Histoire ou mémoire ?
Denis Collin
Ce texte reproduit une intervention prononcée lors du colloque "Quelle
histoire pour quelle mémoire?" qui s'est tenu à Chateauroux le 31
Mars 2001.
Puisqu’il m’appartient d’ouvrir cette journée consacrée aux rapports entre
l’histoire et la mémoire, je dois d’abord m’expliquer sur le titre donné
à mon intervention. Un discours largement répandu nous fait le devoir,
à nous professeurs, de " fabriquer de la citoyenneté ".
Sans doute parce que le citoyen est devenu plus que jamais un être problématique.
L’une des composantes majeures de cette nouvelle citoyenneté est incontestablement
le " devoir de mémoire ", devenu un véritable impératif
catégorique. De ce devoir de mémoire, on attend la naissance ou la renaissance
d’une " culture commune ", de valeurs communes qui puissent contribuer
à forger chez nos élèves, chez les citoyens de demain la conscience
d’appartenir à une communauté politique, avec ce que cela implique de droits
et de devoirs. Ce devoir de mémoire, qui concerne d’abord essentiellement le
crime contre l’humanité et l’extermination des Juifs d’Europe, tend à s’étendre
à tous les évènements tragiques de notre histoire et fonctionne sur
le mode du " plus jamais ça ", mettant en úuvre toutes
les figures de la morale et du combat du bien contre le mal. Dans cette entreprise,
l’histoire, à la fois comme science sociale et comme discipline scolaire, est
évidemment mobilisée au premier rang, puisqu’il semble aller de soi que
l’histoire a, par nature, sa tâche de maintenir vivante la mémoire.
Pourtant, cette identification de la mémoire collective et de l’histoire est
une source d’interrogations philosophiques et épistémologiques majeures.
Lors de la session de juin 2000 du baccalauréat, le sujet de philosophie proposé
aux candidats était : " La mémoire suffit-elle à l’historien ? "
C’était un sujet d’actualité dont la majorité des candidats n’a saisi
ni le sens ni la portée. Déformation professionnelle, c’est un peu cette
question que je voudrais traiter aujourd’hui avec vous. Il me semble en effet que
les rapports entre la mémoire collective et l’histoire doivent être tout
sauf harmonieux et que, à bien des égards, l’histoire ne peut qu’entrer
en conflit avec ce " devoir de mémoire " si souvent instrumentalisé
à des fins politiques ou moralisantes.
Il semblerait que c’est le bon sens même qui parle quand nous lions intimement
l’histoire et la mémoire. L’histoire, n’est-elle pas cette discipline qui fait
revivre ce que la mémoire collective a enfoui ? L’histoire pourrait-elle
se passer de cette mémoire collective, inscrite dans nos monuments, dans nos
textes de lois, dans nos coutumes, dans notre langue ? Enfin, cette mémoire
collective existerait-elle en dehors de l’enseignement de l’histoire, singulièrement,
pour nous, l’enseignement que l’école nous a transmis ? Ceux qui ont presque
appris à lire dans le " Malet & Isaac " savent que c’est
une certaine identité nationale, un sentiment fort d’appartenance qui forme
le tissu de ce grand texte ñ qui vaut bien nos modernes manuels richement illustrés
mais si pauvres en contenu, bien que ce contenu soit politiquement correct, impeccablement
correct !
Ces rapprochements et cette identification ne résistent cependant pas à
l’analyse. On pourrait presque opposer point à point mémoire et histoire
(I). Je m’arrêterai un moment sur les interrogations de Pierre Nora (II). Cette
opposition entre histoire et mémoire, cependant, ne disqualifie pas le rôle
politique de la mémoire mais exige une claire séparation des ordres (III).
D’où nous pourrons sans doute tirer quelques leçons concernant ce que doit
l’histoire à l’école (IV).
