Souffrance et détresse des réfugiés dans
le département de l’Indre
(1939-1940)
Alain Giévis
Introduction
Le plan d’évacuation de 1939
L’accueil des réfugiés alsaciens
L’exode, la débâcle
L’exode de Daniel Audemare ou l’initiation à
la guerre
L’armistice, le reflux des réfugiés
et les incohérences allemandes
Souffrance et détresse des réfugiés
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Introduction
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La guerre de 1939-1940 fut certainement pour la France
l’un des moments les plus tragiques de son histoire, provoquant des migrations d’une
ampleur inconnue jusque-là ; saura-t-on jamais du reste le nombre exact des
réfugiés errant sur les routes de France, huit millions, dix millions (1) ?
Une fois l’armistice signé, on pouvait penser que le reflux des réfugiés
allait s’opérer et que la plupart d’entre eux seraient en mesure de pouvoir
rejoindre leur lieu d’origine.
Même si un accord rapide pouvait être obtenu de la part des Allemands,
il n’était pas pensable que l’on puisse évacuer des dizaines de milliers
de personnes en quelques jours, pour des raisons de simple logistique, sans parler
de l’état des communications, d’autant que les Allemands avaient priorité
pour le transport de leurs troupes qui devaient elles aussi refluer au-delà
de la ligne de démarcation. Enfin, en supposant que tout fonctionnât sans
anicroches, il restait le fait que le passage de cette nouvelle frontière et
les contraintes y afférentes ne pouvaient que ralentir l’écoulement du
retour des réfugiés.
Le département de l’Indre étant devenu en raison des événements
un département frontalier, il est facile de comprendre que, par simple effet
mécanique, cet espace allait être le lieu d’une concentration importante
de réfugiés. En d’autres termes, le flux allait devenir stock, avec toutes
les difficultés inhérentes à cette situation. Effectivement, tant
qu’il s’agissait d’un flux, les problèmes d’intendance et d’hébergement
se posaient certes, mais avec une moindre acuité par rapport à ceux posés
par une surpopulation stationnaire de plusieurs dizaines de milliers de personnes
; d’autant que le plan d’évacuation de 1939 avait déjà pourvu le département
de l’Indre de son lot de réfugiés.
Les possibilités et les capacités d’accueil de l’Indre n’étant pas
extensibles indéfiniment, comment faire face ? Quelles furent les conditions
de vie de ces milliers de personnes prises dans la nasse ?
Mais d’abord combien de réfugiés avions-nous précisément dans
le département de l’Indre ?
En fait nombreuses sont les sources (2), mais
difficile de fournir des chiffres très précis. Pourtant, de juin à
juillet, on peut penser que le département de l’Indre eut à s’occuper de
350.000 personnes environ, peut-être même de 500.000. C’est en effet considérable
!
Le plan
d’évacuation de 1939
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Afin de ne pas recommencer les erreurs de la guerre
de 1914-1918, il avait été décidé d’évacuer les départements
susceptibles d’être envahis par les troupes allemandes. Le département
de l’Indre faisait partie des départements retenus pour héberger des Alsaciens
et des réfugiés de la région parisienne. Dans son rapport au ministre
de l’Intérieur du 23 juillet 1940 (3), le
préfet de l’Indre GONZALVE fournissait de précieuses indications concernant
ceux que l’on désignait sous le vocable d’évacués :
« Dès le début de septembre 1939, le département a donné
asile à un nombre important d’évacués d’Alsace et de réfugiés
volontaires de la région parisienne.
Compte tenu des mouvements qui se sont produits pendant les huit premiers mois de
la guerre, les effectifs stabilisés dans l’Indre au début de mai 1940,
étaient les suivants :
- réfugiés alsaciens : 22500 ;
- réfugiés de la région parisienne : 23000.
Situation consécutive à
l’invasion allemande
Mais ces effectifs ne tardèrent pas à s’accroître dans des proportions
considérables, au fur et à mesure que se produisit l’exode massif consécutif
à l’invasion de la Belgique et de la partie Nord de la France. Aussi bien, à
la fin du mois de juin, le nombre des réfugiés stationnés dans le
département pouvait être évalué, sans crainte d’exagération
à 350.000 personnes. C’est dire que toutes les prévisions en matière
de préparatifs d’accueil se trouvaient dépassées dans des conditions
énormes. »
Même en ayant accès aux dossiers individuels de demandes de secours, commune
par commune, il serait difficile d’être précis dans la totalisation des
évacués, dans la mesure où il était presque impossible pour l’administration
préfectorale de surveiller tous ces déplacements de population. Néanmoins,
nous connaissons le nombre de secourus, à la date du 29 novembre 1939 (4), pour les départements du Cher, de la Creuse, de la Dordogne,
de l’Indre, de la Vienne et de la Haute-Vienne :
- Cher : 6.997 secourus ;
- Creuse : 19.081 secourus ;
- Dordogne : 97.550 secourus ;
- Indre : 71.610 secourus ;
- Vienne : 72.700 secourus ;
- Haute-Vienne : 63.000 secourus.
Loger, nourrir toutes ces personnes venues de régions culturellement éloignées
du Berry ne laissaient pas de poser des problèmes pour un département rural
de 245.622 (recensement de 1936). Mais cela n’était rien en comparaison des
difficultés qui attendaient le département de l’Indre dès que l’exode
mit en branle sur les routes de France des millions de réfugiés (5).
L’accueil des
réfugiés alsaciens
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Le département de l’Indre devait donc accueillir des habitants du Bas-Rhin
(6), rien n’était moins évident pour
ces populations originaires d’Alsace que de pouvoir s’adapter au Berry. De toutes
les difficultés rencontrées par ces gens, la première de toutes n’était-elle
pas la barrière de la langue. La plupart ne parlaient pas français, seulement
le dialecte alsacien. Il y eut bien des récriminations de la part de ces «
évacués » qui avaient l’impression que le meilleur accueil possible
ne leur était pas réservé ; pourtant les conseillers généraux
du département de l’Indre comme le préfet, tout en sachant que tout n’était
pas parfait, avaient conscience d’avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir.
« Délibérations du conseil
général de l’Indre, séance du
6 novembre 1939
Paul Bénazet :
Mes chers Collègues,
Je dois vous remercier tous, pour les efforts que chacun déploie dans son canton
afin de soutenir le moral de ceux qui sont séparés d’êtres chers et
qui ont, plus que jamais, besoin de réconfort et d’appui.
Je veux mentionner aussi, de façon toute spéciale, l’œuvre d’entr’aide
et de solidarité exigée par la présence dans notre département
de nos frères d’Alsace-Lorraine.
Cette tâche délicate, vous vous en acquittez avec tant de cœur, que,
hier encore, j’ai été chargé de vous exprimer la reconnaissance de
M. l’Adjoint au Maire de Strasbourg.
[lecture d’une lettre adressée à M. Bénazet, président du conseil
général de l’Indre.]
Annexe de la Mairie de Strasbourg à Châteauroux
Châteauroux, le 4 novembre 1939
À Monsieur Bénazet, ancien Ministre, Président du Conseil général
de l’Indre
Monsieur le Président,
Au nom de la municipalité de Strasbourg et des réfugiés alsaciens,
je tiens à exprimer au Conseil général du département de l’Indre,
ainsi qu’aux Administrations préfectorales et locales, nos meilleurs remerciements
de l’accueil que nous avons trouvé dans les heures dramatiques que nous vivons.
Je tiens, avant tout, à rendre hommage au zèle et au dévouement
dont ont fait preuve M. le Préfet et ses collaborateurs, ainsi que les Municipalités
du département.
Avec le concours bienveillant de l’Administration préfectorale et de la Municipalité
de Châteauroux, nous avons pu installer une annexe de la mairie de Strasbourg
à Châteauroux, à l’école des Capucins. Cette annexe centralise
les demandes de toutes sortes de réfugiés strasbourgeois, leur fournit
tous les renseignements nécessaires. Inutile de dire que notre annexe entretient
les meilleures relations avec les autorités locales et départementales,
seule garantie d’une collaboration fructueuse dans l’intérêt des réfugiés
alsaciens.
Partout, là où il y a un nombre assez important de réfugiés,
nous avons constitué un comité parmi eux, comprenant entre deux à
quatre membres chargés d’assurer la liaison entre les autorités locales
et les réfugiés. Ce système a eu de bons résultats jusqu’à
présent.
Il est évident qu’il y a encore des réclamations et des plaintes parmi
les réfugiés, mais nous sommes persuadés que l’organisation constituée
par l’autorité préfectorale ne tardera pas à venir à bout de
toutes les difficultés encore présentes. Grâce à l’initiative
prise par ladite autorité, nos réfugiés seront pourvus, pendant la
mauvaise saison, des matériaux de chauffage indispensables.
Des matelas et des couvertures leur sont fournies également.
Si un certain nombre de réfugiés se trouvent encore, à l’heure actuelle,
dans de mauvaises conditions d’hébergement, nous avons le ferme espoir que les
autorités compétentes remédieront, séance tenante, à cet
état de choses.
Une difficulté assez importante se présente du fait du manque de médecins,
surtout de médecins pratiquant la médecine générale. Pour le
moment, il n’y a dans le département de l’Indre que très peu de médecins
parlant le dialecte alsacien, pourtant si nécessaire dans ce domaine.
M. le Préfet a fait de son mieux, en créant un centre médical pour
les réfugiés à Châteauroux. La question de la création d’équipes
sociales, avec un personnel parlant le dialecte et composé d’infirmières
et d’aides sociales, est actuellement à l’étude. Par une collaboration
étroite des différents services entrant en ligne de compte, le problème
des équipes sociales et, partant, de dispensaires, sera résolu, espérons-le,
bientôt.
Nous, de notre part, continuerons tous nos efforts et resterons en collaboration
constante avec M. le Préfet et tous ses collaborateurs avec lesquels nous maintenons
les meilleures relations.
En vous priant de vouloir bien seconder tous ces efforts conjugués,
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre considération
très distinguée.
Le Maire : p.d. signé : E. Imbs
[Après l’intervention de M. Bénazet, toujours lors de la séance du
6 novembre 1939 du conseil général de l’Indre.]
M. Chichery
M. le Préfet me permettra aussi de lui adresser un nouvel hommage. Administrateur
de grande classe, M. Grimal règle toujours, dans les conditions les meilleures,
les délicats problèmes qui se posent à son administration. Pendant
la difficile période que nous traversons, s’imposant personnellement un travail
énorme de jour et de nuit, il a su faire front à toutes les difficultés,
sans pour cela engager sur les fonds départementaux une dépense supplémentaire
de personnel. À l’occasion des évacuations massives de réfugiés
notamment, notre Préfet a fait preuve des plus belles initiatives et hier encore,
vous avez pu le constater, les représentants de la Municipalité de Strasbourg
se plaisaient à reconnaître son dévouement sans limites.
On ne m’en voudra pas d’associer à ces félicitations Mme Grimal qui
elle-même se dépense sans compter pour les œuvres sociales de notre Bas-Berry.
Je veux également remercier de leur précieuse collaboration M. le Secrétaire
général, MM. les Chefs de service, MM. les Chefs de divisions, ainsi que
tous les employés des services départementaux titulaires retraités,
rappelés en fonctions, ou auxiliaires.
Je tiens, par ailleurs, à complimenter hautement MM. les Conseillers généraux
et MM. les Maires qui, ne ménageant ni leur temps ni leur peine, ont su préparer
un accueil si fraternel à nos compatriotes du Bas-Rhin réfugiés dans
l’Indre. »
Le préfet de l’Indre, ayant saisi l’importance de la question du dialecte alsacien,
écrivit, le 8 avril 1940, au ministre de l’Information pour le prier de créer
une station de radio émettant en dialecte et adaptée aux réfugiés
alsaciens.
