La dernière !
La République du Centre, 21 septembre 1940
Vincent Rotinat
C’est à se demander vraiment pour qui la grande
presse prend ses lecteurs.
Tout effort, toute pensée, toute action doivent être paraît-il, et
nous sommes d’accord en cela, dirigés vers une rénovation nationale, d’où
sont naturellement bannis le mensonge officiel, le bourrage de crâne, les luttes
partisanes.
Il convient donc que les journaux s’adressent au public avec la rude franchise et
l’impartialité nécessaire que commande la situation.
Cette situation, les Français commencent à en peser courageusement les
conséquences. Ils n’attendent pas de miracles pour les sauver du désastre
qu’ils ont subi. Ils savent qu’ils ne s’en relèveront qu’au prix de patients
efforts par une volonté farouche et une foi inébranlable dans les destinées
de leur patrie.
De grâce, qu’on leur épargne ces homélies larmoyantes sur les joies
de vivre d’un passé révolu.
Frossard cite le cas de ce journaliste pris d’un enthousiasme délirant à
la vue du four banal qui se rallume en Auvergne.
Tel autre chante les joies champêtres du retour à la terre à la manière
de Mme de Sévigné vantant les plaisirs de la fenaison.
Le même jour, deux grands journaux qui se piquent de traduire la pensée
officielle proclament, l’un, que la routine est finie, que tout est au renouveau
; l’autre que le retour aux vieilles coutumes, l’alliance de la science et de la
routine, aideront à sauver les hommes.
La lutte qui devient chaque jour plus âpre entre l’Allemagne et l’Angleterre,
offre une occasion magnifique de poursuivre ce bourrage de crâne qui a sévi
au cours de cette guerre comme au cours de l’autre.
Les circonstances ne permettent sans doute pas à notre presse une impartialité
absolue sur ces événements dramatiques.
Mais quand on a, des mois durant et si récemment encore, exalté, et en
quels termes ! les forces inépuisables de l’Empire britannique, il serait
plus digne de ne pas trop railler aujourd’hui les privations qu’elle doit s’imposer
et de ne pas trop appuyer sur toutes les faiblesses qu’on lui découvre soudain.
Quand une nation défend son existence avec tant de farouche abnégation
et tant de stoïque courage, on lui doit au moins de reconnaître ce qu’a
de noble son esprit de résistance.
Vraiment, devant ce duel à mort dont l’issue va conditionner pour un siècle
peut-être le sort de l’Europe, il convient de juger les faits avec plus de sérénité
et, s’il se peut, avec plus d’impartialité.
Si l’on savait à quel point on peut heurter, par tant de bobards publiés
chaque jour, le sentiment et même le bon sens français.
Il est vrai qu’on ne se laisse plus guère prendre à l’annonce du bateau
fantôme ou de l’avion invisible ; par plus d’ailleurs qu’à la bombe mystérieuse
venue on ne sait d’où, qui éclate à la minute voulue au beau milieu
de Londres.
A-t-on assez pronostiqué les effets foudroyants de l’arme secrète — cette
arme secrète qui ne sortira sans doute jamais — comme d’ailleurs si l’avion
destructeur ne suffisait pas à tout anéantir.
Combien de fois n’a-t-on pas annoncé l’arrivée, aux États-Unis, des
souverains Anglais, alors qu’ils continuent d’habiter avec un si tranquille courage,
le palais chaque jour bombardé de Buckingham.
Mais tout cela ne vaut pas la dernière.
Il s’agit d’un journal sérieux bien entendu, du plus lu de tous les journaux
du monde entier, qui publie ce fait sensationnel, cette chose énorme comme on
dirait à Marseille, « au cours de leurs derniers raids sur la Hollande,
les Anglais ne se sont pas contentés de jeter des plaquettes incendiaires sur
les champs, ils en sont arrivés à lâcher des doryphores pour détruire
les récoltes de pommes de terre ».
Textuel ! et ça n’a pas été pris dans le « Rire »
qui ne doit plus paraître d’ailleurs.
Vous voyez d’ici le lâchage des doryphores !
Si d’après cela les Allemands résistent, c’est qu’ils seront vraiment invincibles.
Tout cela ne prêterait qu’à rire si la situation n’était pas, pour
tous, aussi tragiquement angoissante.
Nous assistons à cette guerre atroce le cœur serré.
Nous savons que nous allons souffrir de sa prolongation et que nos prisonniers en
souffriront plus encore.
Nous ne demandons qu’à connaître les faits, aussi exactement que possible
à travers la contradiction des communiqués.
Et, sachant ce que le bourrage de crâne a pu faire de mal au moral du pays,
qu’on en revienne enfin à une plus saine compréhension de la mentalité
française et des besoins du pays.