Histoire contre mémoire
Il semble en effet que l’histoire soit d’abord de la mémoire, systématisée,
bien rangée. Mais seulement de la mémoire. Notre propre passé, nous
le connaissons par la mémoire. N’est-il pas évident que l’histoire remplit
collectivement cette même mission. C’est pourquoi l’histoire aller de soi. Faire
comprendre que l’histoire est une science et qu’elle est confrontée, comme toutes
les sciences à des problèmes épistémologiques épineux, ce
n’est pas toujours facile ! Que l’histoire ne soit pas une science du même
genre que les sciences de la nature, cela, c’est encore une autre histoireÖ
dont il faudrait traiter une autre fois. L’histoire ne se contente-t-elle pas de
raconter l’histoire, d’en faire le récit ? De la même manière
que je fais le récit de tel moment de ma vie ? Lisons le prologue des Histoires
d’Hérodote. À quoi vise ce travail : " empêcher
que le passé des hommes ne s’oublie avec le temps et éviter que d’admirables
exploits tant du côté des Grecs que de celui des Barbares, perdent tout
célébrité. " L’histoire par le fondateur de l’histoire
serait donc bien un " travail de mémoire ", une lutte contre
l’oubli. Pourtant, c’est définition chez Hérodote n’est qu’un renvoi à
l’opinion commune : la cité, pour les Grecs est ce lieu qui permet aux
mortels de participer à l’immortalité, par le souvenir que les morts glorieux
laissent dans la mémoire des vivants. Mais, immédiatement après ce
que je viens de citer, Hérodote affirme que son but est " établir,
enfin et surtout, la cause de la guerre qu’ils se sont livrée. " L’histoire
n’est donc déjà plus récit, mais science parce qu’enquête sur
les causes. Cette question des causes, évidemment, est la croix de l’épistémologie
de l’histoire : l’histoire n’est une science que si elle peut être enquête
sur les causes, mais qu’est-ce qu’une cause en histoire ? c’est là
l’objet des controverses les plus dures. Mais laissons encore cela de côté.
Si on voulait poursuivre l’analogie entre le destin de l’individu et le destin de
la communauté humaine, ce n’est à la mémoire qu’il faudrait comparer
l’histoire mais plutôt à la psychologie !
On peut dire que la science historique se construit d’abord par une patiente déconstruction
de la mémoire. J’en donne quatre traits essentiels.
La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu
de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité.
L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure
à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire.
Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire
de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire
implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, qui
est la possibilité de se changer de point de vue, de ne pas être soumis
à un point de vue particulier.
La mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément.
Je ne peux me souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié.
La mémoire collective fonctionne elle aussi à l’oubli. On perçoit
couramment l’oubli comme un pur négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli
est est comme le fond nécessaire à partir duquel peut émerger la mémoire.
L’oubli est même parfois commandé, par exemple pour des raisons politiques,
religieuses, etc. L’histoire (comme la psychanalyse !) vise à faire
revenir l’oublié.
La mémoire s’inscrit dans un récit. La mémoire individuelle
est ce par quoi l’individu constitue sa propre identité. Elle est entièrement
pensée à partir du présent ñ la mémoire, c’est toujours
le passé au présent. Il en va de même de la mémoire collective.
Ce dont les communautés historiques gardent la trace, c’est qui constitue encore
le présent. Ce qui disparaît de la mémoire collective, c’est ce qui
n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire est orientée dans un récit
dont la fin est connue. Elle est donc nécessairement téléologique :
la vérité des événements passés réside dans le présent.
La science historique, dès qu’elle se veut véritablement scientifique,
doit sortir du récit, précisément parce qu’elle doit sortir
de la téléologie, de l’histoire orientée vers une fin idéale,
c'est-à-dire, en réalité, de l’interprétation du passé en
fonction du présent.
La mémoire ne se soucie que de l’enchaînement temporel des images ñ
elle s’identifie à notre conscience intime du temps. Il en va de même avec
la mémoire collective qui fonctionne par images (" les images d’Épinal !)
L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits
et les événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble
du processus historique.
Je sais bien que je dresse ici un portrait idéal de la science historique. Paul
Ricoeur a longuement discuté des limites de la scientificité de l’histoire.