« Ministre de l’Information —
Hôtel Continental Paris
J’ai l’honneur de soumettre à votre haute appréciation une suggestion intéressant
la radiodiffusion. Dans une dizaine de départements du Centre et du Sud-Ouest
de la France, se trouvent des milliers de réfugiés alsaciens-lorrains.
Dans l’Indre, en particulier, leur nombre atteint 25.000 environ. Ces évacués
des régions frontalières de l’Est parlent un dialecte qui leur est cher,
et beaucoup d’entre eux ne comprennent pas la langue française. Certains possèdent
un appareil de radio ; d’autres profitent de l’appareil de la famille qui les héberge
; d’autres vont écouter les informations au Foyer Social (je poursuis, en effet,
la création progressive de ces Foyers, Centres, où les réfugiés
trouvent de saines distractions, des livres et la possibilité, pour les jeunes
filles évacuées, de bénéficier d’un apprentissage “ familial
” , cuisine, couture, etc.). Que font ces réfugiés éloignés de
leur province ? Ayant des difficultés pour saisir les informations en langue
française, ils cherchent plutôt à écouter les nouvelles données
en langue allemande, et ces nouvelles viennent de Stuttgart.
On veille, bien sûr, attentivement à les éviter, et parfois cette
précaution les contrarie — s’ils sont isolés, si le poste se trouve dans
un logement particulier, il est bien difficle, impossible même de les en détourner
; et ces informations ne peuvent que nuire gravement à leur état d’esprit,
contrarier l’apaisement que nous cherchons tous les jours à créer, et,
de toute façon, que provoquer, chez eux, de dangereuses méditations.
Je pense qu’il y aurait grand intérêt ; en conséquence, à
organiser, par l’intermédiaire d’un poste d’émission situé, autant
que possible, en un point de la région d’accueil, Limoges par exemple, “ la
demi-heure des réfugiés alsaciens-lorrains ”. Elle pourrait avoir lieu
entre 18 heures 30 et 19 heures par exemple. Elle donnerait, en dialecte, (le dialecte
alsacien ne s’écrit pas — si les journaux ne peuvent donc l’utiliser, la radio
peut le faire) des nouvelles générales, les informations relatives à
l’ensemble des réfugiés — de courtes conférences ou d’intéressantes
variétés, etc.
De la sorte, les Alsaciens-Lorrains attendraient tous les soirs, avec une certaine
impatience, cette demi-heure, à eux réservée ; ils écouteraient
la radio, avec une affectueuse attention, parce qu’elle leur parlerait la langue
de leur province, et ils ne chercheraient pas ainsi à repérer, en cachette
parfois, une pernicieuse émission en langue allemande.
J’ai cru devoir vous soumettre cette suggestion. Sa réalisation me paraît
opportune. Je veux respectueusement croire, Monsieur le Ministre, qu’elle aura votre
agrément et qu’il sera possible de lui donner suite.
Le Préfet »
Grâce aux rapports de la « Commission Militaire de Contrôle Postal
de Châteauroux — 9e région », nous connaissons
mieux ce que furent les conditions d’existence, dans le département de l’Indre,
des réfugiés alsaciens et les raisons pour lesquelles certains d’entre
eux exprimaient des griefs tant envers l’administration qu’à l’égard des
habitants du département de l’Indre (7) ;
d’autres, en revanche, manifestaient leur satisfaction, estimant être convenablement
accueillis.
« Le 18 avril 1940
Le Président de la Commission Militaire de Contrôle Postal de Châteauroux
à Monsieur le Préfet de l’Indre
J’ai l’honneur de vous adresser un extrait de mon rapport du 15 avril 1940.
Ce sont des renseignements sur les réfugiés Alsaciens et qui me paraissent
pouvoir vous intéresser.
[Suit l’extrait du rapport, nous respectons la typographie de ce rapport.]
Le Capitaine D…
Président de la Commission
C.C.P. de Châteauroux
N° d’attache de la Commission : I.C. 122
Rapport n° 15 du 15 avril 1940
Rapport spécial concernant les réfugiés Alsaciens
A) Plaintes
Plaintes rares, quelques-unes méritent d’être signalées :
a) Mécontentement au sujet de soins médicaux donnés aux réfugiés,
b) Retard apporté dans le paiement des allocations,
c) Attitude et paroles maladroites d’un Maire à l’égard des Alsaciens,
d) Écolières Alsaciennes qui ne reçoivent pas l’accueil désirable
de la part de leurs camarades de l’Indre.
B) Satisfaction
Par contre les évacués continuent à manifester fréquemment
leur satisfaction sur la manière dont ils sont accueillis.
C) Moral
Leur moral paraît très bon. Leur espoir dans la Victoire est le même
que pour l’ensemble des Français et ils expriment souvent leur haine pour Hitler.
Annexe au rapport n°15 — (extraits de lettres)
- de F…, en permission à Vendœuvres (Indre) à M. E. G…, Pamiers (Ariège)
:
“ … Gertrude est morte aussi à Linard de suite des couches, et c’est un sort
qui est réservé encore à beaucoup d’autres car si, ici, on tombe malade,
on en meurt. Il ne vient pas de médecin et personne ne s’occupe de vous. ”
[Il est ajouté dans la marge au crayon de papier bleu] “ Pas d’ici, pas de
réfugiés à Vendœuvres. ” [ajouts de qui ? du préfet ? ]
- de Anna L… à Villentrois (Indre) à M. Jean-Pierre L… à
Sarre-Union (Bas-Rhin):
“ Chez nous cela laisse beaucoup à désirer. Ici, personne ne s’occupe plus
des réfugiés. Au comité, il n’y avait plus que des hommes d’ici, et
ceux-là ne s’en occupent plus, les quelques Alsaciens qui sont ici ne peuvent
plus rien faire ni dire. Le 1er nous devions
recevoir l’argent, le 5 est venu et nous ne l’avions pas encore, alors trois Alsaciens
sont allés au bureau, à 10 km d’ici et l’ont cherché, il y en
a beaucoup aussi qui sont partis d’ici, nous ne sommes plus que 22. Précédemment,
les femmes vivant seules recevaient le bois tout façonné et à domicile,
à présent elles sont obligées de le chercher, de le scier et de le
fendre [souligné en bleu au crayon, certainement par celui qui a lu le rapport].
En dehors de moi, il y a encore une femme seule ici, elle part pour habiter en
Dordogne, avec des parents, parce qu’on est mal ici. Comment une femme peut-elle
pousser une charrette à bras pendant 7 km pour chercher du bois ? ”
[Ajouts dans la marge] Vérifier et intervenir. Savoir quelle est [mot
illisible, la mentalité ?] de cette Mme L…
- de Mme F… à Villers (Indre) au Soldat F… dépôt Epinal (Vosges)
“… Le Maire nous a dit que nous aurions tranquillement pu rester à Strasbourg,
si nous avions été bombardés, il n’y aurait pas eu grand chose de
perdu [souligné au crayon bleu] … Il se laisse complètement influencer
par son beau secrétaire [souligné au crayon bleu], qui est un rude
salot [sic]… C’est une belle bande ici, lorsqu’on demande à emprunter
quelque chose, comme une lessiveuse… Ils disent, les réfugiés doivent s’arranger.
”
[en marge “ enquête sur cette personne ” Mme F…]
- de Mlle Marguerite E… à Levroux à Mlle Alice L… Mussidan (Dordogne)
:
“ … Tu vois, nous on a un peu de chance, mais qui sait ce qui va arriver encore à
ces pauvres êtres que nous sommes. Nous sommes très malheureux en ce moment,
dans notre classe, car toutes les Levrousaines nous haïssent, nous surnomment
(boches) nous disent toutes sortes de vilaines noms [sic], nous ne savons
pas quelles sont les raisons, mais tu sais on ne s’en occupe pas de ces filles mal
élevées. Les Alsaciennes s’amusent entre elles. ”
- de M. G…, 221, rue de S… à Caporal L. N… 206e
R.R.P. Barr (Bas-Rhin)
“ … Samedi, j’avais la chance de trouver un logement meublé de deux pièces,
et cuisine à 350 francs par mois, nous sommes contents parce que le sort le
voulait ainsi. Les gens chez lesquels nous habitions ont été très
complaisants et très bons pour nous. ”
- de Mme Berthe W… chez Mme B… à Dun-le-Poelier à Mme S… St-Dié
(Vosges) :
“ … Les gens du village sont très bons pour moi, surtout notre voisine. ”
- de Mme W… Paris à Mme B… à T… par C… (Indre) :
“… Le père de mon mari est né à Niederbroun [sic] et ma belle-mère
à Rauspack, ils avaient avec leur famille, quitté l’Alsace après l’annexion
et mon beau-père a fait son service comme soldat Français à Belfort.
Il est décédé en 1938 à l’âge de 78 ans, ma belle-mère
vit toujours et c’est la troisième guerre qu’elle voit car elle est née
en 1861.
Enfin elle ne perd pas courage et a bon espoir de vivre assez longtemps pour voir
la France victorieuse, et c’est cette fois d’une victoire définitive. ”
Les trois derniers extraits de lettres figurant dans ce rapport sont consacrées
à des propos tenus à l’égard d’Hitler , souhaitant sa perte et sa
mort. Attitude qui n’était pas le fait de tous les réfugiés puisque
le préfet de l’Indre eut l’occasion de signaler, dans les télégrammes
envoyés à Paris (octobre 1939), l’attitude équivoque de certains évacués
alsaciens (8).
« … 11 évacués du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ont fait
l’objet durant la mois de janvier de procès-verbaux pour infractions au décret
du 1/9/39 (propos et attitude au point de vue national défaitistes). [Parmi
eux, citons]
T… Marcel, né le 8/2/1899 à Strasbourg, de nationalité française,
évacué de Schiltigheim, lequel a formulé sans motifs plausibles, les
plus vives critiques contre l’administration française, déclarant que “
les pouvoirs publics faisaient tout pour alimenter un éventuel autonomisme …
que les évacués étaient délaissés ” etc.
[Également]
W… Marie, Cécile, veuve Z…, né le 22/11/1897 à Graffenstaden (Bas-Rhin),
de nationalité française, évacuée de Strasbourg à Issoudun
(Indre), a qui il est reproché d’avoir déclaré : “ qu’elle préférait
le régime hitlérien à celui que nous avions en France ” […].
