II. La première libération d'Issoudun

La ville d'Issoudun est libérée le 22 août au matin. Sans doute les résistants auraient-ils pu pénétrer dans la cité dès la veille. Ils ont préféré attendre une journée et faire de cet événement une cérémonie à part entière avec ses étapes symboliques.

Ainsi qu'il l'avait fait quelques heures après la fusillade de la place des Marchés, le secrétaire de police rédige un rapport qui, cette fois, décrit très précisément les faits. Pierre Teyssandier a donc été maintenu dans ses fonctions par les nouvelles autorités issues de la résistance mais, curieusement, ce fonctionnaire de police continue à adresser son compte rendu à l'intendant de police chargé du maintien de l'ordre dans la région de Limoges par le gouvernement de Vichy. Or, ce responsable était alors soit en fuite, soit emprisonné. Il est vrai que la circulation des informations avait été progressivement interrompue depuis le débarquement. Le secrétaire de police insiste sur l'ordre qui règne dans la ville, alors même que l'épuration a commencé. Il souligne également l'accueil chaleureux reçu par les maquisards deux mois et demi après le drame du 10 juin.

Dans la ville, la presse locale continue à paraître, mais elle échappe aux ciseaux des censures vichyste et allemande. Rédacteur neutre sous l'Occupation, le journaliste Pierre-Valentin Berthier continue à écrire des articles et diffuse les communiqués du nouveau pouvoir local. En particulier, il rédige le premier récit sur les événements de la place des Marchés.

Né le 11 septembre 1911 à Issoudun, M. Berthier a débuté comme ouvrier dans la mégisserie paternelle de 1926 à 1936. En 1932, il fonde une section locale des Combattants de la Paix, refuse d'effectuer son service militaire et entretient des relations suivies avec Sébastien Faure et Marius Jacob. En 1936, cet autodidacte devient journaliste à Issoudun pour le compte du quotidien castelroussin Le Journal du Département de l'Indre. Appelé Le Département sous l'Occupation, ce journal est confisqué à la Libération mais M. Berthier conserve sa fonction de « localier » à La Marseillaise du Berry. Cependant, le quotidien de la résistance passe peu à peu sous le contrôle du parti communiste et « P.-V. B. » est licencié en septembre 1951. Il s'installe alors à Paris où il exerce les métiers de libraire et de correcteur au journal Le Monde. Romancier et poète, il a collaboré depuis 65 ans à un grand nombre de journaux et de revues libertaires et pacifistes.

DOCUMENT I

Le rapport
du secrétaire de police
(source : Arch. Dép. Haute-Vienne 185 W 1 - 144, document communiqué par Alain Giévis)

MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR

Issoudun, le 26 août 1944

Police régionale d'Etat de Limoges

Circonscription d'ISSOUDUN

Le commissaire de police

chef de la circonscription d'Issoudun

à l'intendant de police

sous couvert du commissaire divisionnaire

chef du service régional

de la sécurité publique

en date du 26 août 1944 à Issoudun

objet : libération d'Issoudun

J'ai l'honneur de vous rendre compte des événements qui se sont produits à Issoudun depuis le 20 août dernier et qui précédaient ou suivaient la libération de la ville :

Le dimanche 20 août, le conseil municipal se réunissait à la mairie d'Issoudun, et considérant qu'il ne représentait plus le voeu de la nation et que les ordres qu'il recevait émanaient d'un pouvoir différent de celui qui l'avait nommé (12), décidait de remettre sa démission à M. le préfet de l'Indre.

Le mardi 22 août, à 10 heures, ainsi qu'en courait le bruit depuis la veille, les Forces Françaises de l'Intérieur précédées des personnalités formant le comité de libération d'Issoudun (13), prenaient possession de la ville. Un véritable cortège partait de la sous-préfecture, se rendant dans un ordre parfait jusqu'à la place des Marchés où fut hissé le drapeau français à croix de Lorraine (14), devant une foule assez dense et enthousiaste. Ce cortège se rendait ensuite à la mairie, salle du conseil municipal, où, à 10 h 30, eut lieu la prise de possession de la mairie par le comité local de libération nationale.