Pour lui, en dépit des efforts de l’historiographie moderne, l’histoire ne peut
s’émanciper du récit. La question de la causalité en histoire reste
très largement en suspens. Nous savons bien que l’histoire ne se pense pas comme
les sciences de la nature. Nous savons bien que les " lois "
de l’histoire n’ont pas grand chose à voir avec les lois de la physique. Je
suis même prêt à reprendre à mon compte la distinction de Dilthey
entre sciences nomologiques et sciences herméneutiques et à placer
l’histoire dans le camp de ces dernières. Mais cette séparation si elle
est fondée sur de bons arguments n’émancipe pas pour autant l’histoire
des exigences qui s’imposent aux sciences de la nature, même si " l’obligation
de résultat " ne peut jamais être du même ordre.
Donc, la science historique ne peut que se placer dans une perspective de compréhension
rationnelle et d’objectivité, cette perspective qui distingue radicalement le
livre d’un historien d’un roman historique ñ sans que je veuille ici dévaloriser
le roman historique comme genre littéraire. Certes l’histoire ne peut échapper
au conflit des interprétations, mais la vérité scientifique reste
son idéal régulateur.
Mémoire et histoire selon Pierre Nora
Cette opposition entre histoire et mémoire, Pierre Nora en fait le thème
introducteur de ses " Lieux de mémoire ". Mais avec une
forte connotation péjorative. Je voudrais en commenter quelques passages.
" Mémoire, histoire : loin d'être synonymes, nous prenons conscience
que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des
groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte
à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, inconsciente de ses déformations
successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible
de longues latences et de soudaines revitalisations. L'histoire est la reconstruction
toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus. La mémoire
est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel
; l'histoire, une représentation du passé. Parce qu'elle est affective
et magique, la mémoire ne s'accommode que des détails qui la confortent
; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers
ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections.
L'histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse
et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire
l'en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d'un groupe
qu'elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l'a fait, qu'il y a. autant
de mémoires que de groupes ; qu'elle est, par nature, multiple et démultipliée,
collective, plurielle et individualisée. L'histoire, au contraire, appartient
à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. La
mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet.
L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux évolutions
et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît
que le relatif. "
Jusqu’ici, je crois que l’opposition entre histoire et mémoire est correctement
perçue. Mais la suite pose plus de problèmes.
" L'histoire est dé-légitimation du passé vécu. "
Elle ne le délégitime que comme récit historique véridique. Le
passé vécu est un objet d’histoire ñ ainsi, d’ailleurs, que Nora le
dit plus loin. S’il y a dé-légitimation, c’est uniquement du point de vue
qui est celui de l’historien, savoir celui de la recherche de la vérité.
Mais dans son propre champ, le passé vécu reste parfaitement légitime.
Une idée fausse reste vraiment une idée et, en tant que telle n’est pas
un pur néant !
Continuons : " À l'horizon des sociétés d'histoire,
aux limites d'un monde complètement historisé, il y aurait désacralisation
ultime et définitive. Le mouvement de l'histoire, l'ambition historienne ne
sont pas l'exaltation de ce qui s'est véritablement passé, mais sa néantisation. "
Il y a là quelque chose que je comprends mal. Le terme sartrien de " néantisation "
a un sens précis dans la philosophie de Sartre. Sorti de cette problématique,
il prend une connotation différente. Néantiser, c’est réduire à
néant. Mais toute connaissance est " néantisation "
puisqu’en délimitant son objet, la connaissance commence par le " ne
Ö pas ". Ominis determinatio est negatio, dit Spinoza. Que
l’histoire néantise la mémoire, ce n’est donc qu’une autre façon de
dire que l’histoire se veut connaissance rationnelle et non simple vécu récité.
Nora poursuit :
Un des signes les plus tangibles de cet arrachement de l'histoire à la mémoire
est peut-être le début d'une histoire de l'histoire, l'éveil, en France
tout récent, d'une conscience historiographique.