[À noter aussi]
B… René, né le 22/10/1902 à Marckolsheim (Bas-Rhin) de nationalité
française, évacué de Strasbourg à Orsennes (Indre) marié
à une allemande et ayant deux frères en Allemagne, l’un militaire de carrière,
l’autre commissaire de police à Fribourg, qui a représenté l’Allemagne
comme étant en situation d’écraser la France (B… a été condamné
le 19 janvier dernier par le tribunal de La Châtre à 4 mois d’emprisonnement)
L… Charles né le 14/4/1886 à Schiltigheim (Bas-Rhin) réintégré
de plein droit dans la nationalité française, évacué de Strasbourg
à Neuvy-St-Sépulchre (Indre) ; lequel a déclaré : “ Les Français
sont des fainéants ; cela leur ressemble ; les Russes aident les Allemands et
les Allemands gagneront la guerre ; si les Allemands le veulent, ils seront à
Paris dans quelques jours ; ils prendront comme itinéraire la Hollande et la
Belgique ; les Français ne valent rien, ils ont peur des Allemands ; l’Alsace
redeviendra allemande sans tirer un coup ! ” (LEHMANN a été condamné
le 19 janvier dernier à trois mois d’emprisonnement par le même tribunal
de La Châtre)
K… Hedwige épouse W…, né le 7/8/1888 à Neuköln (Allemagne)
de nationalité allemande, évacuée de Strasbourg à Chabris (Indre)
laquelle a déclaré : “ Je chie sur la langue française et personne
ne m’empêchera de parler la langue de ma mère patrie allemande ; je suis
entièrement pour HITLER. C’est lui qui gagnera la guerre et qui écrasera
les Français. Le régime hitlérien est bien meilleur que le régime
français. ” […]
De nombreuses enquêtes ont été effectuées d’autre part sur
divers réfugiés alsaciens et lorrains ou de nationalité allemande
à l’encontre desquels avaient été relevés des agissements révélateurs
de sentiments suspects au point de vue national. »
Lors de l’arrivée des Allemands dans le département de l’Indre, au
mois de juin 1940, l’attitude de certains réfugiés alsaciens fut très
ambiguë. Ainsi, le 30 juin 1940, le sous-préfet de La Châtre écrivait
au maire de La Châtre
« La Châtre,
Sous-Préfecture de La Châtre
Cabinet du sous-préfet
Dans le courant de la semaine écoulée, quelques militaires allemands sont
passés dans votre commune. À cette occasion, il m’a été de constater
[sic] que certaines personnes se sont empressées autour d’eux, causant
amicalement et allant même jusqu’à leur remettre des lettres.
Il ne saurait être question d’exercer la moindre contrainte sur les sentiments
de quiconque.
Je considère toutefois qu’une élémentaire pudeur devrait inciter les
intéressés à observer une certaine discrétion dans une attitude
qui constitue une véritable injure aux familles de nos soldats.
De toute manière, je suis fermement décidé à mettre un terme
à des agissements qui ne peuvent, en outre, que susciter le mépris de nos
adversaires.
En conséquence, je vous prie de bien vouloir supprimer à titre de sanction
et pour une durée de 8 jours, l’allocation aux évacués dont les noms
suivent : … »
Parmi les réfugiés alsaciens concernés, l’un protesta de sa bonne
foi et s’adressa au préfet de l’Indre, le 5 juillet 1940 :
« … Je me permets de vous faire remarquer que les visites en question ont
eu lieu après la signature de l’armistice et à trois journées différentes,
que la maréchaussée était chaque fois présente sans faire la
moindre opposition à ce commerce, qu’en outre des six sanctions il y avait des
centaines de personnes de toutes les régions de France et même des indigènes
qui s’empressaient autour des officiers et soldats allemands et leur posaient des
questions, que l’interprétation de M. le Sous-Préfet, quant à l’injure
est absurde, vu que le signataire, ancien combattant, avait lui-même des proches
parents au front ainsi que les autres sanctionnés, enfin qu’aucun décret
n’a été porté à la connaissance de la population interdisant
le commerce avec les soldats allemands (9)»
Ces faits ne sont pas exceptionnels (voir dans cette même publication, l’article
consacré à Louis Deschizeaux dans lequel Jean-Louis Laubry relate des événements
presque comparables s’étant déroulés à Issoudun).
L’exode,
la débâcle
haut de page
Au fur et à mesure de la progression de la Wehrmarcht, les administrations
de la région parisienne décidèrent d’évacuer leur personnel vers
les départements du Centre et du Sud. Un rapport (10),
vraisemblablement du chef du Service Téléphonique et Télégraphique
de l’Indre, constitue un témoignage particulièrement éloquent de ce
que vécurent ces fonctionnaires :
« Le nombre d’agents des P.T.T, la plupart avec leur famille, évacués
dans l’Indre a été considérable. Il comprend surtout le personnel
du Loiret, du Loir-et-Cher, d’Eure-et-Loir et de la région parisienne.
Dès le 16 juin, un centre d’accueil a été organisé à l’Hôtel
des Postes de Châteauroux. Des dortoirs ont été aménagés,
un peu partout, dans le local de l’Administration, aux sous-sols, dans les couloirs,
garages et toutes pièces qui ont pu être récupérées. L’école
maternelle des Capucins, pendant un certain temps, a fonctionné comme annexe.
Enfin, les agents de Châteauroux ont accueilli chez eux un grand nombre de leurs
collègues.
Une cantine a été également ouverte. Des dévouements particulièrement
em-pressés et des collectes faites parmi le personnel ont assuré son fonctionnement
aux meilleurs conditions. Elle n’était pas gratuite puisque la clientèle
était en possession de ses salaires ou traitements ; mais le prix fixé
a été inférieur au prix de revient et comportait même une forte
réduction pour les enfants et les familles nombreuses. J’ai eu la satisfaction
de n’entendre que des éloges ce qui est pour les organisateurs une récompense
inappréciable.
Cette cantine fonctionnera jusqu’au départ des réfugiés. Déjeuner
: 6 frs - dîner 4 frs - enfants 2 frs, à partir du 3e gratuit. Le
nombre de repas servis a été certains jours de plus de 700. »
Des fonctionnaires du Trésor étaient également repliés dans le
département de l’Indre ; des maisons d’arrêt et des hôpitaux psychiatriques
évacuèrent aussi leurs détenus et leurs aliénés, cela dans
une confusion extrême (11).
Le 25 juin 1940, dans une note sur la situation de la population détenue à
la Maison d’Arrêt de Châteauroux, le préfet de l’Indre signalait que
des détenus s’étaient disséminés parmi les réfugiés
, suite au comportement irresponsable du surveillant chef d’Orléans, qui «
après avoir replié son effectif (94 détenus dont 13 condamnés
à perpétuité) sur Lamotte-Beuvron remit une partie de leur pécule
à chacun des détenus » et ordonna la dispersion du convoi. Aussi,
le préfet dut-il donné « aux brigades de gendarmerie et aux commissaires
de police, les instructions nécessaires pour assurer l’arrestation des détenus
qui pourraient être restés en liberté parmi les réfugiés
».
L’évacuation de l’hôpital psychiatrique départemental de Blois fut
également très difficultueux, pour ne pas dire dramatique, du reste Henri
Amouroux, historien bien connu de la période, avait retenu cette épisode
pour illustrer la tragédie que fut l’exode (12).
Alors que cet auteur cite Châteauroux comme lieu de destination, il refuse de
citer la ville de Blois, se contentant d’évoquer la ville de B… ;
du reste, la version d’Henri Amouroux diffère très largement des rapports
que nous avons pu consulter aux Archives Départementales de l’Indre (13). Aussi avons-nous choisi de publier ici le rapport complet du
médecin chef M… et du secrétaire de direction S… (14) fait à Châteauroux le 23 juin 1940 (Asile Saint-Denis)
et de le comparer avec l’ouvrage d’Amouroux.
Une note au crayon de papier précise, sur ce rapport, que l’hôpital psychiatrique
départemental de Blois avait accueilli début juin, en provenance de l’hôpital
de Beauvais, 300 vieillards.
« Évacuation de l’hôpital psychiatrique départemental de
Blois
Le 14 juin 1940 à minuit, M. C…, économe, quitte l’établissement avec
l’auto de la maison, il est accompagné de sa famille et du surveillant général
D… et de la famille de celui-ci. La voiture est conduite par M. P…, chauffeur de
la maison.
Vers 2 heures du matin, M. R…, receveur, quitte à son tour l’établissement
; on l’y reverra le lendemain matin dimanche.
Le samedi matin à 6 heures et demi, M. S…, secrétaire, quitte l’établissement
avec sa propre voiture, sur l’invitation qui lui en a été faite par le
directeur qui lui communique le télégramme officiel. À 10 heures,
le médecin directeur, Dr S…, quitte l’établissement avec sa propre voiture.
Il dit au revoir à Mlle M… et à M. G…, employés, mais il ne laisse
aucune directive pour la conduite de l’hôpital.
D’après M. G…, c’est dans la soirée de samedi que M. C…, ancien économe,
est venu annoncer que le préfet venait de le désigner comme directeur économe.
En même temps, Mlle M… est désignée comme secrétaire de direction
et M. R… comme surveillant général. À la suite de cette déclaration,
M. C… demande au personnel du bureau de venir travailler le lendemain dimanche. Le
samedi soir, vers 19 heures, le Dr M…, médecin chef qui était parti à
Paris avec l’autorisation du préfet, rejoint l’hôpital, n’ayant pu trouver
de train et il est revenu à pied depuis Orléans. Le dimanche matin, M.
R…, receveur, reparaît à l’asile. Il charge sur sa voiture ses bagages
préparés la veille et quitte l’établissement vers 9 ou 10 heures sans
rien dire à personne. Vers 14 heures, M. C… apparaît. Il déclare au
médecin chef : il faut évacuer l’asile par nos propres moyens. Le médecin
chef demande à la sœur supérieure de laisser huit sœurs pour assurer le
service des malades intransportables mais aucune des sœurs ne consent à abandonner
son poste. D’après les ordres de M. C…, on charge les bagages, les provisions
alimentaires et pharmaceutiques, ainsi que les registres de comptabilité, sur
les voitures de la ferme lesquelles partent sous la conduite du chef de culture auxiliaire
M… et les autres charretiers de la maison ; il y a deux voitures fourragères,
deux tombereaux et une carriole. Vers 15 heures, le convoi se met en marche, les
malades pouvant faire route à pied escortés par les infirmiers et infirmières
avec le surveillant R…, le concierge M. S…, Mlle M…, le jardinier M. A…, tous
accompagnés de leur famille. Les bombardements sur la route, les traînards
font que l’unité du convoi paraît impossible à conserver. À Contres,
première étape, il apparaît que beaucoup de malades sont absents.
M. l’aumônier R… à bout de forces abandonne. La nuit du dimanche au lundi
se passe dans les bois. A trois heures du matin, on prend le départ pour Selles-sur-Cher
où la colonne arrive vers 9 heures du matin. Elle y retrouve M. C… qui
lui obtient un cantonnement au centre de remonte. M. C… présente le Dr M… au
préfet du Loir-et-Cher et ne pouvant aller plus loin le fait nommer directeur
de la colonne à sa place. Jusqu’à ce moment, les infirmiers L…, J… et D…
se sont montrés très zélés pour le service de la colonne. Dans
la matinée du lundi, M. S… qui était resté à Chabris apprend
par M. R. H… que le préfet du Loir-et-Cher se trouve à Selles-sur-Cher.
Il y accourt avec son fils. Le préfet le charge de s’occuper des malades. Il
achète pain, viande, épicerie qu’il paie avec des bons. Puis, il repart
à 23 heures. À son retour, le lendemain matin, il apprend par le Dr M…,
maire de Selles-sur-Cher que vers 4 heures du matin, le préfet a quitté
la ville en direction de Poitiers. Le même docteur M… déclare qu’il ne
peut assurer le ravitaillement du détachement pour les jours suivants. En conséquence,
le médecin chef d’accord avec M. S… décide de poursuivre la route en direction
de Châteauroux. Vers 14 heures, le convoi arrive à Valençay par une
chaleur écrasante. M. S… s’occupe du cantonnement. Le conservateur des
Beaux-Arts refuse tout asile au château. Le maire accorde un baraquement à
la gare et un autre au champ de foire où partie des malades pourront passer
la nuit. Les autres, médecin chef, personnel et voitures, vont coucher dans
un bois à la sortie du pays. À 3 heures du matin, le médecin chef
envoie l’infirmier D… transmettre l’ordre de départ aux hommes du baraquement
de la gare et aux femmes de celui du champ de foire. Ces deux groupes n’ont pas exécuté
l’ordre donné. À la sortie de Valençay, l’infirmier D… demande au
médecin chef à aller chercher sa fille à Saint-Aignan en promettant
de le rejoindre le soir même. Le convoi arrive à Levroux vers 10 heures.