Au cours de la réunion présidée par M. le sous-préfet d'Issoudun, assisté du capitaine Jimane (15) commandant le secteur, qu'entouraient les diverses personnalités du comité, plusieurs discours furent prononcés. Il s'agissait d'une simple prise de contact avec les chefs de service et les fonctionnaires des administrations publiques et privées d'Issoudun et de sa région. La séance prit fin vers 11 h 15, sans qu'il se fût produit le moindre incident.

L'administration de la ville est provisoirement assurée par le comité local de libération nationale composé des commissions suivantes : comité exécutif (quatre membres), commission militaire (trois membres), commission économique et de ravitaillement (trois membres), commission politique et d'administration (trois membres). Ce comité qui se compose des personnalités les plus différentes au point de vue politique et confessionnel siège dans les locaux de la sous-préfecture. Il a prié M. Caillaud (16), adjoint au maire de la précédente municipalité, d'expédier sous son contrôle les affaires courantes jusqu'à la date de l'installation de la nouvelle municipalité, qui n'est pas encore fixée.

La Place d'Issoudun est placée militairement sous l'autorité du capitaine des Forces Françaises de l'Intérieur, chef du secteur d'Issoudun et sous l'autorité duquel est maintenu le capitaine Gautier (17) déjà commandant de la Place. Le capitaine commandant du secteur a pris en mains le maintien de l'ordre dans la région avec la collaboration de la police et de la gendarmerie locales.

Pendant ces quelques jours qui se sont passés sans qu'il y ait eu le moindre combat sur le territoire de la circonscription, l'ordre a été parfait et le ravitaillement normal. Il n'y a eu à déplorer aucun incident de quelque nature que ce soit. Le personnel de police a été maintenu intégralement sur place et il n'y a eu à signaler aucune défection.

Dans les jours présents, l'autorité militaire a pris en main le contrôle du ravitaillement (ravitaillement - marché noir), le contrôle de la circulation et les affaires politiques. Dans cet ordre d'idée, plusieurs arrestations ont été opérées à Issoudun et dans les environs parmi les personnes ayant appartenu à la Milice ou ayant eu entente avec l'ennemi et parmi des personnes se livrant notoirement au marché noir (18).

Deux personnes ont été exécutées par fusillade, ce matin 26 août à 7 heures, sur la place des Marchés d'Issoudun pour intelligence avec l'ennemi (19).

La grande majorité de la population est favorable aux Forces Françaises de l'Intérieur et a vu avec satisfaction Issoudun et toute sa région échapper au contrôle allemand.

Pour le commissaire de Police

Le Secrétaire

Signé : Teyssandier

***

DOCUMENT II
Les articles
de Pierre-Valentin Berthier
sur la libération d'Issoudun
Article paru dans Le Département, organe du Comité Départemental de Libération de l'Indre, vendredi 25 août 1944, n° 4, nouvelle série.

ISSOUDUN

LE COMITÉ DE LIBÉRATION

PREND POSSESSION DE LA MAIRIE

ET PUBLIE PLUSIEURS DÉCISIONS

Le comité de libération d'Issoudun a pris possession de la mairie d'Issoudun le 22 août.

Il s'est aussitôt réuni dans la salle du conseil municipal, où le buste de la République a repris sa place. M. de Monneron, sous-préfet, présidait la séance aux côtés du capitaine Jimane, commandant de la place, et des membres du comité.

M. de Monneron ouvrit la séance. En termes très nets, très clairs, très émus aussi, il nous dit combien sa joie était grande de se retrouver au milieu des compagnons de lutte. Après avoir rapidement retracé les étapes de la constitution d'un comité, il conclut en un appel à l'union de tous.

Puis le capitaine Jimane, en termes volontairement dépouillés, fit une rapide esquisse de ce qu'est la vie dans le « maquis ».

Troisième orateur, M. Bart, en une courte allocution, se joignit à M. le sous-préfet pour faire appel à l'union de tous les Français. Il nous donna un aperçu du programme que se doit de réaliser le comité.

Enfin, M. Chertier, parlant au nom du parti communiste de la région d'Issoudun, apporta la promesse solennelle de la contribution des membres de son parti à l'oeuvre de reconstruction nationale.

La séance, simple prise de contact, fut levée vers 11 h 15, par M. le sous-préfet.

Dans la cour de la mairie et jusque dans la rue du Château, une foule très dense faisait la haie, acclamant les membres du comité et les F.F.I.

LE COMITÉ LANCE

UNE PROCLAMATION...