En effet, il n’y a pas de mémoire de la mémoire. Se remémorer sa mémoire,
c’est une expression qui n’a pas de sens précis. En revanche, l’histoire de
l’histoire s’insère sans difficulté dans une discipline constituée,
comme l’histoire des sciences. Nora écrit encore :
" c'est l'histoire tout entière qui est entrée dans son âge
historiographique, consommant sa désidentification avec la mémoire. Une
mémoire devenue elle-même objet d'une histoire possible. "
Ce constat n’est pas autre chose que celui de l’entrée de l’histoire dans l’âge
de sa maturité. C'est-à-dire dans l’âge où elle peut faire sa
propre critique, c'est-à-dire, encore, définir les conditions de validité
de son propre discours. La question que pointe Nora est précise. Elle a rapport
à la manière dont l’histoire s’inscrit dans la constitution de l’identité
nationale française.
" L'histoire, et plus précisément celle du développement
national, a constitué la plus forte de nos traditions collectives; par excellence,
notre milieu de mémoire.
dit encore Nora. Il s’agit de savoir si l’histoire comme discipline est ou non un
élément de l’identité politique nationale. Avec nostalgie, il écrit :
" Le passé, on ne pouvait que le connaître et le vénérer,
et la Nation, la servir ; l'avenir, il faut le préparer. Les trois termes ont
repris leur autonomie. La nation n'est plus un combat, mais un donné ; l'histoire
est devenue une science sociale ; et la mémoire un phénomène
purement privé. La nation-mémoire aura été la dernière incarnation
de l'histoire-mémoire. "
Je crois qu’une partie de la réponse aux interrogations de Nora se trouve chez
Marx, dans une conception de la tâche de l’historien qui rompt et avec l’idéologie
et avec les conceptions téléologiques, c'est-à-dire théologiques,
de l’histoire. Cette affirmation pourrait sembler paradoxale compte tenu de ce qu’on
disait hier (en bien) de Marx et de ce qu’on en dit aujourd’hui (en mal). Mais le
retour aux textes ñ et non au marxisme standard ñ permet de se convaincre
qu’on tient là une piste sérieuse.
Pour Marx, cette invasion de l’histoire par la philosophie, propre au xixe siècle,
est, en même temps, un point de retournement dans la tradition philosophique.
Il s’agit, pour lui, dans les textes de 1844-1845, de prendre congé de la philosophie
de l’histoire, singulièrement dans sa version hégélienne. Si la philosophie
n’a pas d’autre avenir que dans l’autoréflexion de la science historique, il
faut renoncer à cette conception de l’histoire qui voit dans l’histoire future
le but de l’histoire passée, ainsi que le dit Marx. De là, L’Idéologie
Allemande tire plusieurs conclusions que je résume à grands traits :
Il faut s’en tenir, quand on fait úuvre d’historien, à la compréhension
de la logique interne des faits historiques et par conséquent renoncer à
écrire l’histoire à partir d’une norme extérieure (qu’il s’agisse
de la norme théologique ou de sa version rationalisée par les Lumières
sous les espèces de la marche de la Raison.
La connaissance historique doit devenir une " histoire totale ",
pratiquement au sens où Braudel emploie ce terme. Car l’histoire ce n’est pas
seulement l’histoire politique ou l’histoire des idées, c’est d’abord l’histoire
des rapports entre l’homme et la nature, la formation de la " civilisation
matérielle ", strate fondamentale de compréhension historique.
Plus : les sciences de la nature elles-mêmes deviennent une partie de l’histoire,
puisque la nature n’est connue que dans ce rapport pratique à travers lequel
les individus cherchent à la maîtriser.
La réalité historique doit être " déconstruite ".
Il faut en finir avec les expressions comme " sens de l’histoire ",
" fin de l’histoire ", " ruse de l’histoire ",
et peut-être même leçons de l’histoire. Ces expressions qui, à
la rigueur, peuvent être utilisées métaphoriquement mais, prises au
pied de la lettre, sont les expressions les plus claires d’une philosophie idéaliste
ou de ce que Marx appelle une idéologie.