Le maire ne peut rien pour lui. Le centre d’accueil lui accorde une petite collation.
Il faut repartir par une chaleur écrasante. Au moment de quitter Levroux, le
voiturier M… prévient le médecin chef qu’il y a deux routes pour aller
de Levroux à Châteauroux, la route civile et la route militaire, et qu’il
va engager ses voitures sur la route civile.
Le médecin chef suivi d’un certain groupe demande la route civile à un
planton. Il la suit et c’est seulement au bout de 7 kilomètres qu’il apprend
par hasard que les voitures ne suivent pas le même chemin que lui. Comme il
a donné rendez-vous aux voitures (en même temps qu’à M. R… qui les
accompagne) à 1 kilomètre avant l’arrivée de Châteauroux, il
pense que le mieux est de continuer jusqu’à cette ville pour y retrouver voitures
et convoi. Il attend donc au départ de la route de Buzançais. Pendant ce
temps, M. S… a obtenu du préfet de l’Indre un asile à l’hôpital
Saint-Denis. Il obtient même 5 cars pour ramener le convoi. Mais on remonte
jusqu’à quelques kilomètres de Levroux sans rencontrer personne. La nuit
se passe sans apporter aucune nouvelle. Le lendemain matin, le médecin chef
envoie deux cyclistes qui font 17 kilomètres en direction de Limoges. Lui-même
refait la route de Châteauroux à Levroux par Buzançais. Le convoi
reste introuvable.
Des malades ultérieurement récupérés pensent que ce convoi, dans
lequel se trouvent M. R…, Mlle M… et tous les bagages, serait retourné à
Selles-sur-Cher. M. S… demande à la gendarmerie de retourner à l’asile
Saint-Denis tous les malades qui seront trouvés. Dans la journée de samedi,
le maire de Valençay nous renvoie en camions ceux de nos malades qui étaient
restés chez lui.
Il y a actuellement à l’hôpital Saint-Denis : 34 hommes, 48 femmes, 16
membres du personnel, soit 98 personnes. »
Voici les mêmes faits relatés par Henri Amouroux (15) :
« Quand à l’asile de B…, dont les effectifs, qui comprennent d’ailleurs
150 repris de justice, passent brusquement de 1200 à 1600 personnes, à
la suite de l’arrivée des fous de l’asile de Clermont, dans l’Oise, il est peu
à peu abandonné par l’économe de l’établissement, le directeur,
des infirmiers qui partent en laissant les clefs aux malades. Lorsque l’évacuation
est décidée, c’est un pauvre cortège qui se met en route, chaussés
d’espadrilles, vêtus sommairement, les fous encadrent quatre charrettes dans
lesquelles on a entassé sept à huit cents kilos de conserves et des kilos
d’archives, mais où les plus fatigués ne peuvent prendre place, car la
femme et la fille du chef conducteur, armées de leurs parapluies, en interdisent
résolument l’accès. Au fil des kilomètres, le cortège s’amenuise
d’ailleurs. Des infirmiers s’éloignent à la faveur de la nuit. Des fous
quittent la route et trouvent de l’embauche dans des fermes du voisinage. Lorsque
la colonne atteindra l’asile de Saint-Denis, près de Châteauroux, son effectif
ne sera plus que de 98 personnes. Assassins ou voleurs, les 150 “ médicaux-légaux
” ont naturellement disparu parmi les premiers. »
Une note du préfet de l’Indre, du 26 juin 1940, se contentait de reprendre en
grande partie le rapport du médecin chef M…, il précisait cependant que
des ordres avaient été donnés pour rechercher et mettre en sûreté
les « aliénés qui [avaient] pu s’égarer au cours du repliement
de leurs hôpitaux », pourtant il n’était fait aucune allusion à
des repris de justice, et aucune indication concernant l’effectif total. Certes,
il était difficile pour l’auteur d’un rapport officiel de relater le relâchement
moral des responsables, pourtant ce rapport tout emprunt de rhétorique administrative,
dans son extrême sobriété, n’en est pas moins éloquent et souligne
à l’envi combien ces événements dramatiques purent influer sur l’esprit
des contemporains.
Il est aisé d’imaginer le lourd sentiment d’inquiétude qui devait régner
chez les responsables de l’ordre public, sachant que des détenus et des aliénés,
dont certains très dangereux, étaient dispersés dans le département
de l’Indre.
Il ne faut pas oublier que ce département fut également le terrain d’opérations
militaires dans le courant de la deuxième quinzaine du moins de juin 1940. On
peut imaginer, dès lors, le désarroi des populations civiles. Comment ravitailler
à la fois les réfugiés et les habitants du département de l’Indre,
d’autant que les Allemands, forts de leur victoire éclatante, et la guerre étant
ce qu’elle était, avaient quasiment tous les droits, y compris celui de s’emparer
des stocks alimentaires. Dans de telles circonstances dramatiques, la situation pouvait
être désespérée avec des conséquences épouvantables.
Le rapport que nous publions est suffisamment explicite et n’appelle aucune glose
parasite (16), tout en manifestant la prudence
habituelle en pareil cas, d’autant que nous n’avons pas d’autres documents, pour
l’instant, à opposer à ce témoignage.
« 9e Région
Direction Départementale du
Ravitaillement Général de l’Indre
Les journées qui précédèrent l’entrée des Allemands à
Châteauroux, furent caractérisées par le passage intensif des deux
armées françaises en retraite, la 6e
et la 7e.
L’Intendance de Châteauroux eut à pourvoir à la fois au ravitaillement
de ces unités, parmi lesquelles la 241e
Division d’Infanterie, la 1re et la 2e Divisions Cuirassées, la 4e
Division légère motorisée, la 7e
Division d’Infanterie, la 84e Division d’Infanterie,
etc. appartenant aux 6e et 7e
Armées commandées par les Généraux Frère et Touton et au
flot des réfugiés. Des prodiges ont dû être faits et se poursuivent
encore d’ailleurs.
La fabrication du pain était assurée de jour et de nuit à la Manutention
Militaire, dans les deux établissements réquisitionnés et exploités
par l’Intendance, ainsi que dans les boulangeries civiles de la ville.
Grâce à ces mesures, il put être satisfait non seulement aux demandes
des Armées mais aussi à celles d’une population considérable de réfugiés.
Le nombre de rations de pain distribuées par l’Intendance militaire de Châteauroux
atteignit le chiffre d’environ 80.000 par jour.
En raison de l’avance des Allemands jusque sur les rives du Cher, l’Intendant
Militaire prit l’initiative de scinder en deux son service. La fraction proprement
militaire de l’Intendance (administration des corps de troupe, solde, transports,
etc.) fut placée sous les ordres de l’Intendant Militaire adjoint Mingasson.
Le 20 juin, le repli de la fraction ci-dessus désignée composée
de 5 Officiers et de 60 hommes eut lieu à destination du Blanc où elle
avait pour mission le démontage des fours de la boulangerie de campagne en cas
d’avance plus marquée de l’ennemi.
L’Intendant Militaire, en tant que Directeur du Ravitaillement Général,
assisté de M. l’Attaché Nasenta se mit alors à la disposition exclusive
de M. le Préfet représentant unique du Gouvernement Français.
Du 21 au 29 juin, pendant l’occupation allemande, M. Laporte et Nasenta conférèrent
chaque jour et plusieurs fois par jour avec M. le Préfet et les services départementaux.
Un train de denrées ayant été signalé à Cluis, 8 camions
allèrent y charger et ramenèrent leur chargement à Châteauroux.
De même 6500 kilogrammes de viande frigorifiée furent répartis entre
les bouchers de la ville, la coopérative des Travailleurs, le Centre d’Accueil,
l’Asile Saint-Denis.
Pour répondre aux besoins de la situation nouvelle, le Service du Ravitaillement
Général, sous la Direction de l’Intendant Laporte et de l’Attaché
Nasenta fut divisé en six sections :
1) Farine et blé, 2) exploitation des trois boulangeries : Manutention, Coopérative
et Nogrette, 3) fabrication de pain dans les boulangeries civiles, 4) Centre d’Abat,
5) Distribution à la population civile et aux militaires, 6) transports et essence.
Le 21 juin, un détachement allemand motorisé, faisait son entrée à
Valençay.
L’Intendant fit répartir d’urgence dans les établissements hospitaliers
de la ville une grande partie des denrées entreposées à la Manutention.
Le 22 juin, un Officier allemand se présentait au Maire de la Ville.
20.000 rations de pain étaient expédiées à Limoges, à la
demande du Préfet, pour l’alimentation des réfugiés.
Le 23 juin au matin, nous apprenons que le Commandement français a fait sauter
les ponts sur la Creuse et sur l’Indre, Châteauroux se trouve isolé à
l’ouest (direction de Tours), au sud (Direction de Toulouse), au sud-ouest (Direction
du Blanc), les ponts du Cher ayant été détruits précédemment.
Un millier de militaires français isolés sont regroupés à la
ferme de Touvent où ils sont cantonnés et ravitaillés;
L’après-midi du dimanche 23 vers 4 heures, nous nous trouvions auprès
du Colonel Dubreuil, Commandant la Subdivision, quand deux Officiers allemands, accompagnés
d’un groupe automobile blindé et de motocyclettes, viennent intimer l’ordre
au Colonel de se rendre avec la Garnison.
Armes, munitions et provisions doient être livrées immédiatement.
Nous quittons la caserne Bertrand et faisons activer la répartition des denrées
entre les établissements hospitaliers.
Vers 6 h 30, nous sommes appelés de toute urgence auprès du Colonel Dubreuil.
Un Capitaine d’État-Major allemand accompagné d’un Intendant Militaire,
nous ordonne de le conduire à nos magasins. Nous exécutons cet ordre. En
cours de route, ces deux Officiers allemands accompagnés d’un interprète
(affecté spécial alsacien des Usines Bloch) arrêtent un convoi militaire
français d’une vingtaine de voitures hippomobiles. Ces voitures entrent dans
la cour de la Manutention.
Sur l’ordre des autorités allemandes, ces voitures reçoivent un chargement
de paille, foin, avoine et orge. De plus, 4 de nos camions automobiles qui se trouvaient
à la Manutention, sont requis par les Officiers allemands, chargés de pain
et petits vivres (riz, graisse, lait condensé, haricots, sel, etc.).
Ces voitures et camions partent le même soir vers 10 heures dans la direction
d’Issoudun.
Le lundi 24 juin, le préfet notifie aux Maires, par lettre-circulaire, que le
Service du Ravitaillement Général continue, sous sa direction, dans l’intérêt
de la population du département. Des soupes populaires sont organisées
à Châteauroux, Buzançais, Saint-Benoît-du-Sault. Le nombre de
réfugiés est particulièrement considérable. Les denrées
prélevées sur les stocks militaires dissimulées dans les établissements
hospitaliers sont mises en distribution.
À partir du 26 juin, nous accompagnons M. le Préfet dans sa visite quotidienne
des différents cantons du département. Les problèmes intéressant
l’alimentation des réfugiés, les distributions d’essence, l’état sanitaire,
l’état des routes et ponts sont étudiés au cours de ces tournées.
Nous visitons successivement :
Le 26 juin : Ardentes, Neuvy-Saint-Sépulcre, Eguzon, Argenton-sur-Creuse
Le 27 juin : Saint-Benoît-du-Sault, Belâbre, Le Blanc, Saint-Gaultier
Le 28 juin : Tournon-Saint-Martin, Mézières-en-Brenne, Châtillon-sur-Indre,
Buzançais
Le 29 juin : Levroux, Ecueillé, Valençay, Saint-Christophe-en-Bazelle (présence
de M. le Député Chasseigne, [rayé dans le texte]), Vatan
Le 30 juin : Aigurande, Sainte-Sévère, La Châtre, Isoudun, (présence
de M. le Député Chasseigne, [rayé dans le texte])
Le 2 juillet : les deux cantons de Châteauroux.
