, l’alsacien FELDMANN, avait été évacué dans le Bas-Berry en septembre 1939. Dès leur retour, ils acceptent de témoigner dans le journal local. Le Républicain d’Issoudun est alors l’organe du Comité de Libération d’Issoudun et a remplacé le bi-hebdomadaire conservateur, L’Echo des Marchés du Centre, à partir des derniers jours du mois d’août 1944. “Le récit (des trois déportés) est d’une simplicité volontairement dépouillée de tout artifice littéraire”. “Leur témoignage vient rappeler à tous ceux qui sont tentés d’oublier déjà les horreurs sans nom des Nazis”. Ce récit constitue “une vue d’ensemble de ce qu’était la vie au camp”. “Les détails les plus horribles n’y ont pas trouvé place”. Les “trois premiers bagnards revenus à Issoudun” s’expriment ainsi dans l’édition du mercredi 16 mai 1945.

Jean-Louis Laubry


« 24 heures à Buchenwald.
4 h. 1/4. - “Aufstehen ! ” (Debout). À ce cri rauque, crié dans toutes les ailes de tous les “blocks” en même temps, des hommes encore tout harassés de fatigue se précipitent de leurs grabats à trois étages. Une nouvelle journée de bagne a commencé !
Vite, chacun enfile son pantalon, sa veste, met ses claquettes et sort dehors pour aller aux lavabos. Une neige épaisse couvre le sol, le vent du nord hurle sa chanson de mort. À 200 mètres du “block”, nous sommes aux lavabos communs à 9 blocks. Tous doivent se laver. C’est la bousculade, les coups, le morceau de savon ou la chemise qui disparaissent. Nous n’avons rien pour nous essuyer. Nous remettons nos loques tout mouillés. On n’a pas le temps de se boutonner aux lavabos mêmes car tout doit aller vite “schnell, schnell, los ! ” (vite).
De retour au block, nous touchons notre triste et infect pain, nous avalons notre café presque froid et “raus ! ” (dehors) ; nous voici dehors jusqu’au retour de cette sombre nuit qui nous étreint encore. C’est la montée sur la place d’appel au pas cadencé, en rangs par dix. Des morts, attachés sur des bancs et portés par deux détenus montent avec nous. Au son des marches allemandes, jouées par la clique des détenus, boiteux et malades, hommes de tous âges et de toutes nationalités gravissent la dure pente du camp. Toutes ces sombres colonnes se rangent par blocks dans un ordre impeccable sur l’immense place d’appel.
À l’Est, une lumière rougeoie. Ce n’est pas le soleil, c’est l’immense flamme crachée par la cheminée du four crématoire, narguant les bagnards aux visages décharnés, glacés d’horreur et d’épouvante. Subitement, une lumière nous éblouit. Le Soleil de Buchenwald ! Huit phares énormes, placés en haut de la “tour” et les phares des miradors voisins. L’appel commence. À 6 heures, il se termine, les blocks se disloquent et les détenus vont se ranger par cinq dans leurs Kommandos respectifs. Nous sommes du kommando de la carrière. Après les coups et les injures du Kapo et des “Vorarbeiter” pour nous mettre en rang, nous franchissons la grille d’entrée sur laquelle les mots “Jedem des Seine” (à chacun son dû) ne nous réjouissent guère. Passage difficile. Malheur à celui qui a oublié de redescendre le col de sa veste, de bien se boutonner. Malheur à celui dont les numéros ou les écussons sont mal cousus, à celui qui ne marche pas au pas, qui n’est pas aligné ! Douze à quatorze S.S. nous inspectent et battent avec indignation celui qui n’est pas en règle.
Nous arrivons à la carrière. Il fait toujours nuit. Et, pourtant, on entend le roulement des wagonnets lourdement chargés sur la terrible pente de la carrière. Et ces cris, ces injures, ces coups, le bruit des marteaux et des pics et toujours le vent qui hurle, qui nous déchire le visage et fait saigner nos mains nues. Qu’elles sont froides ces pierres que nous devons arracher au sol après en avoir écarté la neige de nos mains. Et ces maudites claquettes qui ne veulent pas tenir à nos pieds en sang. Et toujours des coups et des cris. Malheur à l’homme faible ! Ici, pas de “paresse”. Le plus terrible de nos bourreaux est le Kapo, un prisonnier comme nous, pourtant.
En voici un qui n’en peut plus. Il quitte le wagonnet qu’il doit pousser. Mais où va-t-il comme cela ! À 50 mètres est la ligne des sentinelles. Il s’en rapproche toujours. Le voici à sa hauteur. Subitement, une pétarade de partout. Tous les fusils qui avaient suivi implacablement sa marche vers eux ont craché la mort en même temps. Le bagnard s’effondre, rougissant de son sang la neige immaculée. Les S.S. se disputent pour savoir lequel l’a tué le premier, car celui-ci a trois jours de congé à partir de ce moment-là. Et le travail continue… À midi, trente minutes de pause. Nous avons presque tous mangé notre pain tout au matin.
Quelques-uns fument une cigarette roulée dans du papier journal. Et le travail reprend dans les mêmes conditions jusqu’au soir. Qu’elle est longue cette journée, qu’elle est longue !…
“Feictabend” enfin ! Nous nous remettons en rangs par cinq. Nous rentrons au camp, soutenant nos blessés, transportant le cadavre de notre malheureux camarade suicidé. Toujours au pas cadencé, au son de la musique ! À peine franchi le portail, c’est la dislocation. Tous ces hommes, abattus de fatigue, se ruent vers leurs blocks ! C’est que, là-bas, nous aurons juste le temps d’avaler notre soupe avant de remonter à l’appel. Une fois de plus, nous montons sur la place, toujours en musique. À l’est, la flamme du crématoire nous nargue toujours. Le soleil de Buchenwald s’est levé une deuxième fois. Une neige épaisse et froide se met à tomber. C’est mauvais pour nous, l’appel sera long ! À 18 heures, l’appel commence. Par le haut-parleur, les S.S. appellent des numéros. Nous tremblons d’entendre le nôtre, car il vaut mieux ne pas avoir l’honneur d’être appelé individuellement par eux ! À 20 h., l’appel se termine. Nous redescendons la place d’appel, toujours en musique et en rang par dix. Quelques-uns descendent à l’hôpital. On leur donnera un cachet ou on leur mettra une bande de papier autour de leurs doigts blessés et “raus ! Tu reviendras d’ici trois jours” !
Au block, la vie est intenable. Tous ces hommes harassés et abrutis sont hargneux. C’est encore des coups et des injures. Nous ne pouvons circuler que par mouvements tournants de notre corps, tellement nous sommes nombreux. Le chef de Block trouve que nous faisons trop de bruit ; pour nous calmer, il bondit de son coin en rugissant et en frappant de sa cravache. Chacun regagne son grabat, s’enroule dans son unique couverture et essaie de trouver dans le sommeil l’oubli des horreurs vécues et la consolation de sa souffrance.
Dehors, la neige tombe toujours, le vent hurle et la flamme du crématoire disperse dans le ciel de Buchenwald les âmes de ceux qui ne reviendront plus !…
VIGET, LEROY, FELDMANN. »


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© 2001, Alain Giévis