C’est donc une conception strictement nominaliste que propose Marx. L’histoire n’est
que la succession des générations : " L'histoire ne fait
rien, elle ne possède pas "de richesse énorme", elle "ne
livre pas de combats" dit encore Marx, cette fois dans La Sainte Famille,
et il poursuit " C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant
qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[Ö] ce
n'est pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen pour úuvrer et parvenir
ñ comme si elle était un personnage à part, ñ à ses fins
à elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de l'homme
poursuivant ses fins. " C'est une liquidation en règle de la philosophie
de l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de
la philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le "matérialisme
historique" n'est pas une philosophie de l'histoire mais une critique des fondements
de toutes les philosophies de l'histoire.
Ces affirmations peuvent paraître paradoxales, alors que le nom de Marx n’est
connu le plus souvent que dans le mot " marxisme ", l’une des
grandes idéologies du xxe siècle. Et, de fait, le Marx militant,
le Marx révolté contre la société capitaliste, le Marx qui ressuscite
l’eschatologie chrétienne sous les espèces de la destinée du prolétariat,
semble enterrer le vigoureux polémiste de la rupture avec le hégélianisme.
Car le marxisme ñ au-delà des importants travaux de nombreux historiens
marxistes ñ retombe dans la pire des philosophie de l’histoire, dans celle où
le passé n’existe que comme moment du futur qui doit s’accomplir avec " la
nécessité qui préside aux lois de la nature ". Peut-être
le moment est-il venu procéder avec Marx comme ce dernier se proposait de faire
avec Hegel : extraire le noyau rationnel de sa gangue mystique et redécouvrir
un grand penseur des sciences sociales et un précurseur des historiens du siècle
passé.
Quoi qu’il en soit du destin du marxisme et de Marx, je crois qu’il faut lire dans
ce travail qui a plus d’un siècle et demi un plaidoyer pour la libération
de l’histoire comme discipline scientifique, contre sa soumission aux impératifs
du vécu social et politique. Pour une rupture également avec l’histoire
romantique, avec cette histoire chargée d’exprimer le " Volksgeist ",
l’esprit du peuple.
Mémoire, politique, communauté de destin
Penser la possibilité de l’histoire scientifique, d’une objectivité de
la connaissance historique, cela ne résout pas la question de la mémoire.
Si on s’intéresse au rapport histoire/mémoire, on présuppose nécessairement,
et je l’ai présupposé jusqu’ici, qu’il y a quelque chose qu’on peut appeler
mémoire collective. Je ne vais pas détailler l’analyse de cette
mémoire collective telle que la fait Halbwachs, repris par Ricoeur. Pour tout
dire, pour Halbwachs, la mémoire est toujours collective puisque la mémoire
individuelle est toujours donnée dans un cadre social déterminé. On
ne se souvient pas seul, affirme Halbwachs.
Pour décrire cette mémoire collective, on pourrait reprendre la distinction
de Bergson entre mémoire-reproduction et mémoire-image. Cette
mémoire collective, elle en effet inscrite dans le corps social, dans ses rites
qu’il reproduit presque mécaniquement. Mais elle existe aussi à travers
des images et des mythes qui nous hantent, des références partagées,
dans la trame même de la langue ñ le latin, par exemple, est une langue
vivante !
La mémoire se présente d’abord comme transmission d’habitus, pour
parler comme les sociologues. Après tout, nous naissons dans un monde déjà
vieux !
Mais cette mémoire collective n’est pas simplement un phénomène spontané.
Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté et de l’action
humaines. Elle est organisée et se lie étroitement au politique. Quand
on consacre une tombe du soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent
de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est
dans la mémoire, mais surtout on est dans la politique. Comme sont dans la politique
ceux qui édifient des monuments aux morts pacifistes, encore défendus aujourd’hui
par une association.