Le 29 juin, dans la matinée, marque la fin de l’occupation allemande dans le
département de l’Indre.
L’avant-veille, M. le Préfet avait bien voulu nous prier de l’accompagner à
la Kommandantur où le Major Stachelmaier, après menace d’arrestation de
l’Intendant Militaire, nous accorde finalement un laissez-passer.
Au cours des tournées préfectorales, les Maires des Communes rassemblés
au chef-lieu du canton font connaître leurs besoins, en ce qui concerne le ravitaillement.
Il apparaît que le ravitaillement en pain est assuré grâce aux stocks
de blé. Nous faisons tourner les moulins à plein rendement.
Le ravitaillement en viande, plus difficile du moins en ce qui concerne les bovins,
est également assuré.
Nous organisons le ramassage du lait et nous ravitaillons les communes par des envois
de produits d’épicerie. Ces envois sont effectués même pendant l’occupation
allemande et malgré l’interdiction de la Kommandantur.
Des militaires de la Manutention, habillés en civil, assurent les transports
de toute sorte (farine, pain, viande, denrées). Les pouponnières sont pourvues
de lait condensé.
Le Ministre du Ravitaillement Général (M. Chichery) était tenu
à Bordeaux au courant de nos besoins. Allant à Clermont-Ferrand, il nous
télégraphia de Périgueux les ordres donnés par lui au Transit
Maritime de Marseille pour l’envoi d’urgence à Châteauroux, de sucre, légumes
secs, lait condensé, riz, huile, café, conserves de poisson.
Châteauroux, le 20 juillet 1940
Intendance Militaire
P. Laporte »
Effectivement, hormis les rapports officiels, nous avons peu de documents à
notre disposition pour pouvoir décrire avec précision, un demi-siècle
plus tard, ce que fut cet épisode douloureux de l’histoire du département
de l’Indre. C’est pourquoi nous insérons dans cet article le récit de l’exode
d’une famille parisienne qui fut amenée, au cours de son périple, à
séjourner au Blanc, le jour même (19 juin 1940) où cette ville subit
un terrible bombardement causant la mort de plusieurs personnes.
L’exode de Daniel Audemare ou l’initiation à la guerre
(17)
haut de page
« Nous habitions Montoire-sur-le-Loir (Loir-et-Cher), repliés de
Paris par crainte des bombardements, ma mère, Germaine Audemare, violoniste,
née en 1892, et moi, âgé de neuf ans et demi, lors de l’exécrable
exode de juin 1940.
Ma mère a beaucoup hésité à partir, les nouvelles étaient
contradictoires, elle avait essayé bien en vain de joindre au téléphone
manuel mon Père replié à Bordeaux avec son administration… En outre
circulaient les rumeurs les plus ahurissantes : il m’avait été interdit,
par exemple, de ramasser des bonbons, le long des chemins, œuvre de la cinquième
colonne… on voyait l’ennemi partout en raison de la peur suscitée par les « boches »
— rumeurs du type de celles propagées entre 1914 et 1918 sur les atrocités
commises dans la zone occupée du nord de la France.
Depuis quelques jours, les voitures des réfugiés de l’Aisne et de Belgique
passaient dans une sorte de convoi plus ou moins espacé sur la route nationale
817 (Vendôme — Château-du-Loir).
Ce flux était bientôt grossi par des unités militaires, camions Renault,
cabine avancée, autochenilles Hotchkiss, surchargés de soldats français,
non rasés, hâves, aux uniformes kakis délabrés, les jambes pendantes
affublées de bandes molletières — je l’avais remarqué car même
à neuf ans et demi, cela me paraissait particulièrement inconfortable —,
des automobiles Peugeot 402 transportant les officiers en fuite, dépassant à
vive allure le flot en question.
Et c’est cette fuite éperdue et hagarde qui décide ma mère à
charger la Renault décapotable bleu-noir Reinastella des années 35-36.
Un matelas avait été fixé sur la toile de la capote mobile en moleskine
noire, pour se protéger des balles tirées par les stukas… Nous étions
assez chargés, et ma mère avait déposé son violon sous le siège
arrière, un Nicolas Dupuy du XVIIIe siècle.
Mon Parrain, Edouard, qui habitait à quelques centaines de mètres de notre
maison avait trouvé de l’essence pour sa 11 CV Citroën noire — roues jaunes
(à rayons larges). Nous étions bien pourvus de carburant en bidons de cinq
litres en fer blanc, à tel point que nous sommes revenus avec la moitié
du stock, même après en avoir donné un ou deux bidons.
Et nous sommes partis, tout d’abord en direction de Tours, nous avons abordé
Château-Renault et là nous avons pris la route d’Amboise.
Arrivé à proximité du pont étroit (en pierres), nous avons attendu
une heure avant de traverser. En effet, si nous avions voyagé jusque-là
comme des touristes, les abords d’Amboise étaient assez encombrés. L’attente
(assez courte finalement) pour passer la Loire était motivée par l’interruption
par le génie militaire qui minait le pont… Une fois de l’autre côté,
une alerte et quelques avions… Nous nous étions réfugiés dans les
caves voûtées du château ; la voiture était restée garée
sous les platanes immenses du quai de la Loire en aval du pont surchargé. Des
bruits couraient selon lesquels entre Orléans et Blois, les ponts avaient sauté
avec les véhicules, et peut-être même les « fuyards »
dessus…
Nous sommes partis immédiatement en direction de Le Blanc. Là, nous nous
sommes arrêtés dans la ville, nous avons garé l’auto dans une petite
rue du centre ville et nous avons pris la rue entre le pont et la direction amont
de la rivière. (Je me demande encore pourquoi nous n’avons pas continué
notre chemin sans nous arrêter.)
Et d’un coup, les bruits de quelques avions et soudain le bombardement de la ville
, à proximité du pont, où nous étions précisément.
Les maisons s’écroulaient, la poussière était dense et nous étions
allongés à terre, au milieu de la rue ; ma mère m’a touché pour
voir si j’étais encore vivant. En effet, le bruit des déflagrations était
inimaginable, et si je suis un peut sourd, cela date du bombardement de la ville
de Le Blanc : en fait, un sifflement permanent. Une accalmie et nous avons rejoint
notre véhicule intact. Nous avons traversé par le fameux pont et nous avons
pris la direction du Dorat.
Ainsi après avoir traversé la Creuse, nous prîmes la direction de
Bellac, le soir vers 9 h — il faisait encore jour —, nous étions en quête
d’un gîte ; et à Oradour-Saint-Genest (Haute-Vienne), nous avons cherché
où coucher, rien, plein de monde partout. Nous avons continué quelques
kilomètres pour atterrir à notre point final : « la Grande Intrade
», petit et même tout petit hameau sans eau, ni électricité.
Comme il n’y avait bien sûr, rien de libre non plus, c’est d’office que nous
avons investi une petite maison occupée par une très vieille dame proche
des 90 ans qui nous donna une chambre avec lit et draps blancs, en lin râpeux,
mais frais et confortables. Pas de cuisinière pour faire la cuisine et c’est
dans l’âtre que ma mère a fait cuire une omelette aux lardons, puis des
œufs à la neige au goût de fumée, précisait-elle en évoquant
cet épisode quelques années plus tard.
Cette vieille paysanne était un peu folle et se levait la nuit pour brandir
sa canne et essayer de chasser les « processions de cochons ». Je me souviens
très bien qu’elle brayait sans cesse en invectivant les pauvres bêtes.
Elle était connue pour ses pertes de lucidité.
Nous sommes restés environ quinze-vingt jours dans cette localité.
Il n’y avait pas beaucoup de maisons, seulement quelques « réfugia
» (sic), comme disait l’homme du coin.
Une maison avait été réquisitionnée, plusieurs mois auparavant,
pour une famille alsacienne, toute entière, qui y avait trouvé refuge.
La grand-mère, très grosse et vêtue comme une paysanne alsacienne,
jupe noire jusqu’à terre et fichu noué sur le dessus du crâne. Elle
distribuait tous les jours aux enfants des goûters à 4 heures pile ! Du
pain et de la « gonviture » (sic) - « C’est très pon, tu sais
Tâniel, le pain avec gonviture », me disait-elle à voix haute.
Une ferme nous approvisionnait : lait, volailles, légumes, le fermier était
métayer de par son statut. Nous allions faire les courses à Oradour-Saint-Genest,
au Dorat, et au grand marché-foire de Bellac. Tout fonctionnait localement.
Je passais mon temps à sillonner les chemins creux, et circulais dans un rayon
de quatre kilomètres au maximum.
Après quelques jours, des troupes françaises arrivèrent et s’installèrent
dans les prés.
Nous avons appris l’armistice par la rumeur et par la même occasion, que c’était
le Maréchal Pétain qui l’avait demandé et fait signer. Le désordre
était tel que tous les réfugiés poussèrent des « ouf
» de soulagement, et ce qui m’avait frappé, c’est le ricanement unanime
et tragique au sujet des propos de Paul Rey naud que l’on avait entendu à la
radio quelques semaines plus tôt : « La route du fer est coupée… »
Aucune autorité administrative n’est venu visiter les villages où les réfugiés
stationnaient, seul un prêtre est passé pour soutenir ces gens très
éprouvés. La seule consolation, le soleil brillait…
Dès la nouvelle de l’Armistice, nous allions aux renseignements pour savoir
si nous pouvions rentrer ; puis, au bout de quelques jours — je ne me souviens pas
du nombre exact — nous sommes partis, par le même chemin me semble-t-il. Je
ne sais plus à quel endroit, nous avons passé la « Demarkation
Linie », mais seulement, que le passage fut rapide, après que l’on (les
Allemands) nous ait délivré un petit papier, les gendarmes (deux seulement)
français jetèrent un œil glauque dessus, et que les soldats allemands nous
firent un signe, celui de passer : un des premiers AUSWEISS… ; et nous de reprendre
la route. De rares soldats déambulaient dans les agglomérations, le soir
même nous étions à Montoire, en zone maintenant occupée !
Quand nous sommes arrivés, la maison avait été ouverte par effraction,
petit désordre, peu de dégâts. Quelques petits objets avaient disparu,
dont une chaînette en or, celle de mon baptême, oubliée dans l’affolement.
Un petit détail « amusant », ma mère avait abandonné un
lot de boîtes de sardines bretonnes, et… nous avons retrouvé des sardines
allemandes au même emplacement…, les boîtes étaient rouges (sombre)
avec une croix noire dessus (genre croix de fer…).
Nos voisins nous dirent qu’il fallait apposer sur notre grille d’entrée une
pancarte avec la mention, en allemand, « Bewohntes Haus », maison
habitée.
Toute la vie routinière recommença au ralenti, bientôt plus de café,
nous avions des réserves intactes de café pour deux mois, dix à douze
litres d’huile Lesieur, deux bouteilles de gaz, Butagaz, bleues, lesquelles durèrent
jusqu’en 1944, puisque le gaz n’était utilisé que pour le café (orge
grillé) ou pour les « urgences ».
