La course au pétrole
La République du Centre, 26 octobre 1940
Vincent Rotinat
Il ne s’agit point, comme on pourrait le croire, de
la ruée publique vers les bons d’essence et les réservoirs de nos pompistes,
mais bien des mobiles qui guident aujourd’hui les belligérants dans leurs actions
de guerre.
On se souvient qu’en 1914, des économistes, éminents bien entendu, avaient
annoncé une guerre courte parce que les nations aux prises n’avaient pas les
moyens de financer une guerre longue.
On sait ce qu’il en advint.
En 1939, le pétrole étant devenu, à la place de l’or, le nerf de la
guerre, c’est sur les réservoirs en carburant que se portèrent les études
des savants économistes dont certains ne manquèrent pas d’affirmer qu’à
ce point de vue, les possibilités de l’Allemagne ne permettraient pas d’alimenter
une guerre prolongée.
Or, la guerre dure depuis plus d’un an et depuis six mois au moins elle se déroule
dans une phase particulièrement active où la consommation quotidienne de
pétrole dépasse certainement toutes les prévisions que l’on avait
pu faire.
Cette guerre, où le moteur est roi, est en effet une effroyable mangeuse de
pétrole et il n’est pas douteux que les possibilités de s’en procurer conditionneront
les chances de victoire.
Il est donc bien naturel que les pays en guerre, et les États encore neutres,
dirigent leurs principales activités vers les sources de pétrole.
Le renouvellement des stocks doit être aujourd’hui, pour l’Angleterre et pour
l’Allemagne notamment une question de vie ou de mort. C’est pourquoi chacun des belligérants
s’efforce, d’une part, de se procurer, ou de conserver, des moyens de ravitaillement
rapi des et sûrs, d’autre part, de détruire les réserves de l’adversaire
ou de gêner son approvisionnement.
Chaque jour, l’aviation allemande vise les dépôts de carburants de la Grande-Bretagne,
et chaque jour l’aviation anglaise s’acharne sur les raffineries allemandes ou les
usines de produits synthétiques.
On a vu la semaine dernière, des bombardiers lourds italiens accomplir un raid
de 4.500 kilomètres pour atteindre un centre pétrolifère anglais dans
le Pacifique.
Mais l’essentiel de la lutte consiste à s’approprier des puits de pétrole
importants et à s’assurer des moyens de transport vers la métropole.
C’est à coup sûr ce qui a guidé récemment l’action du Reich vers
la Roumanie, et ce qui oriente l’attention diplomatique de l’Europe vers les événements
du proche Orient.
Tant que l’Angleterre garde la maîtrise des mers, son approvisionnement en pétrole
est assuré. Elle dispose en effet des productions immenses, les premières
du monde, des États-Unis ; de celles également énormes de l’Amérique
du Sud.
Ses forces, qui défendent Suez, peuvent recevoir le pétrole de Mossoul,
de la Birmanie et des Indes Néerlandaises.
L’Allemagne et l’Italie sont à coup sûr, de ce point de vue, moins bien
partagées.
On a sans doute sous-estimé leurs stocks de guerre, comme on a dû sous-estimer
l’importance de la production synthétique en Allemagne ; il n’en reste pas moins,
et compte tenu des approvisionnements recueillis en pays occupés, que le renouvellement
de ces stocks en vue d’une accélération des hostilités au printemps,
doit être la préoccupation dominante des gouvernements de l’Axe.
Jusqu’à ces derniers mois, l’Allemagne recevait la plus grosse partie de son
pétrole d’importation de Roumanie, environ le tiers de la production roumaine.
C’est pour s’assurer la totalité de cette production qu’elle a militairement
occupé la région pétrolifère du Danube.
Ces sociétés pétrolifères de Roumanie étaient en majorité
anglaises et américaines et la sécurité de leur exploitation était,
pour l’Allemagne, douteuse. N’a-t-on pas signalé, il y a une quinzaine de jours,
l’incendie de trois puits et leur destruction à peu près complète.
C’est pour prévenir de tels accidents que des forces allemandes coopèrent
avec l’armée roumaine à la sauvegarde des puits et des raffineries, et
que des mesures de protection ont été également prises contre des
raids possibles de l’aviation anglaise.
L’Allemagne et l’Italie pousseront-elles, de ce côté, leur avantage jusqu’à
menacer les pétroles de l’Irak ?
C’est la Turquie qui tient les débouchés de ce pétrole oriental.
Et nous abordons là la région pétrolifère la plus riche du monde,
région que garde jalousement la Russie.
Le Caucase, en effet, regorge de pétrole. L’huile de naphte est là, partout,
à fleur de terre, des sources jaillissent même dans la mer. Dans les environs
de Bakou, il est des puits qui produisent jusqu’à 10.000 tonnes de pétrole
par jour.
La Russie qui est, après les États-Unis, la deuxième grande puissance
pétrolifère, a de plus hérité des gisements de Galicie, après
la conquête de la Pologne ; mais il semble bien que ses exportations sont extrêmement
réduites. Elle stocke en attendant les événements.
Reste le Japon. Son acquiescement de la politique de l’Axe le prive du pétrole
américain et le force à rechercher ailleurs le précieux carburant.
Une agence annonçait dernièrement qu’il le trouverait au Mexique, ce qui
ne laissait pas de surprendre après l’accord passé entre ce pays et les
États-Unis. Il s’agit en réalité d’une concession de terrains où
des sondages pourraient être entrepris pendant une durée de cinq années,
après laquelle une exploitation serait possible. Or, d’ici cinq ans !
On a même annoncé des négociations entre « la Royal Dutch »
et le gouvernement japonais pour la livraison d’une partie du pétrole des Indes
Néerlandaises. Attendons confirmation de cette nouvelle.
Un fait demeure : de tous côtés, les pays en guerre, et les pays que la
guerre menace, recherchent du pétrole.
C’est que, sans pétrole, la plus redoutable aviation reste clouée au sol.
Pour s’en procurer, comme pour tarir les sources de l’adversaire, aucun moyen ne
rebute les belligérants, même pas d’étendre la guerre à des pays
neutres.
N’en doutons pas, si les pourparlers diplomatiques actuellement engagés dans
le sud balkanique et le proche Orient arrivaient à un renversement de la situation,
la cause première en serait le pétrole.
Il faut se persuader que nous assistons à une course au pétrole dont l’enjeu
pourrait bien être la victoire mondiale.