La discipline historique elle-même est enrôlée dans cette fabrication
de la mémoire collective. On sait comment l’histoire de " nos ancêtres
les Gaulois " fut une histoire inventée par une Troisième République
à la recherche d’un ciment civique mieux ancré dans l’inconscient que les
abstractions fulgurantes du Contrat Social. Rappelons-nous les polémiques
au moment de la commémoration du baptême de Clovis. Il ne s’agissait évidemment
pas d’histoire, car la question de savoir si cet événement est l’acte de
naissance de la France est dépourvue de sens sur le plan de l’objectivité
scientifique, comme le sont toutes les questions qui renvoient aux mythes des origines
ñ les origines sont toujours mythiques. La France, ça commence avec la
conquête romaine (nous en héritons la langue), avec la conquête franque
(nous en portons le nom), avec le partage de l’empire de Charlemagne au traité
de Verdun (843) qui définit ce qui va être le noyau dur de son territoire,
elle commence avec les Capétiens qui l’unifient et lui donnent sa structure
administrative aussi bien que sa place en Europe, elle commence aussi à la salle
du Jeu de Paume et à Valmy quand elle devient effectivement une nation politique,
fondée sur le contrat et l’adhésion du citoyen à la nation, bref,
elle n’arrête pas de commencer ! Que la mémoire de Valmy soit plus
chère au cúur des Républicains que celle du baptême de Clovis,
cela se comprend. Mais cela nous place hors de l’histoire, justement dans cette mémoire
qui structure la vie de la nation et lui donne ses contours politiques.
Ces images de notre mémoire collective et individuelle, elles rendent possible
la vie politique et sociale et par conséquent la vie tout court ! Elles
sont aussi indispensables que cette mémoire-reproduction dont je parlais à
l’instant. Seuls ceux qui pensent l’homme comme homo úconomicus, c'est-à-dire
comme automate calculateur maximisant ses avantages, seuls ceux-là pourraient
envisager que nous nous débarrassions de cet imaginaire historique, oubliant
d’ailleurs que cet homo oeconomicus lui-même est un mythe ñ Robinson
Crusoë , voilà le self made man par excellence !
La tâche de l’enseignement de l’histoire
Mais là, nous qui réfléchissons au rapport entre histoire et mémoire
à partir de l’enseignement de l’histoire, là nous sommes devant un problème
sérieux
Ces deux ordres, celui de la mémoire et celui de l’histoire, ont, l’un et l’autre,
leur dignité. Si on considère qu’une nation n’est ni un fait de nature
ñ contrairement à ce que l’étymologie pourrait laisser supposer ñ
ni seulement un acte de la raison comme dans le Contrat Social de Rousseau,
on comprend bien quel rôle politique fondamental y joue cette mémoire collective.
C’est pourquoi on attend de l’enseignement de l’histoire qu’il serve ce qu’on appelle
maintenant " devoir de mémoire ", autrement dit qu’il s’insère
comme un élément fondamental dans la construction d’une mémoire collective
dont, à tort ou à raison, une partie des politiques pense qu’elle est le
remède au délitement du lien social auquel nous sommes confrontés.
La question précise qui nous est posée, est celle de la fonction de l’école
comme institution. A-t-elle pour fonction de former ce qu’on appelle aujourd’hui
une " culture commune ", expression bien dangereuse qui n’est
pas très loin du " formatage idéologique " ? Ou,
au contraire, doit-elle instruire et par l’instruction développer la rationalité
critique ? Pour me faire comprendre, je voudrais prendre deux exemples à
mon avis symptomatiques des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Premier exemple : La question de la citoyenneté antique. Elle est au programme
d’histoire des classes de Seconde, elle est abordée en ECJS, et on la retrouve
en Terminale pour peu qu’on s’intéresse aux Politiques d’Aristote. On
peut aborder cette question comme l’abordent de nombreux manuels d’histoire et comme
le CNDP propose de l’aborder en ECJS, sous l’angle des limites de la démocratie
athénienne : exclusion des femmes et des métèques, esclavage,
etc. À partir de là, il est facile de montrer que notre démocratie
moderne est bien supérieure à cette démocratie antique qui tolérait
les pires inégalités et les pires discriminations. Je schématise.
Mais c’est la ligne générale de ce qu’on voit publié ici et là.
Alors comme cela on forme une mémoire, une mémoire qui glorifie le présent
comme progrès sur un passé sombre, y compris dans ses pages les plus lumineuses.