Nous ne sommes retournés à Paris qu’en septembre 1941… Entre temps, l’entrevue
de Montoire, la population n’en fut pas informée, mais ces jours-là, nous
sommes, comme tous, restés enfermés dans nos maisons, volets clos…
»
L’armistice, le reflux des réfugiés
et les incohérences allemandes
haut de page
Une fois l’armistice signé, le plus grand nombre des réfugiés et
des évacués, plus ou moins rassurés par les propos des Allemands,
étaient enclins à retourner chez eux. Si l’exode s’était déroulé
de façon chaotique, le reflux de ces longues colonnes de pauvres gens fuyant
l’occupant ne fut pas non plus sans poser de graves questions à ceux qui avaient
encore en charge la sécurité des populations. L’un des paradoxes du moment,
et non des moindres, résidait dans le fait que ce fut l’armée française,
défaite dans les conditions que l’on sait, qui assura, en grande partie, la
logistique qui permit aux réfugiés d’échapper à la famine.
Rapatrier des centaines de milliers de personnes supposait que l’on établît
un plan, en concertation avec les autorités allemandes. Fallait-il pour cela
que l’administration française eût encore les moyens de fixer les réfugiés,
de les faire patienter, de prévoir un calendrier d’évacuation en fonction
de la remise en état des infrastructures. De même, la presse devait être
capable de servir de relais pour ne pas amplifier la légitime impatience de
ceux qui avaient hâte de prendre le chemin du retour, d’autant que de nombreuses
familles étaient séparées, restant sans aucune nouvelle d’êtres
chers.
Malgré une relative urbanité, les bonnes manières des troupes d’occupation
répondaient à des objectifs à la fois stratégiques et idéologiques.
Les officiers allemands de-vaient également permettre à leurs régiments
de remonter en direction du nord, au-delà de la toute nouvelle ligne de démarcation.
Mais, il était aussi nécessaire pour l’armée du Reich de filtrer le
retour des réfugiés pour refouler les indésirables et pour s’emparer
de ceux qui intéressaient la police allemande. Enfin fallait-il que l’ensemble
de ces opérations fussent coordonnées par l’état-major allemand et
que celui acceptât de tenir informée l’administration française. Cela
faisait beaucoup de conditions à remplir pour être assuré que le retour
des réfugiés se déroulât dans des conditions optimales.
Le département de l’Indre était le dernier département avant la zone
occupée, le plus septentrional de la zone dite libre. Pour les réfugiés
de la région parisienne, venant du sud-ouest, du Limousin, du Périgord,
des Pyrénées, le département de l’Indre était le passage obligé
tant pour la route que pour le rail. Les délais d’attente imposés par les
contrôles à la ligne de démarcation ne pouvaient que provoquer un
ralentissement avec comme conséquence l’immobilisation de milliers de véhicules
sur la route nationale 20 et de rames de trains en pleine campagne.
Ainsi signalait-on le reflux de 10 à 20.000 réfugiés, repoussés
par les Allemands, de Vierzon vers Vatan et Châteauroux (18). Mais lisons le rapport (19)
du Préfet GONZALVE nous décrivant la situation après la signature
de l’armistice :
« À la suite de communications, d’ailleurs souvent contradictoires,
faites dans la presse, un mouvement général de retour par route des réfugiés
s’est déclenché, voici une quinzaine de jours, sur tout le territoire non
occupé. Ce mouvement, incontestablement prématuré, s’est heurté
aux quelques points de passage, alors autorisés par les Allemands à une
décision d’arrêt qui a eu pour conséquence de créer dans un grand
nombre de communes du département, des embouteillages et des groupements importants
de voitures. Des barrages ont été aussitôt établis mais il n’en
est pas moins vrai que l’Indre, déjà sursaturé, a dû, en raison
de ces fausses manœuvres, absorber plusieurs dizaines de milliers d’évacués
sur la voie du retour, lesquels stationnent toujours en grand nombre sur nos routes,
où ils sont régulièrement ravitaillés malgré les faibles
ressources en vivres dont nous disposons. […]
Une grosse préoccupation me hantait aussi : la crainte d’une épidémie,
en raison de l’afflux des réfugiés au nombre de 350.000 se superposant
aux 240.000 habitants sédentaires. »
Il fallait donc prendre des mesures sanitaires pour éviter le pire, mais comment
faire pour maintenir un minimum de structures opérationnelles, eu égard
aux circonstances exceptionnelles que connaissait le département de l’Indre.
Nous avons à notre disposition un rapport, établi par deux médecins,
décrivant ce que fut la réalité de l’état sanitaire et de l’organisation
mise en place pour assurer les urgences (20).
« Commandement militaire instructions, rapports
9e Région Militaire
Place de Châteauroux
Châteauroux, le 3 juillet 1940
Le Médecin Capitaine L…, médecin chef du service de la protection maternelle
et infantile du département de l’Indre et le Médecin Capitaine D…, Médecin
Chef de l’Hôpital Mixte de Châteauroux à M. le Préfet du Département
de l’Indre
Rapport sur la situation des émigrants stationnés sur les routes du département
de l’Indre
Nous avons l’honneur de vous rendre compte de la mission dont nous avons été
chargés en ce qui concerne les soins médicaux aux réfugiés stationnant
le long des routes du département de l’Indre.
1°) Secteur Nord du département
Nous nous sommes rendus le 2 juillet 1940 à Vatan, à Graçay et dans
le département du Cher jusqu’aux abords de Vierzon.
Conformément aux instructions qui avaient été données, seule
une colonne de voitures belges circulait en direction Nord ; un gros embouteillage
nous a été signalé à l’entrée de Vierzon, sans empiéter
sur notre Département.
Bien qu’il ne se soit produit aucun reflux de cette colonne vers le Sud, nous avons
tenu à nous assurer des moyens d’accueil et de ravitaillement de la commune
de Vatan. En ce point, existent une infirmerie et un Centre d’Accueil sous la direction
d’une excellente assistante sociale, Mademoiselle C… Il lui sera envoyé en dépôt
50 boîtes de lait condensé pour l’alimentation des enfants et une provision
de chlorure de chaux pour la désinfection.
Dans le cas à prévoir où les ressources du commerce local en épicerie
seraient épuisées, on pourrait envisager la réquisition du stock de
l’Epicerie en gros C… actuellement fermée.
2°) Secteur Sud du département
Nous nous sommes rendus le 3 juillet 1940 à Éguzon, au carrefour des 5
routes, à Rhodes, à Saint-Benoît-du-Sault et à Argenton.
- À Éguzon :
Il y a de nombreux réfugiés, mais pas d’encombrement d’émigrants.
La Municipalité semble capable de faire face aux besoins actuels. Nous lui avons
laissé 50 boîtes de lait condensé, mais le stock de farine locale
pour la fabrication de pain semble épuisé.
À noter que cette commune ne dispose que d’un seul médecin habitant La
Marche, à 4 kilomètres d’Éguzon, et ne possède pas de sage-femme.
Il semblerait opportun d’envisager, en ce point, l’envoi d’un médecin civil
ou militaire. Le Canton d’Éguzon n’est d’ailleurs pas non plus pourvu d’une
assistante sociale.
- Au Carrefour des 5 routes :
Nous avons trouvé un important campement d’automobilistes, organisé très
méthodiquement sous la Direction du Commandant de Gendarmerie H… - Les réfugiés
ont édifié des tentes et des huttes de branchage. - L’ordre paraît
bien maintenu. - Nous n’avons relevé aucune trace de mécontentement. -
Les distributions de vivres (pain et viande) sont assurées par l’Armée.
Pour les enfants, nous avons immédiatement organisé une infirmerie dans
la cantine scolaire, grâce au dévouement de Madame Ch…, la directrice de
l’Ecole. - La surveillance de cette cantine sera dirigée par Mademoiselle S…,
Assistante Sociale principale, Directrice du Service Social de l’Indre. - Cette infirmerie
préparera les biberons et les repas pour les nombreux enfants du cantonnement.
- Nous y avons apporté 100 Boîtes de lait condensé et 6 Kilogs de
farine, ainsi que le matériel nécessaire à la cuisson des aliments
et quelques objets de pansement.
Pour les grands enfants et les vieillards, il serait nécessaire de pourvoir
le cantonnement en lait de vache de façon plus importante.
Nous n’avons eu à examiner que des malades très légers. - Aucun d’eux
n’a justifié d’évacuation. - Une femme enceinte seulement a été
dirigée sur la Maternité d’Arthon (Service Social Rural de l’Indre).
L’évacuation sur Châteauroux, par voiture sanitaire nous paraît très
difficile, en raisons de la grande distance et de la pénurie d’essence. - Nous
avons prévu pour les jours suivants, en accord avec le Médecin Capitaine
Y…, Médecin Chef de l’Hôpital d’Argenton, un service journalier de voiture
sanitaire qui viendrait avec un Médecin se rendre compte des besoins médicaux
de ce campement et assurer les évacuations éventuelles. - Pour ce service
indispensable, l’Hôpital d’Argenton devra être approvisionné en essence.
- Nous nous chargeons pour notre part de ravitailler cet Hôpital en lait condensé
et en médicaments.
- À Rhodes :
Nous avons trouvé un très grand afflux. Œuvre incomplètement organisée
du fait de l’arrivée incessante d’éléments réfugiés nouveaux.
- Nous attirons l’attention sur ce fait qui montre que la circulation n’est pas encore
arrêtée dans les départements voisins. - La garde mobile qui maintient
cette interminable colonne en ordre correct nous a affirmé que le ravitaillement
serait ce soir assuré par les soins de l’Armée. Nous avons prévu,
sous la direction de Mademoiselle S… l’aménagement, dans un château voisin,
de granges pour abriter les femmes et les enfants, ainsi que l’organisation d’une
infirmerie sur le même modèle que celle du Carrefour des 5 routes. - Les
évacuations et les soins médicaux seront assurés comme aux 5 routes,
par la tournée quotidienne de l’automobile sanitaire de l’Hôpital Militaire
d’Argenton. -
Pour notre part, là aussi nous n’avons constaté que des indispositions
bénignes.
- À Saint-Benoît-du-Sault :
Malgré un afflux considérable de réfugiés, on fait face à
la situation grâce au dévouement de Mademoiselle G…, Assistante sociale
de la Préfecture, chargée du Canton et la grande autorité du Chef
de Bataillon des Chars d’Assaut, Commandant d’Armes qui acomplit dans tout le Secteur
un travail d’organisation et de ravitaillement tout à fait remarquable. - Le
Médecin et la voiture sanitaire de cette formation pourront assurer le tri et
l’évacuation éventuelle des malades sur Argenton.
- Conclusions :
Cette organisation de secours a pu être rapidement mise sur pieds grâce
à l’utilisation du Service préexistant de protection maternelle et infantile
aménagé dans le Département depuis plusieurs mois par la collaboration
des services de la Santé Publique et de la Guerre. - Si de nouvelles agglomérations
d’émigrants étaient signalées en d’autres points du département,
c’est en s’appuyant sur ces mêmes organismes (Infirmeries - Foyers de Réfugiés
et avant tout Assistantes Sociales) que les formations locales du Service de Santé
pourront agir rapidement comme nous l’avons fait dans le Secteur Sud.
Le principe de cette organisation paraît être :
1°) Utiliser dans chaque Centre l’Infirmière visiteuse ou Assistante
Sociale pour l’organisation d’une Infirmerie, Foyer de Réfugiés où
se fera l’alimentation des enfants, le tri ou l’abri temporaire des malades.
2°) Une visite quotidienne d’une auto-sanitaire avec Médecin venant
de la formation militaire la plus proche, examinant les malades triés par l’Infirmerie
et ramenant ceux dont l’état nécessite l’évacuation. »
Souffrance et détresse des réfugiés
haut de page
Sont conservés aux Archives Départementales de l’Indre (21) trois documents suffisamment explicites, excluant toute glose
redondante ; d’autant qu’il s’agit là d’écrits rigoureusement datés,
et non de souvenirs reconstruits quelques années plus tard. Le premier fut rédigé
par le maire du Menoux, commune proche d’Argenton-sur-Creuse, cet édile s’adressait
au préfet le 2 juillet 1940 pour lui faire part de ses inquiétudes concernant
la situation des réfugiés :
« Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur et le regret d’avoir à vous exposer à nouveau la situation
angoissante dans laquelle nous nous trouvons actuellement relativement à l’hébergement
et au ravitaillement de la population de la commune.