Le comité de libération d'Issoudun a lancé jeudi la proclamation suivante :

Après quatre ans d'une occupation que personne d'entre nous ne pourra oublier de sitôt, Issoudun est enfin libéré, en même temps que tout le département de l'Indre.

Cette libération n'a pu être obtenue que grâce à l'union de tous ceux qui ont pensé, quelles que fussent leurs opinions politiques, que la seule tâche du moment était de chasser de France l'envahisseur.

Quel homme de coeur aurait pu supporter cet envahisseur qui amenait avec lui, dans son occupation, les méthodes que le régime nazi avait portées à la hauteur d'une institution, méthodes de terreur policière appliquées par une Gestapo dont un grand nombre de nos camarades ont pu apprécier toute la vigueur.

La Gestapo a suivi dans sa fuite l'invincible armée allemande. Mais le comité ne peut oublier qu'elle laisse derrière elle un certain nombre de Français qui n'avait pas hésité à s'en faire les indicateurs, à envoyer à la torture, à la mort, leurs compatriotes. Pour ceux-là, le comité ne saurait montrer aucune pitié.

Le comité saura, par ailleurs, rechercher tous les mauvais Français qui profitant de leur situation, ont exploité leurs compatriotes en se livrant au marché noir.

Le comité fait appel à tous les Issoldunois et leur demande de montrer toute la dignité, tout le sérieux qu'exige la situation actuelle.

Le comité fera tout ce qui est en son pouvoir pour rendre à Issoudun une vie normale, une atmosphère de liberté et de travail. Il demande à chacun de l'aider de son mieux.

Le comité

de libération d'Issoudun

...ET SUPPRIME

L'ÉCHO DES MARCHÉS

Dans l'après-midi de mardi, le comité de libération nationale d'Issoudun décidait la suppression du journal L'Écho des Marchés. Ainsi L'Écho des Marchés a cessé d'exister. On lui reproche sa politique de collaboration.

UN NOUVEAU JOURNAL LOCAL

EST FONDÉ

Jeudi, au début de l'après-midi, les presses de l'imprimerie H. Gaignault et fils (20) sortaient un nouveau journal, Le Républicain d'Issoudun, organe officiel du comité local.

UN APPEL

À LA POPULATION

Voici l'appel publié jeudi, en dernière heure, par le comité local de libération d'Issoudun :

Issoudun est libéré. Les Forces Françaises de l'Intérieur ont défilé avec une fière allure dans les rues de notre ville, sous les acclamations enthousiastes d'une foule vibrante. Les principales artères se sont couvertes des couleurs des nations alliées. Le drapeau français à croix de Lorraine a été hissé à plusieurs reprises au grand mât de la place des Marchés au milieu de l'émotion intense de spectateurs recueillis. Et pourtant, rien n'est terminé : la cérémonie du mardi 22 août ne doit être, bien au contraire, qu'un commencement. D'abord, la guerre continue : les colonnes alliées, qui ne doivent pas être très loin, n'ont pas encore fait leur apparition à Issoudun. Chacun doit garder le plus grand calme et se plier, le plus exactement possible, aux recommandations du comité de libération, éviter à tout prix tout acte inutile qui ne pourrait être que nuisible. Seul le commandant militaire sait ce qu'il faut faire. Ensuite, nous devons tous, dès maintenant, prendre les plus fermes résolutions de travail, d'effort continu. La cité de demain est à construire. Tous doivent y employer le meilleur d'eux-mêmes. C'est un grand but qui nous est proposé : nous l'attendrons tous ensemble.

Le comité

de libération d'Issoudun (21)

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DOCUMENT III
L'épuration
immédiate
Article paru dans La Marseillaise du Berry, organe du Comité Départemental de Libération de l'Indre, samedi 26 août 1944, n° 5, nouvelle série.

DEUX EXÉCUTIONS CAPITALES

AURONT LIEU CE MATIN

Vendredi, à 18 h 30, sur la place des Marchés, une affluence considérable a assisté à la tonsure de deux collaboratrices, M. D..., coiffeuse boulevard Saint-Louis, coupable d'avoir dénoncé son beau-frère à la Gestapo et la femme L..., demeurant au Grand-Malleray, commune de Primelles (Cher), laquelle avait indiqué un camp de maquisards aux Allemands qui le bombardèrent, causant des victimes.