Mais, je regrette, en procédant ainsi on ne fait pas de l’histoire. On " dé-contextualise "
les institutions politiques en les comparant à une norme idéale d’invention
récente ñ l’égalité politique et civile des hommes et
des femmes a moins de 30 ans dans notre pays. Donc on nage finalement en pleine idéologie,
une idéologie pleine de bons sentiments, une idéologie dont je pourrais
partager les visées, mais tout de même une idéologie. Or, du point
de vue historique, ce qui est bien plus difficile à expliquer, ce qui pose vraiment
problème, c’est cette exception grecque, c’est cette conception exigeante de
la République comme gouvernement des égaux, de la citoyenneté comme
l’état de ceux qui sont tour à tour gouvernants et gouvernés. C’est
ce que Hegel appelle cette " fleur contingente " de la démocratie
athénienne. Et pour la formation " citoyenne " d’un élève,
n’est-il pas mile fois important d’apprendre à se " décentrer ",
à sortir de l’horizon étroit de la doxa pour apprendre enfin à penser ?
Deuxième exemple : celui du nazisme et de l’extermination de masse. Ce
qu’on appelle " devoir de mémoire ", c’est essentiellement
la mémoire des camps d’extermination et l’impératif qui en découle :
" plus jamais ça ". Là encore, les intentions sont
bonnes. Mais là encore on fabrique un résultat inattendu, inattendu du
moins pour qui espère trouver dans l’histoire un supplément de rationalité.
Car le nazisme devient, pour nos élèves en Terminale, une incarnation du
mal absolu, d’un mal incompréhensible tant il est monstrueux. Et toute l’histoire
du xxe siècle est engloutie dans ce trou noir et elle devient un
théâtre d’ombres qui exclut, contrairement à ce qu’on pourrait croire,
toute réflexion politique ou civique (ces deux termes étant équivalents).
Comment le nazisme a-t-il été possible ? Profond mystère. Quid
de la révolution allemande de 1918-1919 ? Quid du traité de Versailles ?
Là où la réflexion sur le passé est censée éclairer
les esprits, elle les désarme. Pourtant, il est facile de faire remarquer que
le xxe siècle a été " le siècle des camps ".
Il est facile de montrer comment la grande boucherie de la Première Guerre Mondiale
a été l’élément décisif pour accoutumer les hommes à
la cruauté portée à ce niveau. Mais là, patatras, tout le bel
édifice du mal absolu s’effondre parce que la Première Guerre a été
le fait d’États civilisés, d’États de droit et non de barbares et
de monstresÖ
Je ne développe pas plus. Mais je crois qu’on commence à bien voir comment
cet abus de la mémoire, comment ce " devoir de mémoire "
érigé en impératif catégorique de notre système politique
aussi bien que scolaire produit des effets pervers terribles. Nous voulons former
des citoyens. Mais nous ne faisons qu’habituer les élèves aux bons sentiments,
à des bons sentiments bien superficiels, alors que c’est seulement par la raison,
par l’habitude de l’objectivité que se forme une pensée libre, c'est-à-dire
une pensée critique.
Conclusion
Si l’enseignement de l’histoire a un sens, s’il est éminemment formateur, c’est
seulement à condition de se dégager radicalement des impératifs sociaux
de la mémoire collective, à condition de se dégager de l’obsession
des préoccupations " contemporaines ". C’est-à-dire
en renonçant à vouloir forger la mémoire collective. On apprend plus
à être citoyen en étudiant le règne de Louis xiv ou les guerres
médiques qu’on ressassant les horreurs du siècle.
Je voudrais terminer par une question pour provoquer la discussion. Quand aujourd’hui
on demande, un peu partout, un enseignement spécifique de l’histoire des religions
ñ alors que les religions ont, normalement, toute leur place dans le programme
d’histoire ñ est-ce qu’on est pas précisément en train de reconstruire
cette mémoire instrumentalisée au nom de la " culture commune ",
est-ce qu’on n’est pas en train de préparer une véritable bombe contre
la science historique ?
Denis Collin
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