Comme je vous l’ai signalé à plusieurs reprises et notamment lors de notre
entrevue à la Mairie d’Argenton, la population du Menoux, qui compte normalement
550 habitants, héberge actuellement plus de 2.000 réfugiés.
Parmi eux se trouve une rame de wagons comprenant 450 personnes dont une forte majorité
d’enfants en bas âge, plusieurs jeunes dames se trouvent dans une situation
intéressante et s’attendent à accoucher incessamment.
À l’instant même je me suis rendu sur place et j’ai dû constater que
ces personnes n’avaient pour la plupart qu’une vague et sordide litière et paille.
[sic]
Cette rame de wagons exposée en plein soleil accusait à 15 heures une
température de 40° alors qu’au matin, elle est exposée au brouillard
avec une température de 6° environ. Ces écarts thermométriques
et le manque complet de confort et d’hygiène commencent à se faire sentir
durement.
Plusieurs enfants de quelques mois seulement sont atteints de diarrhée. La
gare n’est alimentée en eau que par une citerne à eau de pluie actuellement
vide. Donc pas d’eau potable.
Aucun service d’hygiène d’obstétrique et de pharmacie n’existe dans la
Commune. Les docteurs et sages femmes d’Argenton sont dans l’impossibilité de
se déplacer en raison du surcroît de travail auquel ils sont astreints
et de la pénurie de l’essence.
Le lait pour l’alimentation des bébés se fait très insuffisant.
La Commune n’a ni bois ni charbon et la rupture des ponts en interdit totalement
l’approvisionnement.
Il n’est plus possible de s’approvisionner en épicerie, il en est de même
pour les légumes de toute sorte.
Il s’en suit un pillage qui menace de se généraliser dans les cultures
de pommes de terre, des carrés importants ont déjà été saccagés
alors qu’ils ne pouvaient utilement fournir de tubercules consommables et ce pillage
menace grandement la future récolte.
Les échalas de vignes disparaissent à une cadence accélérée.
D’ici fort peu de temps l’approvisionnement en viande de boucherie deviendra impossible
en raison de la pénurie d’essence et de la raréfaction du bétail.
Aussi je serais très reconnaissant à Monsieur le Préfet de vouloir
bien prendre au plus vite toutes dispositions utiles afin que la rame de wagons stationnée
à la gare du Menoux soit dirigée vers un autre centre ou les évacués
puissent trouver pour le moins un minimum de confort et surtout d’hygiène.
»
Le deuxième document est encore une lettre adressée au préfet de l’Indre,
non plus par un magistrat municipal, mais par l’une de ces personnes piégées
sur les routes du département de l’Indre. Il s’agissait d’un notaire de Dreux
(E. -&-L.), Me R. L…, qui eut la chance de pouvoir se loger
à Saint-Benoît-du-Sault :
« Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur de vous exposer ce qui suit :
Sur le conseil des communiqués insérés dans les journaux je me suis
mis en route, pour retourner à Dreux - le mardi 2 juillet dernier, d’Archiac
(Charente Inférieure) où je m’étais réfugié.
Les autorités allemandes d’occupation, que j’avais été voir avant
mon départ, m’avaient déclaré que les routes étaient libres et
que je pouvais rentrer à mon domicile — Pour faciliter mon retour, ils m’ont
donné 20 litres d’essence — Les autorités françaises ont été
les premières à m’encourager dans cette décision — Les gendarmes sont
venus nous inviter à partir. Malheureusement des barrages français nous
ont dirigé vers Champagne-Mouton - (où nous sommes sortis de la zone occupée)
- et vers la route de Châteauroux.
Vers 4 heures, mardi dernier 2 juillet, nous avons été arrêtés
sur cette route à la hauteur de la route d’Éguzon à la hauteur des
5 routes - Nous étions là plusieurs milliers de voitures automobiles.
Notre situation est lamentable. Abandonnés, sur cette route, à notre
malheureux sort, sans aucun ordre, sans aucune directive, exposés dans nos voitures
aux fatigues des nuits sans sommeil - aux rigueurs du mauvais temps et du froid -
aux angoisses du ravitaillement, nous avons passés des heures tragiques.
J’ai, avec moi ma femme, mes 3 enfants (14, 12 et 10 ans) ma mère âgée
de 82 ans, mes 2 sœurs, ma nièce et une bonne , ensemble 10 personnes dans 2
voitures automobiles.
Ne pouvant plus tenir sur cette route, j’ai enfin trouvé un refuge à Saint-Benoist-du-Sault,
où nous sommes campés dans une pièce - et sans le concours bienveillant
du ravitaillement militaire, je ne sais ce que nous serions devenus, puisque dans
ce village, il n’est pas possible de trouver la moindre ressource, en raison de l’influence
[sic] considérable qui s’y trouve.
Dans ces conditions, je viens implorer votre bienveillance pour faciliter notre
retour dans la zone occupée - ou notre nouvel exode vers l’intérieur du
pays.
Nous ne pouvons rester ainsi dans des conditions matérielles aussi tragiques
- sans ressources - sans abri - et dans le manque le plus absolu du plus élémentaire
confort et sans hygiène.
Il est absolument nécessaire qu’une décision intervienne au plus tôt.
Nous devons connaître la vérité et les raisons qui nous ont fait partir
et, en même temps, nous ont arrêtés ici.
Si les autorités allemandes refusent de nous recevoir dans la zone occupée,
nous devons le savoir, pour prendre, si possible - les mesures que la situation
nous impose.
D’autre part, je dois rentrer au plus vite à mon domicile, pour reprendre mes
fonctions. J’ai dans ma voiture les valeurs et les fonds de mes clients que j’ai
sauvés et qui constituent pour moi une très grosse responsabilité.
Je compte sur une prochaine réponse de votre part.
Je suis disposé, au besoin, à faire une démarche personnelle auprès
de vous - même à la tête d’une délégation pour vous exposer
la situation dans laquelle nous nous trouvons - et je me fais l’écho des milliers
d’automobilistes relégués dans ce coin.
Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, l’assurance de ma considération
distinguée et de mes sentiments respectueuse ment dévoués.
R. L… chez Mme S… à St-Benoist-du-Sault (Indre) »
Néanmoins, le préfet de l’Indre prit la peine de répondre à cet
infortuné notaire, nous publions aussi cette lettre qui montre que l’administration
préfectorale n’était pas du tout insensible à ce que pouvaient endurer
les réfugiés. Malgré la défaite et la débâcle, des
hauts-fonctionnaires, mus par leur sens de l’intérêt général,
surent se montrer dévoués ; au travers de cette attitude se pose, fort
évidemment, la question de l’implication et de l’engagement de ces hauts-fonctionnaires
qui firent d’abord leur devoir et évitèrent ainsi une immense tragédie.
D’une certaine façon, leur conduite avait rendu service à l’occupant allemand
qui avait tout intérêt à ce que la France ne sombrât pas dans
le chaos total. Mais sur le plan strictement humain qui voulait jouer la politique
du pire ?
Voici donc la réponse du préfet à Me R. L…,
en date du 16 juillet 1940 :
« J’ai pris connaissance avec le plus grand intérêt de votre lettre
du 9 juillet 1940.
Toute mon attention et toute ma sollicitude se sont portées sur la situation
pénible des réfugiés qui bivouaquent actuellement sur les routes -
et je suis intervenu personnellement, à plusieurs reprises, pour que la commission
d’Armistice obtienne des Autorités Allemandes une solution rapide du problème
des réfugiés.
Déjà certains fonctionnaires sont admis par les Autorités Allemandes
à pénétrer en zone occupée et on peut espérer voir cette
autorisation se généraliser sous peu.
Dès que les Autorités Allemandes autoriseront l’entrée en zone occupée,
toutes facilités vous seront données pour vous permettre de rejoindre votre
foyer le plus rapidement possible.
En attendant et malgré les difficultés immenses que j’ai à surmonter,
- le département de l’Indre étant actuellement le département de France
où les réfugiés sont les plus nombreux (22) - je m’attache chaque jour, d’accord avec l’Armée, à
assurer votre ravitaillement dans les meilleures conditions possibles. »
Enfin, le troisième est un document très intéressant puisqu’il a été
rédigé de la main même de François Chasseigne, qui fut appelé
à exercer des responsabilités importantes à Vichy (23). Sa lettre du 21 juillet 1940 souligne aussi les problèmes
de ravitaillement soulevés par la présence des réfugiés, elle
montre également l’attitude des autorités allemandes en ce qui concerne
le refoulement, à la ligne de démarcation, des réfugiés israélites.
« Monsieur le Préfet,
Je tiens à vous renouveler par écrit ma protestation téléphonique
d’hier.
Depuis ce matin, les arrivées de réfugiés se multiplient à Issoudun.
La Régulatrice routière les fournit d’essence et les oriente. Mais, pendant
ce temps, nos réfugiés d’ici restent sur place, et le bouchon aux portes
de Vierzon augmente.
Ces réfugiés arrivent de partout, même des départements du midi.
De plus, il en vient du sud du département avec ou sans ordres de mission.
Le résultat, c’est d’allonger la durée du contrôle par les Allemands,
et de réduire le débit.
Ici, pour respecter les ordres reçus hier du général M…, nous ne mettrons
en route que 40 voitures par jour, et à partir de demain.
Mais si, tandis que nous agirons ainsi, les réfugiés voient ceux des autres
points de stationnement passer, très vite, il sera difficile de maintenir l’ordre
et le calme.
De plus, si l’afflux continue, le problème du ravitaillement va se poser de
façon angoissante.
Pourquoi ne s’en est-on pas tenu à ce qui avait été primitivement
convenu : Évacuation par le nord toujours. Nous aurions pu ensuite
assurer le transit avec facilité.
J’écris ce jour au général M… pour lui faire part de ces observations.
Mais je vous serais obligé d’insister pour que cette règle soit restaurée
et suivie. Sinon, je redoute de grosses difficultés.
Croyez, Monsieur le Préfet, à mes sentiments respectueux.
F. Chasseigne.
P.S. Hier, au pont de Vierzon, les Allemands ont fait retourner des Israélites.
Je n’ai rien vu d’officiel à ce sujet. Pouvez-vous me renseigner, et au besoin
rendre compte en haut-lieu. »
Dans son rapport (24), du 21 juillet 1940, au
ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement français, le préfet
de l’Indre, décrivait l’ensemble des mesures qui avaient été prises
pour éviter que les populations fussent victimes de la faim. Il fallait rationner,
répartir au mieux les denrées. Porter assistance aux personnes immobilisées
le long des routes était une obligation. Mais le préfet devait constater
:
« [Qu’il] existe néanmoins des individus peu scrupuleux, qui, profitant
de l’état de choses actuel (surcroît de population, rareté des vivres)
s’obstinent, ouvertement ou non, à ne pas respecter les mesures que j’ai prises
dans l’intérêt public.
[J’avais] donné les instructions les plus précises aux services de police
pour la constatation et la répression impitoyable de ces agissements.
Cependant, cette répression s’avère presque inefficace, en raison du
peu d’importance des pénalités que les lois actuelles permettent d’infliger
aux contrevenants. Les sanctions ne dépassent pas quelques francs d’amende.
les contrevenants récupèrent largement ces frais par leurs profits exagérés
et illicites.