Ce matin samedi, à 7 heures, au même endroit, il sera procédé à l'exécution capitale de la femme Verquin, demeurant à Issoudun, rue des Culs-de-Sac, et du nommé Neyret, de la Foye, commune de Saint-Ambroix (Cher).

Seize arrestations ont été opérées à Issoudun et dans sa région. Les noms des détenus seront publiés ultérieurement.

***

DOCUMENT IV
Le premier récit
de la tragédie du 10 juin.
o Article paru dans La Marseillaise du Berry, organe du Comité Départemental de Libération de l'Indre, mercredi 30 août 1944, n° 8.

La libération d'Issoudun

venge les morts du 10 juin

Le samedi 10 juin, à 13 h 30, au moment où cinq jeunes maquisards, en attendant le gros de leur formation, s'apprêtaient à hisser les couleurs sur la place des Marchés, en présence d'une foule considérable, les Allemands, sans doute prévenus par ceux qui travaillaient pour eux contre les Français, survinrent et tirèrent sur la foule.

Puis, ayant balayé la place du feu de leurs armes automatiques, les Allemands envoyèrent des rafales de balles dans l'axe des rues adjacentes. Le drame le plus affreux se joua dans l'urinoir, près du Palais de Justice ; de paisibles passants qui s'y étaient réfugiés y furent massacrés.

Cette féroce agression contre une population innocente coûta la vie à sept personnes ramassées mortes sur le champ, puis à deux autres qui décédèrent des suites de leurs blessures ; enfin, il y a plusieurs amputés et blessés non rétablis encore.

La censure de Vichy nous interdit alors de publier les avis d'obsèques et de décès des victimes de cette répression sanglante,et même de faire figurer leur nom dans la rubrique de l'état civil

Heureusement, bien des choses ont changé depuis ; les Allemands ne sont plus en mesure d'empêcher la population d'agir comme il lui plaît, ni les journaux de dire maintenant la vérité qu'il fallait taire alors ; et quant à ceux qui travaillaient pour eux, ils n'en ont plus guère le pouvoir.

Aussi comblerons-nous aujourd'hui la lacune qu'alors il nous fut impossible d'éviter et nous publions ci-dessous la liste des victimes :

Morts le 10 juin : Sadi-Emile Gandoin, 56 ans, chiffonnier, rue de la Montée ; Georges-François Masson, 18 ans, rue de Rome ; Roger-Edouard Turquin, 25 ans, gardien de la paix, cité Bel-Air ; Riccardo-Giacomo Maddalena, 31 ans, sous-officier, 31, rue de Rome ; Roland-Joseph-Félix Régibier, 19 ans, étudiant à Chinault ; Thérèse-Hélène-Camille Monjoint, 54 ans, sans profession, célibataire, Grande Rue ; Louis Roger, 63 ans, malteur, impasse Notre-Dame.

Trois jours plus tard, succomba à l'hôpital de Châteauroux, le gardien de la paix Farineau et, le 27 juillet à l'hôpital d'Issoudun, un septuagénaire, M. Rodolphe Neveu.

Les obsèques des sept victimes tuées le 10 juin eurent lieu le 13 et des milliers de personnes y assistèrent.

À ces morts, il faut ajouter l'ouvrier agricole Pierre Marty, 39 ans, tué par la Milice le lundi 26 juin sur le boulevard Saint-Louis, sans provocation de sa part.

Tels sont les morts civils d'Issoudun si éprouvé en 1940 par le bombardement allemand ; tel est le tribut payé par Issoudun à la libération, pour laquelle plusieurs de ses maquisards sont déjà tombés dans les récents combats.

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DOCUMENT V
Les tonsures
o Article paru dans La Marseillaise du Berry, organe du Comité Départemental de Libération de l'Indre, mercredi 30 août 1944, n° 8.

COMMUNIQUE OFFICIEL

DU COMITÉ DE LIBÉRATION

Tonsures

Nous avons appris que des membres des F.F.I. s'étaient livrés sur la personne de jeunes gens de la ville à l'opération de la tonsure. Nous regrettons vivement ce fait qui s'est produit sans l'accord du comité de Libération et qui ne se renouvellera pas dans de telles conditions.

Par ailleurs, des personnes mal intentionnées se permettent de menacer de tonsure certains de leurs concitoyens en déposant des papiers sur les portes. Une enquête sera ouverte à ce sujet.