Où en est la guerre ?
La République du Centre, 5 octobre 1940
Vincent Rotinat
Où en est la guerre ? se demandent anxieusement
les Français qui suivent, avec un intérêt passionné, les péripéties
de la lutte chaque jour plus dure, entre l’Angleterre et l’Allemagne.
Qui l’emportera dans ce duel à mort dont l’issue, on peut le dire, sans pour
cela prêter crédit aux prophéties fantaisistes qui accordent à
une éventuelle victoire anglaise des conséquences politiques ridicules
pour notre pays, dont l’issue conditionnera notre propre existence.
On pèse les forces de l’un et l’autre adversaire, on suppute leurs chances,
et on se risque à quelques hypothèses.
Sans aller jusque là, nous voulons présenter quelques réflexions simples
sur une situation infiniment complexe et dont les éléments essentiels nous
échappent.
La France ayant déposé les armes, l’armistice signé, on avait pu penser
que c’en était fini de la guerre. Or, tout porte à croire aujourd’hui,
qu’elle ne faisait que com-mencer.
Si on ne se bat plus, on souffre des privations de plus en plus dures qu’elle impose,
et nos prisonniers en souffriront bien davantage encore.
Elle continue de ravager notre sol, de brûler nos villes, d’anéantir des
richesses qui étaient notre orgueil.
Et rien ne laisse prévoir qu’elle cessera bientôt.
On n’aurait pas cru que l’Angleterre résisterait longtemps à la formidable
puissance allemande qui avait, en quelques semaines, submergé la Hollande, la
Belgique, la France. On annonçait une invasion prochaine des Îles Britanniques
et l’anéantissement rapide des forces anglaises.
Il y a de cela plus de trois mois, et l’Angleterre tient.
Non seulement elle tient, mais elle rend coup pour coup.
Au bombardement de Douvres correspond le bombardement de Hambourg.
L’écrasement de Berlin répond de l’écrasement de Londres.
Et, à entendre les dirigeants de l’un et l’autre pays, il semble bien qu’on
ne doive attendre aucun fléchissement dans leur volonté farouche de tenir
jusqu’au bout.
Dès lors, quels pronostics raisonnables tenter ?
Si, pour le moment, la supériorité des forces et des moyens nous semble
en faveur de l’Allemagne que seconde puissamment l’Italie, il ne nous paraît
guère possible, que seule, l’action de l’aviation puisse amener une décision.
Les Combattants de 14 savent comme on peut durer sous des bombardements autrement
meurtriers que les bombardements par avions.
Et jusqu’à quel point ces bombardements quotidiens détruisent-ils les usines,
les aérodromes, les centres vitaux des deux pays ?
Quelles sont les pertes véritables en vies humaines et quel est l’effet produit
sur l’ensemble de la population ?
Quelle est l’usure de chaque aviation en appareils et en pilotes, et dans quelle
mesure cette usure est compensée par des fabrications et par des entraînements
forcément limités ?
Autant de choses que nous ne savons pas et d’éléments qui nous manquent
pour apprécier le degré de résistance de chacune des deux nations.
Et ce n’est pas dans des communiqués contradictoires et dans une radio et une
presse contrôlées que nous les trouverons.
Ce qu’il est raisonnable de penser, c’est qu’à moins d’une disproportion de
forces considérables causée, soit d’un côté, par une usure accélérée,
soit de l’autre, par des apports énormes, la décision ne viendra pas de
la lutte aérienne.
Viendra-t-elle du blocus ?
L’Angleterre garde la maîtrise des mers, l’Allemagne, celle du continent.
Est-ce sur terre que se livrera le choc fatal ?
Dans ce cas, on peut admettre un débarquement allemand en Angleterre ; mais
on ne conçoit pas l’armée anglaise opérant un débarquement pour
réduire les forces allemandes.
Au surplus, la saison ne nous paraît guère propice pour ce genre d’opérations.
D’autres éléments, il est vrai, peuvent intervenir d’un côté
et d’autre pour hâter cette décision.
L’Angleterre est encore menacée par l’Italie qui vient de s’emparer de la Somalie
et qui dirige une armée considérable vers le canal de Suez, point vital
de l’Empire ; mais cette armée, après des succès faciles, semble,
pour le moment, immobilisée dans les sables du désert.
On annonce par ailleurs, que l’Espagne entrerait en action aux côtés des
puissances de l’Axe ; bien qu’aux trois quarts ruinés par la guerre civile,
elle représente encore, par sa position même, un adversaire non négligeable.
Mais, c’est de toute évidence, l’entrée en ligne du Japon qui est le fait
dominant de la situation présente.
Cette alliance du Japon avec l’Allemagne et l’Italie n’est que la consécration
d’un état de choses existant depuis quelques années, mais elle prend aujourd’hui
une signification précise et capitale. Elle est dirigée directement contre
les États-Unis d’Amérique.
Les États-Unis, on le sait, apportent à l’Angleterre, en avions, en matières
premières, en fournitures de toutes sortes, une aide considérable sans
laquelle cette dernière ne pourrait poursuivre longtemps la lutte.
C’est cette aide que l’Allemagne et l’Italie voudraient supprimer par la menace redoutable
du Japon.
D’ailleurs, le conflit d’intérêts qui oppose, dans le Pacifique, le Japon
aux États-Unis, et qui date de loin, vient d’entrer dans une phase nouvelle
dont il est bien difficile de penser qu’elle n’aboutira pas à un conflit armé.
Tout, hélas, y concourt, et l’antagonisme semble trop profond pour se régler
pacifiquement.
Depuis trois ans, le Japon entretient avec la Chine une guerre qui, pour être
moins violente que la guerre européenne, n’en est pas moins épuisante ;
mais la combativité ardente de la nation japonaise, son patriotisme exclusif,
son endurance à toute épreuve, en font une puissance militaire de premier
ordre.
Les États-Unis n’ont pas encore d’armée, leur aviation n’a pas dépassé
le premier stade de l’organisation ; mais ils ont en la personne du Président
Roosevelt, qui vient de tirer la cloche d’alarme, un animateur hors de pair ; leurs
moyens financiers, économiques et industriels sont illimités ; leur outillage
pour la production en série est au point, et c’est par dizaines de mille qu’ils
vont sortir les avions les plus rapides et les plus puissants du monde.
Devant cette situation nouvelle que va faire la Russie ?
Son adhésion ferait sans doute pencher la balance d’un côté ou d’autre.
Mais elle se tait, attendant probablement son heure dans l’épuisement général.
Voilà les grandes lignes de la situation telles qu’elles nous apparaissent.
Nous écartant de vues savantes que tracent, pour un avenir prochain, les esprits
transcendants qui n’hésitent pas à citer des chiffres, à fixer des
délais, à proclamer des résultats définitifs, nous n’avons voulu
présenter que quelques idées claires, quelques vues simples.
Quelle conclusion en tirer ?
D’abord, que la guerre ne semble pas près de finir, que les forces en présence
s’accroissent chaque jour et que le conflit actuel risque de s’étendre au monde
entier.
Tout laisse craindre que, dans cette folie collective, la paix, si l’on peut ainsi
parler, ne se retrouvera que dans une destruction générale si une parole
de sagesse, si une action d’humanité supérieure n’arrive à dominer
le tumulte des armes.