Les pouvoirs publics sont ainsi à peu près désarmés et il est
à craindre qu’à la faveur de cette impunité, le mauvais exemple se
propage et que mes arrêtés ne restent lettre morte. »
Ainsi, d’après l’intendant militaire, directeur départemental du Ravitaillement
Général (25), grâce au dévouement
de l’administration et à l’intervention de l’armée, il fut possible «
de nourrir de cette manière journellement, près d’un demi-million de réfugiés
». Néanmoins, devait-il préciser, « ces mesures nécessaires
ont toutefois atteint gravement l’économie générale du pays ».
*
* *
Cette question des réfugiés allait marquer profondément le département
de l’Indre. Accueillir, loger, nourrir des gens en détresse relève de l’altruisme,
vertu qui n’est certes pas la mieux partagée. Citons ici les propos d’Alfred
FABRE-LUCE (26) :
« Les gens du Limousin ou du Poitou, qui ont déjà vu passer les
Lorrains en septembre, les Belges en mai et le premier flot des Parisiens, y ont
usé leur pitié. Ils opposent maintenant aux arrivants des visages fermés.
Ces affamés qui demandent toujours la même chose, toujours ce qui manque
- du pain, de l’essence - finissent par les exaspérer. Ils leur répondent
sans ouvrir la bouche […]. »
Poitou, Limousin ! mais le Berry ne faisait pas non plus exception. Toutes les conditions
étaient réunies pour donner naissance à divers trafics, fustigés
sous le terme générique de marché noir. Fort évidemment,
il ne faudrait pas en conclure que l’ensemble de la population de ces départements
ruraux se comportât de cette façon. Il y eut, bien sûr, de magnifiques
exemples de solidarité ; les associations caritatives, pour la plupart confessionnelles,
furent admirables. Puis n’oublions pas que même des hommes indifférents,
pingres, peuvent aussi avoir des bouffées irrépressibles de pitié,
de compassion. La tentation, toujours très forte, chez l’historien de répertorier,
de classer, de quantifier, de péremptoirement reconstruire a posteriori
doit ici laisser place au doute et à la prudence.
Ainsi pour ce qui concerne la solidarité des Berrichons à l’égard
des réfugiés, il ne faudrait pas généraliser le jugement hâtif
d’Alfred FRABRE-LUCE. En fait, les deux textes suivants nous montrent que de réels
efforts de solidarité eurent lieu dans le département de l’Indre, durant
ces épreuves dramatiques(27), et soulignent
l’ampleur de ces migrations exceptionnelles et les bouleversements que connurent
les villages du département de l’Indre .
« Saint-Christophe-en-Bazelle
Extrait du registre des délibérations du Conseil Municipal
4 août 1940 sous la présidence de M. Ch…
[…] Le Maire dit sa confiance dans le prochain relèvement de notre Patrie, relèvement
qui dépend de nous, de notre travail et de notre volonté. […]
La Commune a reçu près de 800 réfugiés. Indépendamment des
multiples soucis de l’administration communale, M. Ch… a eu à s’occuper
de l’installation et de l’hébergement de ce flot de malheureux déracinés.
Le maire et son adjoint, M. L. G…, se sont dépensés sans compter et
sont parvenus à donner satisfaction à chacun. Le Conseil se doit de leur
exprimer ses félicitations et ses remer-ciements. »
[Deuxième document (28)]
Saint-Georges sur Arnon, le 28 juin 1940
Les réfugiés de St-Georges/Arnon à Monsieur le Préfet de l’Indre
à Châteauroux
Monsieur le Préfet,
Les hasards de la guerre nous ont groupés dans cette commune dirigée par
Monsieur le Maire Cl… Nous ne voudrions pas partir d’ici sans vous faire connaître
tout ce que celui-ci a fait pour nous : ne comptant ni son temps, ni sa fatigue,
il nous a installés dans sa commune, trouvant à chacun un gîte et
tout ce qu’il fallait pour assurer notre existence. Sa cordialité, son activité
nous ont bien souvent réconfortés.
Sur le point de nous disperser à nouveau, nous avons à cœur de vous signaler
ces faits, en gage de reconnaissance envers ce bon Français qui a su adoucir
notre triste sort.
Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, nos sentiments respectueux.
Pour les réfugiés de St-Georges
signé : F… professeur retraité de Douai (Nord)
[Suit une liste de noms de familles réfugiés avec le lieu d’origine,
89 noms dont 14 de Paris et un de Belgique.] »
Reste que tous ces réfugiés n’étaient pas logés à la même
enseigne, rapidement une distinction fut opérée parmi ces personnes selon
leur nationalité et leur origine. Les étrangers de religion juive, fuyant
la répression des hitlériens (voir justement la lettre de François
Chasseigne, citée plus haut), crurent que la France serait un havre sécurisant
; ces pauvres gens ne se doutaient pas que la France meurtrie, vrillée par la
xénophobie, les précipiterait dans l’horreur.
D’autant que la terrible défaite avait traumatisé les Français, rares
furent ceux qui souhaitaient continuer le combat contre l’Allemagne. Le pays était
plongé dans le chaos, la plupart des départements étaient en proie
à la plus totale désorganisation, des centaines de milliers de personnes
erraient sur les routes, aussi l’armistice fut-il accueilli avec grande satisfaction.
En état de choc, submergés de difficultés, beaucoup pensèrent
faire acte de contrition en prêtant serment d’allégeance au maréchal
Pétain et en acceptant, dans un premier temps, de sacrifier les libertés
républicaines au redressement nécessaire de la France. Il fallait bien
désigner à la vindicte publique les prétendus responsables ; les juifs
furent parmi les boucs émissaires. Pour les réfugiés israélites,
la tragédie commençait.
Notes
(1) J. Vidalenc, L’Exode de mai-juin 1940,
Paris, P.U.F., 1957.
(2) Sources souvent non consultables, sauf à
s’armer de patience pour obtenir les dérogations nécessaires, et encore
beaucoup de dossiers étant nominatifs, l’administration ne permet pas toujours
la consultation de cette documentation.
(3) Archives Nationales F1CIII 1157.
(4) A.N. F 23 225 papiers LOUVELS, télégrammes
des préfets (documents aimablement communiqués par Jean-Louis Laubry).
(5) Lire à ce sujet le récit de ce chaos
hallucinant que fut l’exode, vécu par Léon WERTH : Léon WERTH, 33
jours , Paris, Éditions Viviane Hamy, 1992.
(6) Arch. dép. de l’Indre M 2721.
(7) A.D. de l’Indre M 2721, plaintes des alsaciens.
(8) A.N. F 23 225 papiers LOUVELS, télé-grammes
des préfets en octobre 1939 (documents aimablement communiqués par Jean-Louis
Laubry).
(9) Arch. Départ. de l’Indre M 2721.
(10) A.D. de l’Indre M 2713.
(11) A.D. de l’Indre M 2715.
(12) Henri AMOUROUX, La grande histoire des
Français sous l’occupation, volume 1, Le peuple du désastre 1939-1940
, Paris, Éditions Robert Laffont, pp. 393-394.
(13) Archives Départementales de l’Indre
M 2715. Il est souvent navrant que cet historien refuse systématiquement
de citer ces sources ; certes, nous savons qu’il a bénéficié de précieux
témoignages irremplaçables, qu’il a consacré des années de labeur
à écrire cette histoire des Français sous l’occupation, mais force
est de convenir que des souvenirs, recueillis quelques décennies après
les événements en question, peuvent être entachés de confusions
grossières.
(14) Ces documents sont encore confidentiels,
et soumis à dérogation, ils ne peuvent être publiés qu’à
la condition de respecter l’anonymat des acteurs et des témoins.
(15) Op. cit. Le lecteur jugera de lui-même.
(16) ADI M 2713.
(17) Daniel Audemare a rédigé ce récit,
le 9 juin 1995, après avoir évoqué le problème douloureux
de l’exode avec l’auteur de cet article. À notre demande, Daniel Audemare a
accepté que ses souvenirs soient publiés. D’aucuns pourraient s’étonner
de la précision de certains détails quelque cinquantes années après
avoir vécu de tels événements, d’autant que Daniel Audemare n’avait,
au moment des faits que neuf ans et demi. Cet exemple est presque un cas d’école,
dans la mesure où il pose la question, pour l’historien, de la valeur des témoignages
a posteriori. Les spécialistes de la mémoire (neurophysiologistes,
psychologues, psychanalystes, etc.) nous ont quand même appris un certain nombre
de choses dont les historiens devraient prendre bonne note. Ainsi, une épreuve,
comme celle vécue par le jeune enfant qu’était Daniel Audemare, peut laisser
des images rémanentes, des troubles récurrents qui vous poursuivent toute
votre vie, et même si certaines précisions peuvent être perdues corps
et biens dans l’insondable de vos neurones, il n’en reste pas moins que vous êtes
en mesure, bien longtemps après l’événement en question, d’en rapporter
l’essentiel.
Enfin, il est bon de préciser que Daniel Audemare est lui-même économiste
et historien de formation et donc rompu aux exigences scientifiques de ces disciplines.
Raisons pour lesquelles Daniel Audemare s’est refusé à une quelconque reconstruction,
préférant livrer ses souvenirs tels quels.
(18) ADI M 2718, Commandement du département
de l’Indre, Etat-Major 3e bureau n° 17/3, Châteauroux,
le 4 juillet 1940, Ordre au 9e Zouaves, confirmation d’ordres
verbaux.
(19) Archives Nationales F1CIII 1157, rapport
du préfet de l’Indre de Châteauroux, le 23 juillet 1940 au ministre, secrétaire
d’Etat à l’Intérieur.
(20) ADI M 2718 fonds du cabinet (gouvernement
de Vichy).
(21) M 2715 et M 2721.
(22) On peut supposer que le préfet de
l’Indre devait être renseigné, téléphoniquement, par le ministère
de l’Intérieur ; aussi peut-on penser qu’il ne s’agit pas ici d’une simple figure
de style et que, réellement, le département de l’Indre était le département
de France ayant le plus grand nombre de réfugiés.
(23) Cf. Jean Maitron - Claude Pennetierr, Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier, Tome XXII, quatrième partie : 1914-1939,
de la première à la seconde guerre mondiale, publié sous la direction
de Jean Maitron, Paris, les Éditions Ouvrières, 1984, pp. 163-165. Il fut
nommé au Secrétariat général de l’Information comme chargé
de mission à la propagande ; le 1er janvier 1943, il devint
directeur de la propagande ouvrière au Ministère de l’Information, puis
ensuite directeur du cabinet de Bichelonne au Ministère du Travail en novembre
1943 avant d’être promu, en janvier 1944, commissaire général à
la main d’œuvre et au travail. Le 3 mars 1944, François Chasseigne accéda
au poste de secrétaire d’Etat au ravitaillement.
(24) Archives Nationales F1CIII 1157.
(25) Archives Nationales F1CIII 1157, rapport
n°2797 de l’intendant militaire, directeur départemental du Ravitaillement
Général au préfet de l’Indre en date du 21 septembre 1940.
(26) Alfred FABRE-LUCE, Journal de la France
1939-1944, Genève, Les Éditions du Cheval ailé, 1946, édition
définitive, p. 215. Certes, ces propos sont cruels, mais corroborés par
beaucoup d’autres témoins, auteurs de journaux ou de mémoires, voir par
exemple :
- André GIDE, Journal, 1939-1949, souvenirs, Paris, Gallimard, collection
« Bibliothèque de la Pléiade », 1954, pp. 37-38 , où il
fustige le paysan égoïste, l’absence de solidarité ;
- également Jean GUÉHENNO, Journal des années noires (1940-1944),
Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, p. 18, réfugié en Auvergne, aux
mois de juin et juillet 1940.
(27) ADI M 2715.
(28)ADI M 2721.